Portrait de la chanteuse Anita Berber, par Otto Dix
Ces pages sont la retranscription d’une interview de Jean-Michel Palmier par Laure Adler à propos de la sortie, chez Payot, en 1979, de L’Expressionnisme et les arts, premier volume : Portrait d’une génération. Elles représentent les seules archives sonores (de très mauvaise qualité) en ma possession.
Émission : « Bruits de pages », France Culture.
Pour vous, Laure Adler collaborer à « Bruits de pages » présente des nombreux avantages, vous enrichissez vos connaissances. Maintenant que vous avez lu le livre de Jean-Michel Palmier sur l’expressionnisme et les arts vous êtes incollable sur l’expressionnisme……….
Laure Adler : Presque, surtout que votre livre Jean-Michel Palmier se lit très agréablement. On peut le lire à différents niveaux, on peut prendre des chapitres, en sauter d’autres, etc. Et surtout, on découvre des personnages absolument étonnants. Il a par exemple l’histoire d’une femme, vous faites la biographie d’une femme, elle s’appelle Else, elle portait des jaquettes blanches, des pantalons en taffetas noir, elle avait aux bras, aux mains et aux oreilles des bijoux de pacotille, on la prenait dans les rues de Berlin dans les années 1920, soit pour une danseuse soit pour une prostituée asiatique. C’était une expressionniste ?
Jean-Michel Palmier : Oui, disons que dans ce livre, qui est consacré principalement pour son premier volume à la littérature et à la poésie…
Laure Adler : ….350 pages, premier volume, second volume au mois de janvier….
Jean-Michel Palmier : J’ai tenté dans ce volume, disons, de faire surgir non seulement la mythologie des thèmes mais aussi des figures. Car finalement, quand on lit une anthologie, et bien, on est confronté à des noms, suivis de dates, de la date de naissance et, en général, de la date de la mort. Et quand on prend les poètes de cette génération, souvent leurs œuvres sont même éditées en deux volumes. Le premier volume s’appelle en général « poèmes de jeunesse », le second volume « poèmes de maturité ». En général, la jeunesse correspond jusqu’à l’âge de 18 ans et les poèmes de la maturité sont ceux qu’ils ont écrits jusqu’à l’âge souvent 25 ans, maximum, avant d’être tués en 1914 à la guerre. J’ai donc voulu sortir ces figures de la poussière des bibliothèques en essayant de les faire surgir et de les replacer surtout dans l’époque et dans leur contexte et parmi toutes ces esquisses biographiques que j’ai consacré dans ce volume à différents écrivains de cette génération expressionniste, j’ai insisté sur Else Lasker -Schüler car finalement, elle est très peu connue et, en dehors de quelques poèmes traduits et parus dans des anthologies, il n’y a aucune étude la concernant. Et pourquoi Else plutôt qu’une autre ? et bien, peut-être parce qu’avec sa vie à la dérive, son sens du mystère, de l’errance, son désespoir, ses poèmes, elle était un symbole de l’époque.
Laure Adler : Elle a participé à toutes les revues de l’expressionnisme allemand…
Jean-Michel Palmier : Oui, c’était une petite fille de rabbin dont on a beaucoup de mal à établir la date de naissance car, disons, de cinq ans en cinq ans, elle se rajeunissait et elle commence par traîner dans les rues de Berlin, écrivant ses poèmes sur les bancs des gares, dans les rues, dans les cafés, car les cafés jouent un très grand rôle à l’époque, c’est une sorte d’arche de Noé où tous se réfugient. Elle fait partie de la bohème artistique qui caractérise Berlin autour de la guerre de 14, mais elle est surtout entrée dans ce mouvement expressionniste, d’abord par sa liaison avec Herwarth Walden qui sera le fondateur et le directeur de la revue et de la galerie Der Sturm, à Berlin, et qui exposera toutes les avant-gardes européennes, ensuite comme ayant été la maîtresse de Gottfried Benn, l’auteur de « Morgue et autres poèmes » et Else, c’est cette femme étonnante qui écrit des poèmes, souvent des poèmes d’amour, des poèmes de révolte en les signant de noms tout aussi mystiques et mythiques : Tino de Bagdad, Prince de Thèbes…….
