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Archive pour février 2009

Brèves notes de lecture….

Samedi 21 février 2009

Notes publiées dans le journal  « Le Monde » 

Henri Arvon : Le Gauchisme
P.U.F. Collection  » Que sais-je? « . 128 pages.; 5 F.

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          Spécialiste de la gauche hégélienne, Henri Arvon, professeur à la faculté de Nnaterre nous propose, après ses études sur Feuerbach, Stirner et Bakounine, une synthèse des principaux courants théoriques du  » gauchisme « . Il montre comment l’utopie a retrouvé les faveurs de la jeunesse, alors qu’elle tend à disparaître des programmes politiques. Ce livre très complet malgré sa brièveté confronte toutes les tentatives pour réunir Marx et Rimbaud.

Jean-Michel PALMIER

Raymond Ledrut : Les Images de la ville   

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Anthropos. 202 pages, 35 F.

         Lieu de rencontres et d’échanges, la ville est aussi une perpétuelle création de sens. Dans les Images de la ville, Raymond Ledrut s’interroge sur ces halos de significations qui semblent traîner le long des rues, sur les places, dans les cafés. Cet ouvrage passionnant confronte l’analyse sociologique, l’expérience vécue et la sensibilité littéraire. L’auteur publie, en même temps, Sociologie Urbaine (1), où il présente de manière concise et rigoureuse les méthodes d’analyse appliquées dans ce domaine de l’anthropologie. Qu’il étudie la mythologie d’une rue ou d’un café, Ledrut réussit à montrer l’étonnante complexité de ce vécu, si difficile à thématiser.
(1) P.U.F.; 229 p.

Jean-Michel PALMIER

Jean-William Lapierre : l’Analyse des systèmes politiques
P.U.F. 227 pages, 22 F.

          Spécialiste de la sociologie politique, J-W Lapierre nous propose une synthèse remarquable des recherches qu’il poursuit dans ce domaine et une réflexion sur les modèles théoriques de la sociologie politique. Etudiant le système politique comme un système régulateur de la société globale, il montre comment l’utilisation de modèles, loin de figer l’analyse sociologique, trace  » une voie pour sortir des antinomies entre l’explication génétique et l’explication structurale, entre la connaissance du sytème et la connaissance de l’histoire, dans lesquelles les sciences huaines se sont enferrées pendant des années. »

Jean-Michel PALMIER

Bibliographie de Henri Arvon

1921, la révolte de Cronstadt     La mémoire du siècle    Complexe

Bakounine Philosophes de tous les temps Seghers  
Feuerbach SUP – Philosophes PUF  
Georges Lukacs Philosophes de tous les temps Seghers  
Jean-Paul Sartre Philosophes de tous les temps Seghers  
L’anarchisme Que sais-je PUF 1951
L’autogestion Que sais-je PUF 1980
L’Esthétique marxiste Initiation philosophique PUF  
La philosophie du travail Initiation philosophique PUF 1969
Le bouddhisme Que sais-je PUF 1951
Le gauchisme Que sais-je PUF 1974
Le marxisme

 

 

Le colloque de Zagreb

Samedi 21 février 2009

Article paru dans le journal Le Monde le 10 mai 1973

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Predrag Matvejevic est écrivain et professeur à l’université Paris-Sorbonne et à l’université de Rome. L’écrivain est né à Mostar, fils d’une Cro ate et d’un Ukrainien. Après ses études de lettres, il quitte son pays pendant la guerre des Balkans pour se réfugier en Italie.

          Organisé  par l’Association des écrivains de Croatie, le sixième colloque littéraire de Zagreb a pris cette année une ampleur particulière. Il a réuni, autour du thème : « Les littératures européennes modernes et les traditions méditérranéennes »,  près d’une centaine d’universitaires de tous les pays européens, de l’Ouest comme de l’Est, invités à dégager, à partir de leurs expériences respectives  de la littérature de leur pays, les caractères qui pourraient constituer l’ébauche d’une vision du monde propre à la Méditerrannée: un certain sentiment tragique de la vie, qui, depuis l’Antiquité, à travers le Moyen-Age et le développement des littératures occidentales, n’a cessé de se manifester.

          Si plusieurs cultures, yougoslave – croate, serbe, slovène, musulmane – y étaient représentées, on trouvait aussi rassemblés dans la petite ville de Stubicke-Toplice, proche de Zagreb, des Italiens, des Allemands, des Autrichiens, des Norvégiens, des Anglais, des Polonais, des Roumains, des Français et même des Soviétiques. Remarquablement organisés, traduits instantanément en plusieurs langues, ces débats, animés par Predrag Matvejevic, ont été l’occasion d’échanges fructueux et de communications très intéressantes, tandis que des concerts, des spectacles de danse et surtout des projections de remarquables dessins animés, réalisés par l’Ecole de Zagreb, témoignaient de la variété de la culture croate.

