Article paru dans le journal Le Monde en 1975
*Vers une esthétique sans entraves. Mélanges offerts à Mikel Dufrenne. Ouvrage collectif, UGE « 10-18″, 506 p.,
Ce volume d’essais offert à Mikel Dufrenne par ceux qui furent ses amis, ses étudiants et ses collègues, ne sacrifie pas seulement à une pieuse tradition universitaire. Il tente, par des voies diverses, d’éclairer une oeuvre et un style qui ont orienté de façon décisive une certaine approche de l’esthétique en France.
Depuis sa thèse consacrée à la Phénoménologie de l’expérience esthétique (1) jusqu’à ses plus récents travaux, tel Art et Politique (2) Mikel Dufrenne n’a cessé d’ explorer la structure de l’oeuvre, qu’il s’agise d’un tableau, d’un poème, d’un film ou d’une sculpture, mais aussi les différents types de discours qui s’y consacraient. Bien que les fondements de sa réflexion puissent paraître idéalistes par leur enracinement dans la phénoménologie husserlienne, Schelling et le romantisme allemand, il a su élaborer un style d’interrogation dont il faut reconnaître la simplicité et la beauté.
Dufrenne n’est pas un doctrinaire. Il se situe au-delà des écoles et des chapelles. Il emprunte à la linguistique, à la psychanalyse, à Adorno ou à Lukacs des instruments dont aucun ne saurait constituer une véritable clef. Aussi sa pensée prend elle l’aspect d’une longue errance entre les oeuvres, les paysages et les choses. Les questions qu’il pose sont multiples : elles portent aussi bien sur les rapports entre « nature » et « liberté » que sur l’enracinement de l’art dans la vie sociale et collective. Qu’est-ce qu’une oeuvre d’art ? Non seulement les oeuvres des musées mais aussi une rue avec ses enseignes au néon, une manifestation, une grève, un coucher de soleil ou un paysage. Avec Husserl et Merleau-Ponty, il nous fait redécouvrir l’ »inquiétante étrangeté » des objets, de la « chair du monde », le caractère inépuisable de l’oeuvre d’art et du vécu. Les articles de ce recueil insistent sur la « générosité » d’une oeuvre dont on ne vantera jamais assez la souplesse et l’imagination. L’enseignant, le chercheur et l’éditeur – M. Dufrenne est directeur de la remarquable collection « Esthétique » qui vient d’être reprise par Christian Bourgois en « 10-18″ – se retrouvent dans ces profils multiples tracés par ceux qui ont collaboré avec lui.
Parmi les plus intéressantes contributions, citons celles d’Olivier Revault d’Allonnes sur la « désublimation libératrice », longue réflexion sur Freud, Marcuse et Adorno; de Clémence Ramnoux, qui, avec la finesse qui caractérise tous les travaux qu’elle a consacrés à la philosophie antique, s’interroge sur les multiples signification du beau chez Platon; de René Passeron sur la poétique; de Louis Marin sur le rapport écriture-peinture; de Bernard Teyssèdre sur Mondrian; de Lyotard sur la déchristianisation; de P. Sansot sur la ville; de Lilian Brion sur la destruction du Goethenaum de Rudolph Steiner; de Lascaut, infatigable chercheur des » monstres dans l’art », et de Roland Barthes sur le « bruissement de la langue ».
Volume hétéroclite, souvent passionnant, qui suggère la diversité de cette « esthétique sans entraves » que Mikel Dufrenne n’a cessé de développer.
JEAN-MICHEL PALMIER
(1) P.U.F., 1953
(2) « 10-18″, 1975
Mikel Louis Dufrenne (1910-1995) était un philosophe français. Spécialiste d’esthétique, il a donné une orientation phénoménologique à cette discipline. Il a dirigé la Revue d’esthétique. Il a enseigné à l’université de Poitiers à partir de 1955, et participa à la fondation de l’université de Nanterre, où il enseigna dès 1964.
Oeuvres
- Karl Jaspers et la philosophie de l’existence, en collaboration avec Paul Ricœur, Seuil, Paris, 1947.
- La Personnalité de base, PUF, Paris, 1953.
- Phénoménologie de l’expérience esthétique, PUF, Paris, 1953
- La Notion d’a priori, PUF, coll. « Épiméthée », Paris, 1959
- Le Poétique, PUF, Paris, 1963
- Language and Philosophy, Indiana University Press, Bloomington, 1962, Jalons, Nijhoff, La Haye, 1966
- Esthétique et philosophie, I, Klincksieck, Paris, 1967, II, 1976 ; III, 1981.
- Pour l’homme, Seuil, 1968
- Art et politique, coll. 10/18, U.G.E., Paris, 1974
- Subversion, perversion, P.U.F., 1977.
- L’Inventaire des a priori, Bourgois, Paris, 1981
- L’Œil et l’oreille, L’Hexagone, Montréal, 1987, repris aux éditions Jean-Michel Place, Paris.
- Le Cap-Ferrat, livre-objet en collaboration avec le sculpteur Bauduin (hors commerce, 1994).
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