Laure Adler : Elle s’appelait elle-même « le prince de Thèbes »…..
Jean-Michel Palmier : Oui, chaque recueil de poèmes porte un nom différent et c’est une femme qui vit pauvrement, qui n’a jamais…..
Laure Adler : Qui vit dans les caves….
Jean-Michel Palmier : Elle vit dans les caves, dans les chambres d’hôtel qu’elle remplit de poupées, de jouets invraisemblables. Elle joue à fond sur ces personnages à la fois infantiles et touchants. Comme Claire Goll le raconte, en Suisse, pendant la guerre 14, elle payait les garçons de café avec des bonbons de différentes couleurs et surtout, ses poèmes avec leur mélange de mysticisme, d’amour, de révolte, de fascination et d’épouvante pour la grande ville me semblent finalement caractéristiques de ce qu’à pu être cette sensibilité expressionniste et, comme la plupart elle a connu un destin assez tragique puisque après avoir vécu pauvrement dans les années vingt, après avoir été la cible de toute la presse d’extrême droite réactionnaire, elle a du s’enfuir à Zurich lorsque les S.A. la frappaient au visage lorsqu’ils la rencontraient dans la rue. Là, elle est arrêtée pour vagabondage et finalement elle est partie en Palestine, bien qu’elle n’avait pas tellement envie de partir en Palestine. Et c’est assez intéressant de mentionner que, dans les années vingt, il y avait un journaliste hébraïque, qui avait voulu traduire justement ses poèmes en hébreu et elle avait répondu qu’ils étaient déjà assez juifs en allemand et qu’il n’était pas utile de les traduire. Donc, elle a été assez déçue lorsqu’elle a été confrontée avec la Palestine, par rapport à son image un peu mythique et un peu mystique qu’elle avait dans son testament. Elle a continué à vivre pauvrement à Jérusalem et ….
Laure Adler : Où elle a pensé pouvoir réconcilier juifs et arabes……
Jean-Michel Palmier : Oui, elle avait toutes sortes de projets insensés notamment elle voulait réconcilier juifs et arabes et encore d’une manière tout à fait étonnante car elle voulait créer une sorte de grand Luna Park car elle pensait qu’au moins les enfants juifs et arabes iraient s’amuser dans les mêmes manèges, ce serait le point de départ d’une sorte de fraternité. Elle propose aussi un poète expressionniste comme Président au Congrès juif mondial et finalement elle est morte pauvrement en lisant ses poèmes dans Jérusalem, toujours habillée comme à Berlin, très désireuse de revenir dans cette Allemagne qu’elle avait quitté par la force et obtenant finalement du rabbin qu’il lise sur sa tombe son dernier poème « Je sais que je dois bientôt mourir » à côté du Kaddisch.
Laure Adler : Alors, on n’en finirait pas de parler de toutes ces femmes, de tous ces hommes qui ont composé ce que vous nommez « l’expressionnisme allemand », c’est à dire une période très précise, vous dites 1906-1928. Il y a aussi les cabarets, les cabarets où se passait une vie non seulement de chansons mais aussi une vie littéraire très intense et vous faites là aussi le portrait complètement fascinant notamment de deux femmes qui chantaient l’une s’appelait Claire Waldoff dont vous dites qu’elle avait des cheveux rouges et une voix rocailleuse, qu’elle chantait en argot et aussi une autre femme, Anita Berber qui était dévorée par l’alcool et par la cocaïne, tout le monde se réunissant dans les cabarets.
Jean-Michel Palmier : Oui,
Laure Adler : tout le monde se réunissait dans les cabarets….