Un malaise persistant

          Loin de se limiter à un inventaire des influences méditerranéennes dans la littérature classique et moderne, le colloque fut souvent l’occasion pour certains de se rappeler l’existence de littératures éclipsées par leurs voisines. Longtemps soumis au joug culturel et politique de la monarchie austro-hongroise, les Croates sont à même de comprendre que, à côté de la littérature et de la poésie grecques, il existait aussi une poésie cypriote, et qu’en Bosnie-Herzégovine, il y avait aussi des écrivains et des poètes communistes d’origine musulmane. Bien que circonscrits à la littérature, les débats touchaient ainsi aux problèmes politiques. Parler de la Méditerrannée, ce n’est pas dégager une entité géographique ou spirituelle pour l’opposer à l’ensemble du monde, mais montrer tout au contraire qu’elle n’a cessé d’être un lieu d’échanges et de carrefours. Mohammed-Aziz Lahbabi, doyen de la faculté des lettres de Rabat rappela qu’il fut un temps où Arabes, Juifs et Espagnols surent collaborer à l’édification d’une même culture. Dans le contexte menaçant de la réapparition de tendances nationalistes en Croatie et en Serbie, on comprend que les organisateurs du colloque aient tenu à faire de cette manifestation la preuve qu’il existait d’autres affinités et d’autres liens entre tous les peuples de la Méditerrannée que ceux du nationalisme étroit et prôné par certains écrivains.


          C’est sans doute ce climat anti nationaliste qui a fait remarquer l’absence de Slavko Mihalic, co-auteur de l’Anthologie de la poésie croate, récemment parue en France (1), connu pour ses tendances nationalistes et la gêne qu’éprouvaient certains écrivains yougoslaves lorsque l’on évoquait le nom du poète Vlado Gotovac, actuellement emprisonné, et accusé de prôner ce nationalisme tant décrié. Mais il semble que le courant d’extrême-gauche, représenté par le groupe de Praxis, qui organise chaque été les congrès marxistes internationaux de Korcula soit finalement plus redouté que cette résurgence des nationalismes. Dans l’octroi des subventions, le gouvernement se montre infiniment lus généreux à l’égard de ses écrivains que de ses philosophes, dont certains sont accusés d’être des agents de l’ étranger. Assurément, il est moins dangereux d’approfondir l’histoire des littératures méditérrannéennes que de confronter les réalisations du socialisme yougoslave aux théories de Marx, Engels et Lénine. La revue « Praxis, qui s’est vue infliger plusieurs procès, est directement menacée d’être privée de subventions nécessaires à sa publication.

          A l’université, on perçoit aussi le même malaise. Les étudiants d’extrême gauche redoutent une restriction de la liberté de critique. Il est déconseillé de rechercher une autre conception du marxisme que celle prônée par les dirigeants et surtout de s’inspirer des travaux de certains auteurs de l’Ouest – tel Marcuse, invité traditionnel des congrès de Korcula. Désabusés, certains étudiants affirment ironiquement que le socialisme yougoslave risque de constituer une étape intéressante de retour au capitalisme.

          Mais ce malaise persistant, ces polémiques ne semblent pas rejaillir sur la population. Des touristes nombreux sillonnnent les routes yougoslaves et il n’est pas étonnant que ce soit eux que le journal Vjesnik prenne à témoin du calme parfait qui règne dans ce pays que certains disent agité.

JEAN-MICHEL PALMIER

Quelques critiques de livres de Predrag Matvejevitch par Jean-Michel Palmier:
LE MONDE DIPLOMATIQUE
Septembre 1996

L’éthique de Predrag Matvejevitch
par Jean-Michel Palmier 

Il y a encore peu de temps. Predrag Matvejevitch, professeur de littérature française à l’Université de Zagreb, était considéré en Yougoslavie comme le meilleur spécialiste de la culture française. Auteur de nombreux ouvrages sur la théorie esthétique, familier des littératures romanes comme des littératures slaves, il haïssait tout nationalisme. Son Bréviaire méditerranéen, paru chez la même éditeur (Fayard, 1992), qui a été salué dans tous les pays européens comme l’un des essais les plus importants de ces dernières années, était une rêverie géopoétique sur les symboles autour desquels se sont cristallisés les cultures, les peuples, les civilisations, les modes de vie que la Méditerranée a marqués. 
Ce nouveau livre, Epistolaire de l’autre Europe*, dévoile un autre versant de l’œuvre de Predrag Matvejevitch : son engagement politique. En même temps, il renoue avec la grande tradition du roman russe épistolaire. Ces lettres ont été écrites pendant les deux dernières décennies. Elles furent publiées en franchissant plus ou moins d’obstacles en fonction des pays, des régimes politiques, parfois dans des revues, parfois sous forme de véritable « szamisdat ». Elles n’étaient pas destinées, mais constituaient de véritables brûlots idéologiques. Leurs destinataires ont en commun d’avoir été liés aux bouleversements politiques qui ont marqué la politique mondiale depuis plusieurs décennies, et, plus spécialement l’Europe. Qu’il s’agisse de chefs d’Etat (Castro, Ceaucescu, Husak, Jaruzelski, Mitterrand, Gorbatchev), d’écrivains ou d’intellectuels (Sakharov, Havel, Kundera) et de responsable de la politique avec une audace, un courage qui témoignent que Matvejevitch a placé au-dessus de tout un certain idéal de la responsabilité morale de l’intellectuel au détriment de son confort personnel. 
Matvejevitch est un disciple de Zola et de Sartre. Ce bréviaire de lettres désespérées, qui dénoncent le cours catastrophique de l’histoire, les injustices, les crimes, qui ne cessent à la manière de l’antique Cassandre de mettre en garde, en brisant tous les conformismes, méritera d’être lu un jour comme une réplique moderne au Don Quichotte de Cervantes Ce qui anime Matvejevitch, c’est non seulement la passion de la liberté et de la justice, mais la certitude que la conscience humaine est le seul tribunal de l’histoire. 
* Epistolaire de l’autre Europe (traduit du croate par Mireille Robin et Mauricette Begic), Fayard, Paris, 1993, 346 pages, 145 F. 

