Article paru dans le journal Le Monde du 29 février 1975
* Louis Soutter ou l’écriture du désir, de Michel Thévoz. Edit. de l’Age d’homme. Diffusion Bernard Laville, 256 p.,
A l’enquête : Le suicide est-il une solution ?, Antonin Artaud répondait : « Je souffre affreusement de la vie. Il n’y a pas d’ état que je puisse atteindre. Et très certainement, je suis mort depuis longtemps, je suis déjà suicidé. On m’a suicidé, c’est à dire. Mais que penseriez-vous d’un suicide antérieur, d’un suicide qui nous ferait rebrousser chemin, mais de l’autre côté de l’existence, et non pas du côté de la mort. » Cette phrase que Michel Thévoz, spécialiste de l’art brut, place en exergue à l’étude qu’il vient de consacrer au peintre suisse Louis Soutter n’est pas un ornement littéraire.
ll suffit pour s’en convaincre de regarder seulement deux photographies du peintre. A vingt ans c’est un jeune homme timide, grave, un peu triste. A soixante-huit ans, le visage semble avoir été brûlé à la chaux vive : un rictus déforme la bouche, les joues émaciées soulignent l’os, et les yeux, invisibles et sans éclat, se devinent seulement, au fond des orbites creusées. Un visage ? non, un masque mortuaire.
L’ homme au violon
C’est à Morges, petite ville au bord du Lac Léman, que Louis Soutter naquit en 1871. Absent, rêveur, inquiet, ses camarades d’école lui trouvent déjà l’air d’une « tête de mort ». Après des études d’architecture, il choisit de devenir musicien et part à Bruxelles étudier le violon. Il y fait la connaissance de Madge Fursman, une jeune américaine qui deviendra sa femme. En 1894, Soutter revient à Lausanne pour étudier le dessin et la peinture. Puis il part pour les Etats-Unis, s’installe à Colorado-Springs, la ville natale de Madge, où allait être fondé un département des beaux-arts. Il y enseigne plusieurs années et ses cours connaissent un grand succès. Pourtant quand il rentre en Europe en décembre 1902, c’est une épave : sa femme a obtenu le divorce. Il est moralement et et physiquement ruiné, considérablement amaigri, prostré, incapable de fixer son attention.
Le typhus dont on le croit atteint, ne suffit pas à expliquer son effrayant délabrement. Placé dans une clinique psychiatrique, il arrache les mauvaises herbes et continue à peindre et à jouer du violon. Son état semble s’améliorer et bientôt à Genève, il commence une carrière musicale. Mais ses excentricités l’empêchent de s’intégrer dans un orchestre : il lui arrive, en jouant, de s’arrêter brusquement, dans un état second. Multipliant les dettes, il est mis sous tutelle, vivant dans une chambre mansardée que lui prête son frère. On le décrit comme ayant « un aspect inquiétant et une expression hallucinée « . Complètement incapable de subvenir à ses besoins, il est placé par sa famille à l’asile de Ballaigues, où il demeura dix-neuf ans. De là, c’est en vain qu’il supplie ses parents de le laisser gagner sa vie comme musicien ou comme domestique. Lorsqu’il fait des fugues, on lui confisque son violon. Devant son acharnement, la direction de l’asile finit par céder: on le laisse partir des semaines entières, parcourant à pied les routes de montagne, son étui à violon à la main, pauvre silhouette en quête d’un gîte pour une nuit.
La main et la toile
Jusqu’en 1930, Soutter semble avoir considéré la musique comme sa vocation première. A l’asile, pourtant, il ne cesse de dessiner, au verso des lettres qu’il reçoit, sur du papier d’emballage. Il travaille pour lui-même, offrant ou vendant parfois quelques-uns de ses dessins pour se payer un café. on les accepte par charité, on les détruit ensuite. Quelques rares personnes - Giono, Le Corbusier – lui reconnaissent un étonnant génie. En 1946, Jean Dubuffet songe à lui consacrer un fascicule de l’Art brut. A l’asile, pourtant, il n’est qu’un » fou pornographe « . Lui même s’écrie : » l’ asile, c’est l’anti -chambre de la mort. » Il s’éteindra en 1942, presqu’aveugle, n’ayant plus que la peau sur les os.
Cette vie, ce destin, cette désintégration, à partir d’une oeuvre qui n’échappa que de justesse à la complète destruction, Michel Thévoz a tenté de les comprendre. Les éléments qui invitent à une lecture psychanalytique sont nombreux – le père absent, la carence de l’idéal du moi,. Les toiles où se rencontrent la mère, l’épouse et la mort résument à elles seules toute la dramaturgie oedipienne. Les hommes sont rares dans l’univers de Soutter, peuplé seulement de femmes maternelles ou sataniques.
Michel Thévoz examine chaque symptôme tout en critiquant l’hypothèse freudienne qui semble ne voir dans la création artistique qu’un phénomène de sublimation. La feuille de papier, l’encre, la plume furent pour Soutter un substitut du rêve ou plutôt la relance de ses impulsions trop inhibées pour se faire jour dans un simple rêve. N’intitulait-il pas lui-même un de ses dessins le Névropathe et ses fantômes? Par delà les réductions nosographiques, Thévoz cherche surtout à comprendre comment un artiste qualifié de » malade mental » passe du symptôme à l’expression.
Il ne reconstruit pas une « psychanalyse posthume ». Il tente de montrer comment l’inconscient détermine aussi bien le contenu que la figure, les surfaces et les lignes, comment la main qui gratte et noircit la feuille dans un mouvement saccadé est aussi celle qui satisfait le désir. A un niveau plus profond encore, Thévoz fait voir comment l’espace de la toile est le prolongement de ce corps dont la chair et le sang finissaient par devenir évanescents, laissant place au squelette. Reprenant les analyses de Freud sur le « travail du rêve », il propose une sorte de « stéréographie du cauchemar » explorant le paysage de Soutter comme un décor mouvant qu’un souffle suffirait à déchirer.
Ce travail minutieux, où la passion de l’auteur pour son sujet n’a d’égale que son érudition artistique est beaucoup plus qu’une monographie psychanalytique. Interrogeant les limites de l’ »art culturel » et de l’art brut », le corps fantasmé et l’espace pictural, Michel Thévoz illustre l’apport des sciences humaines à l’analyse artistique, dans ce qu’il a de plus rigoureux.
JEAN-MICHEL PALMIER.
Citation au dos d’un dessin, tirée de « Louis Soutter » de Michel Thévoz:
« Oui! C’est moi, Louis Soutter, je devrais plutôt dire ‹ non moi ›, je suis interné à l’asile de Ballaigues, car je suis à jamais fou, oui ils m’ont étiqueté fou. Ils sont merveilleux ces psychiatres, c’est tellement simple avec eux, tu te demandes pendant des siècles qui tu es, tu te cherches, tu souffres, tu angoisses, tu fantasmes, et voici tout à coup la réponse: fou! »
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