Jean-Michel Palmier : Oui, quand on parle de cabarets par exemple aujourd’hui, on a une image qui est forcément fausse. De même qu’en général l’image de l’Allemagne de Weimar. Car on voit cette Allemagne de Weimar principalement au travers de deux films: celui de Bob Fosse : « Cabarets de Berlin » et celui de Sternberg : « l’Ange Bleu » et on ne peut pas imaginer le cabaret allemand sans tout de suite entrevoir …des femmes assez grasses, des travestis, toute cette mythologie de pacotille qui pour beaucoup s’identifie avec l’Allemagne de Weimar. En fait, le cabaret est un phénomène très complexe. Le cabaret a évolué comme genre artistique, le cabaret a été fondé par un aristocrate, par Ernst Von Wolzogen avant la guerre de 1914. Mais le cabaret, et bien, le cabaret à cette époque là commence comme genre artistique; le genre de cabaret disons, néo-pathétique de Kurt Hiller, l’un des premiers à parler de l’expressionnisme dans la littérature, où de jeunes poètes qui appartiennent à cette bohème berlinoise, viennent lire leurs œuvres ensemble, et ce qui compte dans ce type de cabaret artistique, c’est avant tout le fait que des auteurs inconnus, qui publient dans des revues confidentielles, puissent lire leurs poèmes et discuter et disons que ce cabaret artistique d’avant 14 a peu de rapports avec le cabaret des années vingt, tout ce qui sera immortalisé par la mythologie. Le phénomène d’ailleurs fut très complexe car on peut dire que tous les genres artistiques ont connu finalement le cabaret. Il y aura le cabaret expressionniste de Kurt Hiller, le cabaret dadaïste qui est né en Suisse avant son retour à Berlin. Mais il y aura surtout dans les années vingt une tradition extrêmement politisée du cabaret et cela on le connaît souvent très, très peu. Car on imagine toujours le cabaret dans le style de celui qui est montré dans le film de Bob Fosse alors que l’époque était totalement différente. Le cabaret est resté jusqu’à Hitler un symbole de liberté et des artistes comme Claire Waldoff ont continué à se battre jusqu’à la fin contre les nazis par cette arme assez étrange qu’était l’humour et que les nazis n’avaient certainement pas du tout. J’ai cité Claire Waldoff car elle appartient, au même titre que d’autres figures de l’époque, à cette mythologie berlinoise. On ne sait pas très bien comment est née cette mythologie berlinoise peut-être à travers des dessinateurs comme Friedrich Zille qui ont commencé à dessiner des images des ouvriers, des chômeurs et Claire Waldoff chantait des chansons sur les travailleurs de Berlin et elle est finalement devenue un symbole de la culture populaire du Berlin qui entoure les années vingt.
Laure Adler : Alors, on n’en finirait pas de dénoncer, de raconter la vie de tous les gens que vous racontez, celle de Georg Trakl qui est peut-être l’un des plus connus de tous les expressionnistes allemands, celle aussi de Johannes Bader qui était à la tête du mouvement Dada de Berlin et dont vous dites qu’il se prenait pour le Christ et il s’est proposé à la Présidence de la république et vous dites, dans votre introduction,, vous racontez la fin de tous ces expressionnistes allemands et c’est vrai que ça fait frissonner : Kurt Adler, Engelke, Ferl, Runge, Stadler, Stramm ont été tués à la guerre, Heym s’est noyé accidentellement, Blass, Klabund sont morts tuberculeux, Einstein, Hansenclever, Kanehl, Goering, Toller, Wolfenstein, Tucholsky, Kirchner se sont suicidés, Trakl est mort dans un asile psychiatrique et je crois qu’on ne sait toujours pas s’il s’est suicidé ou s’il est mort par excès de drogues. Jacob von Hodder a été brûlé par les nazis, tous, tous sont morts…
Jean-Michel Palmier : Oui, je crois que c’est en fait toute la génération intellectuelle des années vingt qui a connu ce destin extrêmement tragique. Car cette génération est née à la politique avant 1914. Lorsque cette bohème s’affirme en révolte contre les idéaux de l’Allemagne de l’empereur Guillaume. Elle a été assassinée en 14, elle se politise dans les années vingt mais elle sera victime de toutes les répressions qui vont s’abattre contre les conseils ouvriers de Bavière, par exemple. Quelqu’un comme Ernst Toller sera interné pendant très longtemps à la suite de sa participation à la République des conseils ouvriers de Bavière. Ensuite toute cette génération sera victime d’une vague de répression. Cette Allemagne de Weimar qui finalement n’a de République que le nom. Car on a toujours une image positive de ces années-là et on oublie que finalement cet art de gauche des années vingt, cette révolte artistique s’est constituée contre cette République. Accusés de blasphème, de procès de haute trahison, ils ont été victimes souvent d’une répression extrêmement violente et l’aboutissement de tout cela, c’est finalement Hitler. Lorsque Hitler a brûlé leurs œuvres dans des autodafés à Berlin par exemple, lorsque tous ces auteurs qui ont échappé à la guerre 14, qui ont échappé aux corps francs, qui ont échappé à toutes ces manifestations d’extrême-droite dans les années vingt vont se retrouver, après l’incendie du Reichstag, sur les chemins de l’exil. Et bien là, leur destin sera tout aussi tragique. Quand ils se seront échappés de l’Allemagne hitlérienne, beaucoup se suicideront comme Ernst Toller, dans une chambre d’hôtel à New-York, ou bien se retrouveront dans des camps de concentration français ou encore finiront complètement désespérés.