Pour une poétique de l’événement
(Edition Christian Bourgois, collection 10/18, Paris 1979)
L’originalité de sa démarche tient à son choix : à travers un genre, le moins connu et le plus méprisé, la poésie de circonstance, il retrouve tous les autres…
Jean-Michel Palmier: Le Monde

Le «Bréviaire Méditerranéen» devant la critique française.
(éditions Fayard, 1992)  

Le mélange de poésie, de tragique, de profondeur philosophique qui marque chaque page n’est pas étranger à l’audience surprenante qu’a rencontrée le livre en Italie comme en Espagne… Cette philologie de la mer qu’il constitue pas à pas, à travers toutes les époques et tous les lieux, c’est aussi le sang qui sourd d’une blessure, un cri de révolte contre l’absurdité de l’histoire présente, avec ses morts et ses souffrances inutiles.
Jean-Michel Palmier: Le Magazine Littéraire

   

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A la mémoire de Klaus Mann; 3 / 3

Samedi 7 février 2009

 Le Tournant; histoire d’une vie – préface de Jean-Michel Palmier à l’autobiographie de Klaus Mann

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Exemplaire de la revue « Décision » publiée aux Etats-Unis par Klaus Mann en 1940 

Die Sammlung autre revue publiée par Klaus Mann en exil 

           En 1936, Klaus et Erika quittaient l’Europe, craignant de tomber tôt ou tard entre les mains des nazis. Ils retrouveront New York, qu’ils avaient déjà visitée en 1927, et se lieront avec un certain nombre d’intellectuels américains, certains déjà connus de longue date comme Dorothy Thomson et Sinclair Lewis. En Amérique, on s’intéresse assez peu au fascisme.  » Cela ne peut arriver ici » répète-t-on pour justifier l’isolationnisme américain. Et d’ailleurs, l’océan n’est-il pas le meilleur remède contre le virus nazi ? Klaus Mann ne cessera de souligner le danger que représente l’Allemagne hitlérienne et la nécessité de la combattre. Si l’on compare ses écrits après 1939 à toute son activité littéraire antérieure, on a le sentiment que celle-ci ira en décroissant. Même en tenant compte des inédits de Klaus Mann, il a relativement bien peu écrit en Amérique : deux ouvrages publiés sur l’exil, Escape to life en 1939, The other Germany en 1940, et quelques nouvelles. Comme beaucoup d’écrivains exilés, il semble incapable de s’adapter véritablement à l’Amérique – que l’on songe au cauchemar de Döblin, Heinrich Mann ou Bertolt Brecht face à la culture américaine – et surtout presque personne ne s’intéresse à lui. Tout comme Toller ou Brecht ressentaient comme une véritable humiliation de devoir épeler leur nom et expliquer qui ils étaient, Klaus Mann souffrira de plus en plus de ne pas être reconnu comme écrivain. Il publie quelques nouvelles dans des magazines comme Esquire (mai 1941) et surtout, il tentera de lancer une revue, Décision, à partir de novembre 1940, dont le projet n’était pas sans rappeler celui de Die Sammlung. Son autobiographie, Der Wendepunkt (Le Tournant), retrace les espoirs et les déceptions qu’entraîna ce projet. En 1941, il a commencé la rédaction de cette magnifique autobiographie The Turning Point (Le Tournant) – en anglais.
        On notera que les éléments les plus personnels, si souvent développés dans Kind dieser Zeit, semblent s’estomper. Ce que retrace Klaus Mann, c’est moins son histoire que celle de sa génération à travers les années vingt/trente, la montée du nazisme et la guerre. La beauté du livre tient à cette étrangeté : c’est une autobiographie sans confession où quelqu’un se raconte sans livrer ses secrets, plus attentif aux autres, à son époque, qu’à lui même. A ce titre, Le Tournantest non seulement l’un des meilleurs livres de Klaus Mann mais un document littéraire et historique indispensable à quiconque veut comprendre l’Allemagne de Weimar et la vie, les luttes, les désillusions de toute cette génération.
      Après l’avoir terminé en mai 1942, Klaus Mann entreprit d’écrire sur André Gide et décida de s’engager dans l’armée américaine, comme de nombreux autres émigrés, afin de combattre le fascisme en Europe. Les derniers chapitres du Tournant, écrits sous forme de journal et et rédigés directement en anglais – témoignent de ses efforts pour se faire enrôler, malgré une santé délicate, et des états de dépression qui l’assaillent. Le 14 décembre, il fut enfin accepté et subit un entraînement de plusieurs mois dans des forts du Sud des Etats-Unis où il découvre le racisme au sein même de l’armée. Comme il ne fréquente pas les prostituées, qu’il ne boit pas et qu’il est seul, ses camarades l’appellent « the monk ». Nommé sergent, il sera affecté au Psychological Warfare Branch of military Intelligence, chargé de la propagande. Après un bref séjour en Afrique du Nord, il prendra part à la campagne d’Italie et écrira de nombreux articles dans le magazine militaire Stars and Stripes. Les notes les plus bouleversantes de son Journal sont celles qui évoquent  son retour en Allemagne. A Munich il retrouve ce qui reste de la maison paternelle et rencontre certains de ceux qui sont demeurés en Allemagne, l’acteur Emil Jannings, étonné de devoir se justifier, Richard Strauss. Rencontres émouvantes et pitoyables qui le bouleversent autant que lorsqu’il doit servir d’interprète pour l’interrogatoire de Goering. Entre cette Allemagne en ruine qu’il retrouve et lui, un abîme s’est ouvert, approfondi par chaque journée d’exil, et que rien ne pourra plus jamais combler.
      Il écrit encore House Hollberg, Fräulein, liés à ce retour. Mais il sent qu’une époque de sa vie a pris fin. Il est d’ailleurs remarquable qu’il ait choisi de faire coïncider le dernier chapitre de son autobiographie avec cette rencontre du passé et des ruines. C’est souvent à travers les souvenirs de  ses amis, de ses proches, qu’il faut reconstituer ses dernières années. La seule oeuvre qu’il l’achèvera parmi ses différents projets, Der siebente Engel (1945) est une pièce de théâtre. Il commencera une nouvelle pièce, Simplicius, et une nouvelle sur l’homosexualité qu’il souhaitait publier sous un pseudonyme, Windy Night, rainy morrow, une autre sur le suicide politique : The last day. En dépit de tous ses efforts, il ne connaît alors que des déceptions. Der siebente Engelne sera pas joué à Vienne, c’est en vain qu’il cherchera à faire rééditer ses romans d’exil ou ses oeuvres antérieures. Le 11 juillet 1948, il tenta une première fois de se suicider en Californie, à Santa Monica. Il se sentait perpétuellement en exil. L’Allemagne qu’il avait retrouvée l’angoissait, tandis que l’Amérique, sa patrie d’adoption, lui semblait prête à sombrer dans la folie du maccarthysme. Il confiait à son frère en 1947 :  » On nous tuera tous, tous les intellectuels. »

      Le 21 mai 1949, Klaus Mann mit fin à ses jours, à Cannes, après avoir terminé sa dernière nouvelle, récit du suicide d’un homme dans le climat de l’après-guerre qu’il ne peut supporter. Il est inutile d’épiloguer sur les raisons de son geste. Elles sont trop nombreuses. Sans doute a-t-il été toute sa vie fasciné par la mort. Elle a marqué son enfance, frappé ses proches, et plusieurs de ses amis de jeunesse se sont suicidés. Lui-même a écrit sur ce thème. Sans doute les difficultés financières qu’il rencontre alors, son incapacité à se faire reconnaître comme écrivain, sa solitude, n’y sont pas non plus étrangères. Mais comment ne pas voir dans cette mort le lent effondrement d’une personnalité atrocement marquée par l’exil, un véritable « suicide à retardement » comme on en trouve plusieurs au sein même de cette émigration.
     Les dernières photographies que l’on possède de lui le montrent précocement vieilli, les traits marqués, tandis qu’un pli amer déforme la bouche. Il émane de son visage une étonnante tristesse. A peine vingt années ont suffi à métamorphoser ce jeune homme rêveur, perpétuellement insatisfait, en son propre masque. Dès sa jeunesse, il attendait de la mort qu’elle « rende éternellement jeune », transfigure le corps par sa « pâleur distinguée », permette de rejoindre  » les mythes de l’enfance ». C’est sans doute ainsi qu’il aurait aimé qu’on se souvînt de lui.
     Sur sa tombe, sa soeur Erika a fait graver ces simples mots :  » Celui qui veut conserver sa vie la perdra »

JEAN-MICHEL PALMIER.