Laure Adler : De Jean-Michel Palmier: l’expressionnisme et les arts – premier volume Portrait d’une génération
Le second paraîtra au mois de janvier aux éditions Payot
Extraits de Berliner Requiem, 1976 :
Else Lasker-Schüler
Else Lasker-Schüler est plus qu’une simple figure poétique de l’expressionnisme allamand. A elle seule, elle incarne la bohème berlinoise, le romantisme, l’idéalisme et le désespoir d’une génération décimée par la guerre et les camps de concentration. Toute sa vie cette arrière petite fille de rabbin fut un sujet de scandale : elle passait ses journées et ses nuits dans les cafés de Berlin, fréquentant les peintres et les poètes groupés autour de la revue Der Sturm, dormait sur les bancs des gares, ne cessant d’errer dans les rues. Sa vie fut un perpétuel déracinement : épouse de Herwarth Walden, maîtresse de Gottfried Benn, elle fut aussi l’amie de Trakl et de Franz Marc – « le Cavalier Bleu » -, de Karl Krauss et de Ludwig von Ficker. A l’époque où parut son premier recueil de poème Styx (1902) elle vivait seule dans une cave de Berlin qui lui était louée secrètement par un portier. Incapable de s’adapter à la réalité, haïe par la bourgeoisie, elle vivait dans les hôtels les plus pauvres, entassant dans sa chambre des poupées et des jouets. Benn et les auteurs de sa génération – Kurt Hiller par exemple – la décrivent comme une créature excentrique. On la rencontrait dans les rues, habillée avec des tissus orientaux, couverte de bijoux de pacotille, vêtue de manière masculine. Son seul univers était les cafés de Berlin, ces fantastiques cafés où se rassemblaient les artistes, les poètes, les acteurs, dans ces grandes salles décorées, imitées des cafés viennois.
Sa relation avec Gottfried Benn m’a toujours étonné. Il était un jeune étudiant en médecine lorsqu’elle le rencontra, connu par le succès de scandale de son recueil Morgue. Elle avait à peu près quarante ans. Leur relation a quelque chose de triste et d’émouvant. Il était Gieselheer, le Barbare. Lorsqu’il la quitta, elle lui écrivit ces vers :
Je dérobe au cours des nuits
les roses de ta bouche
pour qu’aucune femme ne puisse s’y désaltérer
Je suis la bordure de ton chemin
Qui te frôle
s’effondre.
Benn lui répondit dans Fils, avec le poème Ici-bas pas de consolation.
Personne ne sera le bord de mon chemin
Laisse donc tes fleurs se faner
Mon chemin coule et va tout seul
Deux mains sont une coupe trop petite
Un coeur est une colline trop petite
pour y reposer.