           » Je suis fatigué de tous les  clichés, de tous les trucs littéraires. Je suis fatigué de tous les masques, de tous les arts du déguisement. Est-ce de l’art lui-même que je suis fatigué ? Je ne veux plus mentir. Je  ne veux plus jouer. Je veux me confesser.(…) Ce que j’ai griffonné là hier soir sous l’influence de la chaleur suffocante et de quelques whisky-sodas, cela me paraît-il encore évident, maintenant que j’y pense à tête reposée, par une température un peu plus clémente ? Oui et non.(…) Mais l’idée en ce moment précis, en ce moment de crise, de faire une « confession  » – c’est à dire d’écrire une autobiographie – me semble séduisante et admissible.(…)
          Quelle sorte d’histoire ai-je à raconter ? l’histoire d’un intellectuel entre les deux guerres mondiales, celle d’un homme qui a dû passer les années décisives de sa vie dans un vacuum social et spirituel, s’efforçant avec ferveur – mais sans succès – de s’intégrer à une communauté quelconque, de se soumettre à un ordre quelconque, toujours errant, toujours vaguant sans trêve ni repos, toujours inquiet, toujours  en quête…
          L’histoire d’ un Allemand qui voulait devenir Européen, d’un Européen qui voulait devenir citoyen du monde;
          L’histoire d’un individualiste qui a horreur de l’anarchie presqu’autant que de la standardisation, de la « mise au pas », de « l’engloutissement dans la masse » (…)
         Mon histoire, c’est le plus sincèrement, le plus exactement possible qu’il me faut l’écrire, avec tous ses aspects déterminés par l’époque, caractéristiques de l’époque et avec sa problématique particulière et unique. (L’ombre, sur mon chemin, de la gloire paternelle… oui, cela aussi y a sa place.) »

Journal intime de Klaus Mann, 11 août 1941.

A la mémoire de Klaus Mann; 2 / 3

Lundi 2 février 2009

Préface écrite par Jean-Michel Palmier pour la sortie en France du livre de Klaus Mann  » Der Wendepunkt, ein Lebensbericht » (Le Tournant, Histoire d’une vie) qui fut publié en 1982 en collection de poche « Points » .

180pxklausmann.jpg Klaus et Erika Mann 180pxerikamannnywts.jpg     » Le Tournant «  paru aux Editions Points    letournant2.jpg

     Les années d’exil lui apporteront comme à tous les émigrés leurs poids de souffrances et d’humiliations. Ce seront les plus cruelles de sa vie. L’esthète frivole, l « intellectuel européen », va se transformer en écrivain antifasciste, en militant. Ce seront aussi les années de sa maturation psychologique et littéraire.

     Si, avant l’exil l’oeuvre de Klaus Mann peut paraître assez légère, comment ne pas saluer l’écrivain qu’il devient ensuite. Vor dem leben publié en 1925 à Berlin trahissait une inspiration néo-romantique tout comme ses Kaspar-Hauser Legenden. Anja und Esther, sa première pièce de théâtre, s’inspire de données autobiographiques. On y retrouve ce complexe de Kaspar Hauser, enfant sans identité qu’il évoque dans Kind dieser Zeit et le malaise de sa relation au père. Son premier roman, Der fromme Tanz (1926), est aussi en grande partie autobiographique. Andréas Magnus lui ressemble comme un frère et la Kindernovelle est l’évocation de son milieu familial. Conflits qui font songer à l’Eveil du Printemps de Wedekind, mais surtout au Tonio Kröger de Thomas Mann que Klaus Mann semble revivre et réactualiser perpétuellement à une génération de distance. Etrange relation qui les unit : si la figure de ce père pour lequel il éprouve une immense ambivalence se retrouve sous une forme positive dans ses autobiographies, négative derrière tous les pères de ses romans, Klaus Mann lui-même semble un personnage sorti tout droit d’une nouvelle de Thomas Mann. Les conflits de Tonio Kröger, ce sont les siens. Et toute l’aura d’homosexualité qui entoure l’oeuvre de son père – sans qu’on puisse jamais la rapporter directement, de manière précise, à sa vie – Klaus Mann, lui, ne cesse de s’y débattre avec angoisse et culpabilité. Il la suggère en termes voilés, sans jamais s’y appesantir et ce silence respectable semble souvent l’emmurer vivant. Les nouvelles qu’il publiera au début des années trente, après Gegenüber von China (1929) sous le titre d’Abenteuer (Aventures) s’inspirent directement de ses voyages. En 1930, il publie Alexander, la première de ses trois oeuvres de fiction inspirées de personnages historiques. Il ne s’agit aucunement d’un roman sur Alexandre le Grand mais de l’évocation, à travers ce personnage, du poids de rêves, d’utopies, d’espoirs et d’angoisses qu’il porte en lui.

     Assurément, l’exil va donner à son oeuvre une force nouvelle. Treffpunkt im Unendlichen (Point de rencontre à l’infini) publié en 1932, forme une transition entre les récits et esquisses psychologiques consacrés à l’adolescence et ses oeuvres d’exil, plus politiques : Flucht in der Norden, Der Vulkan, Mephisto. Les héros de Treffpunkt, Sebastian et sa maîtresse, ressemblent étrangement à Klaus et Erika. . Gregor Gregori, le danseur exhibitionniste et orgueilleux, est sans aucun doute inspiré de Gustav Gründgens. La plupart des autres personnages empruntent des traits à ses amis berlinois. Quant à Richard Darmstädter, personnage torturé, écrasé par son père, qui se suicide à Nice par chagrin d’amour homosexuel, il est décrit en des termes que Klaus Mann utilise pour lui-même dans Kind dieser Zeit. Assez curieusement, le suicide de Darmstädter à Nice ressemble beaucoup à celui de Klaus Mann à Cannes, dix-sept ans plus tard. Le personnage de Sonja s’inspire directement d’Erika et renforce l’étrangeté de ce lien qui existait entre ces jumeaux d’adoption. Peu après leur rencontre et la découverte de leur amour, Sonja et Sebastian s’écrient : « Tu dois être mon frère, tu dois être ma soeur « .

     En juillet 1934, Klaus Mann se rendit à Moscou au Congrès des Ecrivains soviétiques. Il y parla en faveur des écrivains emprisonnés en Allemagne. S’il affirme être étranger au communisme, il souligne que ce qui menace à présent l’Europe, ce n’est pas le communisme, mais le fascisme. La même année, il publie Flucht in der Norden, son premier roman d’émigrants. Les thèmes politiques sont étroitement mêlés à des conflits sentimentaux. L’héroïne, Johanna, une «  fille qui ressemble à un garçon « , est non seulement l’expression de l’ambiguïté sexuelle de Klaus Mann, mais le reflet de son évolution politique. L’action se déroule en Scandinavie où Klaus séjourna avec Erika en 1931. Les personnages sont déchirés entre leurs inclinations et la lutte politique qu’ils veulent entreprendre. Depuis son départ d’Allemagne, Klaus Mann n’a cessé de combattre le fascisme. Outre ses conférences, ses interventions, sa première grande entreprise d’exilé sera la création d’un périodique littéraire Die Sammlung, publié par le Querido Verlag d’Amsterdam, qui se propose de rassembler tous les écrivains exilés, soucieux de combattre le national-socialisme et de défendre la véritable littérature allemande. Si la revue ne se veut pas politique, elle disait clairement, selon l’expression de Klaus Mann, «  où était son amour, où était sa haine « . Des écrivains de renom – Heinrich Mann, Aldous Huxley, André Gide – accepteront de parrainer la revue qui annoncera pour les prochains numéros des articles de Thomas Mann, René Schickelé, Alfred Döblin, Hermann Hesse, Stefan Sweig.

      Le 10 octobre 1933, la Reichsstelle zur Förderung des deutschen Schrifttums publia dans Das Börsenblatt für den deutschen Buchhandel un avertissement sévère à ceux qui seraient tentés d’écrire dans les revues d’exilés ou de leur apporter leur caution. Parmi les revues incriminées figurait Die Sammlung. Il était à craindre que les écrivains qui apporteraient leur caution se verraient immédiatement boycottés par les libraires allemands. Aussi, la Börsenblatt publia non moins immédiatement des télégrammes de Thomas Mann, Alfred Döblin, René Schickelé se désolidarisant de la revue, affirmant avoir été trompés sur son caractère prétendu apolitique, purement littéraire. Thomas Mann lui-même affirmait que «  le caractère du premier numéro de la revue Die Sammlung ne correspondait pas à son programme « . Les éditeurs de ces auteurs – le Fischer Verlag et l’Insel Verlag – avaient sollicité ce désaveu public de la part de leurs auteurs pour des raisons bien compréhensibles. La plupart de ces écrivains se justifieront par la suite, auprès de Klaus Mann, de leurs attitudes : Stefan Sweig, Hermann Hesse, Thomas Mann ne tenaient pas à être bannis du marché allemand. Hermann Hesse était en Suisse depuis la première guerre mondiale et non un émigré. La position de Thomas Mann à l’égard de l’émigration était encore prudente et réservée. Ses livres paraissaient toujours en Allemagne. René Schickelé vivait en France, mais se gardait de tout engagement politique. Döblin avait agi par solidarité avec son éditeur. Le coup fut dur pour Klaus Mann qui, avec sa soeur, ne cessera d’exhorter son père à prendre une position plus claire. La profession de foi de Thomas Mann en faveur de l’émigration, ce sera la réponse de février 1936 à l’article du critique suisse Eduard Korrodi, paru dans la Neue Zürcher Zeitung, qui refusait de considérer Thomas Mann comme un émigré. Obligé de se prononcer, Thomas Mann le fit, avec un réel courage, en faveur des victimes et contre leurs bourreaux.

     Die Sammlung survivra sans ses contributeurs prestigieux et s’effondrera en août 1933, faute de subsides. Tout l’exil est jalonné de cadavres de revues. Klaus Mann avait publié aussi bien Kafka qu’Ernst Toller, Jean Cocteau, E. Hemingway, A. Gide, A. Huxley et Trotsky… Un an après Flucht in den Norden, Klaus Mann écrivit sa Symphonie pathétique (10) hommage à Tchaïkovski. En fait, Klaus Mann projette sur le musicien ses angoisses et ses rêves. Il admire en lui ce sentiment perpétuel d’être déraciné et en exil. L’homosexualité n’est pas non plus absente de l’admiration de Klaus Mann pour Tchaïkovski. Il est d’ailleurs symbolique qu’il fasse se suicider son héros, plutôt qu’il ne meure involontairement du choléra. On notera que dans la plupart de ses oeuvres – jusque dans Le Volcan où elle donne naissance aux évocations les plus émouvantes – l’homosexualité chez Klaus Mann est toujours associée à la mort et au suicide.


      Plus remarquable fut son
Mephisto, publié en 1936. En dépit de toutes les polémiques suscitées par le livre, il contribua plus qu’aucun autre à assurer la gloire posthume de Klaus Mann – en Allemagne comme en France (11). Avec comme sous-titre «  Roman d’une carrière « , Mephisto se veut la description de l’ascension rapide et sans scrupules d’un acteur ambitieux, refusant l’exil et demeurant dans l’Allemagne nazie. Sans commettre de crimes réels, il trahira moralement les siens et les sacrifiera à sa seule gloire. Bien que le roman ne soit pas, comme l’a souligné Klaus Mann, «  un roman à clefs « , la plupart des personnages sont inspirés de figures célèbres de la vie artistique et politique allemande. Le héros – Hendrik Höfgen – est peut-être le type de ces acteurs ambitieux et arrivistes qui firent de magnifiques carrières sous le IIIe Reich – que l’on songe à Heinrich George ou Emil Jannings – sans se demander ce qu’étaient devenus leurs collègues juifs ou antinazis. Il n’en demeure pas moins que les rapprochements avec Gustav Gründgens sont aussi évidents qu’innombrables. Le caractère du personnage emprunte beaucoup au célèbre acteur qui, comme Hendrik Höfgen, continua d’interpréter le rôle de Méphisto devant Goering. Il témoigne de la même vanité. L’homosexualité fait place au sado-masochisme et il n’est jusqu’au nom qui n’évoque celui de Gründgens. Klaus Mann avait fait sa connaissance en 1925 lors de la mise en scène de sa pièce Anja und Esther et sembla avoir éprouvé pour lui une très vive antipathie, compliquée par le mariage de Gründgens avec Erika. Aussi est-il difficile de faire la part entre les sentiments personnels de Klaus Mann à l’égard de Gründgens et le jugement politique qu’il porte sur le personnage. Quant à ceux qui l’entourent, ils sont facilement identifiables, qu’il s’agisse de l’acteur communiste Hans Otto, de Max Reinhardt, d’Herbert Jhering ou de Gottfried Benn. Si l’affirmation de la Pariser Tageszeitung selon laquelle il s’agit d’un véritable «  roman à clefs  » est erronée, la ressemblance entre Höfgen et Gründgens fut jugée assez frappante pour faire interdire pendant très longtemps toute réédition du roman en Allemagne Fédérale, sur plainte du fils adoptif de G. Gründgens, lui, qui continuera une brillante carrière après la seconde guerre mondiale, était devenu une véritable légende (12).

      Toutefois, l’oeuvre la plus remarquable que Klaus Mann écrira au cours de son exil demeure incontestablement Der Vulkan (Le Volcan). Le projet était ambitieux : à travers une série de personnages, tous des émigrés antifascistes dont certains font songer à des personnes réelles, restituer ce que fut leur vie, mais aussi leur combat non seulement à Paris mais dans toute l’Europe, de 1933 à 1939, tandis que cette Europe semble menacée par un cataclysme : le national-socialisme.

      Klaus Mann, plus que dans aucune autre de ses oeuvres, est parvenu à atteindre une rare intensité dramatique qui fait du Volcan l’un des grands romans de la littérature allemande en exil. Martin Korella, l’écrivain angoissé qui doute de sa vocation et se suicide lentement à la morphine, est sans doute le personnage le plus proche de Klaus Mann (qui prit aussi de la morphine à cette époque). Sa liaison homosexuelle avec Kikjou ne pourra le sauver de sa lente déchéance. Marion von Kammer est un portrait inspiré d’Erika Mann. Sa soeur Tilly n’est pas sans évoquer la Johanna de Flucht in den Norden. Marcel Poiret n’est autre que René Crevel, l’archange à la figure de boxeur que Klaus Mann fait mourir dans les Brigades Internationales.

      Sans doute peut-on déplorer que certains personnages manquent un peu de relief, regretter certaines platitudes de style, des inventions arbitraires comme cet Ange de l’émigration qui emporte Kikjou et lui révèle le destin des émigrés. Il n’en demeure pas moins que ce roman, avec sa générosité, sa dramatisation extrême, reflète admirablement la situation des exilés allemands à Paris, leurs espoirs, leurs misères, leurs angoisses et qu’aujourd’hui encore, il ne peut laisser indifférent.

(10) Traduction française, éd. Jean-Cyrille Godefroy. 1984

(11) Si le livre demeura longtemps interdit en Allemagne par suite d’une plainte du fils adoptif de Gustav Gründgens, la traduction française (Denoël 1975) fut préfacée par Michel Tournier et inspira le spectacle Méphisto d’Ariane Mnouchkine au Théâtre du Soleil (ed. Solin 1979), qui fut joué en Allemagne ensuite et souleva de nombreuses discussions. Enfin, un film d’Istvan Szabo, Mephisto, a aussi été tiré du livre.

(12) Une légende et un mythe d’ailleurs ambigus. Il suffit pour s’en rendre compte de lire quelques-uns des nombreux ouvrages consacrés à Gustav Gründgens. Seulement, le portrait qu’en trace Klaus Mann est aussi injuste. Ambitieux, avide de succès, Gründgens le fut assurément. C’est un fait qu’il ne s’exila pas. Il n’avait que très peu de chances d’ailleurs de refaire carrière à l’étranger, comme le montrent les exemples des autres acteurs émigrés ou même de Rudolf Forster, le Macky Messer de l’Opéra de Quat’sous de Pabst qui, après un exil à Hollywood reviendra en Allemagne. Gründgens était de toute façon non pas le personnage assez médiocre que décrit Klaus Mann dans Höfgen, mais un excellent acteur. Et de tous ceux qui restèrent en Allemagne sous Hitler, il fut aussi l’un des plus honnêtes et des plus courageux. C’est la raison pour laquelle Brecht lui gardera son amitié. Gründgens utilisa sa place prépondérante dans le théâtre allemand et l’admiration encombrante de Goering pour venir en aide à d’autres acteurs, en particulier ceux d’origine juive. Rappelons aussi que lorsque l’acteur et chanteur ami de Brecht, Ernst Busch, fut arrêté, ramené en Allemagne et menacé de mort (communiste, il avait combattu dans les Brigades Internationales), c’est à Gründgens qu’il s’adressa pour lui venir en aide.

JEAN -MICHEL PALMIER

Extrait de « Weimar en exil « , ouvrage publié par J-M Palmier en 1988 aux Editions Payot

L’exil comme tragédie quotidienne

«  Parmi les grands écrivains que l’exil tua moralement en accentuant le déséquilibre de leur personnalité, il faut aussi nommer Klaus Mann. On ne saurait le limiter au portrait souvent injuste qu’en fait Brecht : un jeune homme doué, un peu fallot, un esthète raffiné et et bourgeois, protégé par l’ombre de son père. En fait cette ombre ne cessa de de le détruire depuis sa jeunesse. Ecrasé par Thomas et Heinrich, il s’efforça désespérément de se faire, en littérature, un prénom. Familier des grandes capitales, à l’aise avec Gottfried Benn à Berlin, Jean Cocteau à Paris, il écrivit dès sa jeunesse deux autobiographies, multipliant les essais littéraires, les pièces, les romans, essuyant, justement à cause de son nom, le feu de la critique. Fils aîné de Thomas Mann, il vécut sans doute une jeunesse dorée qui le sépare des autres écrivains de sa génération. A 18 ans, il avait déjà publié ses Kaspar Hauer Legenden et s’exerçait comme critique au théâtre. Ses premières pièces sont assez mal accueillies et le trio qu’il forme avec sa soeur Erika, la personne qui lui fut le plus proche, Pamela Wedekind, défraye la chronique. En 1926, il séjourna à Paris et fit la connaissance de René Crevel, dont il s’inspire dans ses Kindernovelle. En dépit de toutes ses tentatives pour gagner l’estime des critiques, il ne cessa d’être jugé à l’aune de son père et de son oncle. Or, s’il est vrai que certaines de ses oeuvres semblent un peu pâles, insuffisamment travaillées, il écrivit aussi des romans qui ne sont pas négligeables, notamment ceux de l’émigration – Méphisto, Le Volcan – et une admirable autobiographie, Der Wendepunkt (Le Tournant). Tout au long de l’exil, il lutta contre le fascisme, en éditant sa revue, Die Sammlung, en multipliant les conférences en Europe comme aux Etats-Unis. Les années qu’il y passa furent peu productives. La revue qu’il édita, Décision, ne dura que l’espace de quelques numéros. En 1942, il demanda à servir dans l’armée américaine, fut envoyé en Afrique du Nord et accompagna la Cinquième Armée en Italie comme membre de la Psychological Warfare Branch of Military Intelligence. Le 11 juillet 1948, il tenta une première fois de se suicider. Il mit fin à ses jours, à Cannes, le 21 mai 1949, alors qu’il travaillait à une oeuvre intitulée Le dernier jour, évocation de l’histoire d’un homme qui se suicide au lendemain de la guerre à cause de la situation mondiale.

S’il fut toute sa vie hanté par le suicide, comme en témoignent aussi plusieurs de ses textes (1), il est probable que l’exil, la perte de confiance dans ses capacités d’écrivain au cours de son jour aux Etats-Unis, tout autant que la fragilité de sa personnalité, expliquent le sens de son geste (2). Sa mort est l’un des plus typiques de ces «  suicides à retardement  » provoqués par l’exil.

  1. Rappelons que Klaus Mann évoque à plusieurs reprises, dans son autobiographie notamment, le suicide de plusieurs membres de sa famille (deux tantes), celui de la fille d’Arthur Schnitzler, du fils de Hugo von Hofmansthal, de son ami René Crevel. En 1930, il consacra un texte, Selbstmörder à tous ses amis qui se donnèrent la mort.

  2. Il semble que Klaus Mann ait été curieusement condamné à vivre dans la réalité les conflits que son père avait décrits dans son oeuvre. Les rapports entre les deux furent toujours difficiles. Th. Mann lui-même le reconnaît dans une lettre à Hermann Hesse (6.7.1949).                                                           JEAN-MICHEL PALMIER