JEAN-MICHEL PALMIER
Cabarets
Les vieux cabarets de la Motzstrasse et de la Lutherstrasse n’existent plus. Les Nachtcafés, les établissements de mauvaise réputation, les boîtes pour travestis ont été presque tous détruits par les bombes. J’ai tenté pourtant d’en retrouver les traces. Là où jadis se trouvait l’un de ces vieux cabarets, s’élève à présent un immeuble neuf, un magasin ou un terrain vague recouvert de décombres. Il ne reste rien de cette atmosphère si particulière, des odeurs du passé et de ses rêves. J’ai recherché le Lady Windermere d’Isherwood. Le Johnnys Night Club de la Kalckereuthstrasse, L‘Eldorado de la Lutherstrasse, Chéri, Fasanenstrasse, Maly und Igel, dans la Lutherstrasse, sans parler des cabarets de la Kantstrasse parmi lesquels il y avait le célèbre Tingel-Tangel de Friedrich Holländer où chantait Marlène Dietrich. La nuit, l’endroit, pourtant situé à proximité du Kurfürstendendam, est presque désert. Un travesti à perruque blonde baptisé Gloria Fox prend l’air devant la porte, attirant à peine le regard des passants. Le portier me dévisage avec méfiance. Il ignore tout des spectacles que l’on pouvait donner dans ce cabaret pendant les années 30. Le plus souvent, c’est en interrogeant les gens du quartier que je peux localiser ces établissements et apprendre quelque chose sur leur public, leurs spectacles. Non loin de là, une plaque signale que c’est dans cette maison que Musil écrivit L’Homme sans qualités. L’Eldorado, un des plus célèbres cabarets de travestis, situé dans la Lutherstrasse s’appelle maintenant Anyway. Quant aux autres, ils ont été fermés, démolis ou détruits.
Les vieux berlinois, même quand on les aborde dans les rues, parlent avec beaucoup de complaisance de leurs souvenirs. Un peu décontenancés par l’intérêt que je porte aux moindres détails de la vie artistique du Berlin des années 30, ils sont prêts à me raconter ce qu’ils savent sur tel théâtre ou tel cabaret qui n’existe plus. Immobile, à un coin de rue, je guette ma prochaine victime : une vieille dame qui rentre chez elle et que je vais aborder quelques instants après, en lui demandant si elle se souvient de ce qu’il y avait à cet endroit, avant la guerre. Lorsque les immeubles sont neufs, je sais que je n’ai aucune chance. Les habitants de plus de soixante-dix ans – les seuls qui puissent répondre à mes questions – ont depuis longtemps quitté le quartier. Mais lorsqu’il y a un vieil immeuble, aux murs criblés d’éclats d’obus, je guette ses habitants cherchant un coin tranquille pour les aborder.
Comment oublier cette vieille femme de la Motzstrasse? Une petite femme aux cheveux gris, voûtée, promenant son chien, et qui passa plus d’une heure à arpenter la rue en parlant avec moi, sans même sentir le froid. Non seulement elle avait connu le cabaret Eldorado, mais elle était une ancienne danseuse de cabaret. Dans les années 30, elle faisait partie d’une troupe qui se produisait dans différents cabarets de Berlin. Elle me cite au hasard, L’Admiral-Palast de la Friedrichstrasse (qui existe encore à Berlin-Est non loin du théâtre du Berliner-Ensemble), La Skala, Le Wintergarten. Ce qui l’a décidée à devenir danseuse de cabaret ? Sa passion pour le théâtre. Elle a connu beaucoup d’acteurs de Reinhardt. Issue d’une famille catholique, elle quitta ses parents à dix-huit ans pour monter sur les planches. Aujourd’hui, dit-elle, n’importe quelle fille qui se montre nue sur une scène s’imagine être une danseuse. Avant la guerre, c’était différent. Elle me cite les noms de plusieurs danseuses que je ne connais pas. Elle a bien connu Anita Berber et surtout Marlène Dietrich, lorsqu’elle n’était pratiquement connue de personne. Elle a dansé avec elle dans plusieurs revues. Ce qu’elle pense des cabarets de cette époque ? Un monde qui ne revivra jamais plus comme le Berlin des années 20 et des années 30. C’ était le Berlin de la misère, de l’incertitude mais aussi du plaisir et de l’élégance. Elle parle avec admiration du public des cabarets. Peu d’ouvriers, quelques aristocrates, mais surtout des Berlinois qui étaient avides d’émotions, de plaisirs, pour oublier la situation économique. Le monde du cabaret, c’est un petit univers avec ses vedettes, ses célébrités, ses jalousies. Bien peu de danseuses et de chanteuses ont pu réaliser leurs rêves – passer dans des grands théâtres ou des cabarets très célèbres, faire du cinéma – mais toutes l’espéraient – je pense à la Sally Bowles de Good-bye to Berlin d’ Isherwood et je lui parle du livre. Elle ne l’a jamais lu mais l’histoire de Sally Bowles lui semble tout à fait plausible. A-t-elle réellement existée ? C’est possible car Berlin devait compter de nombreuses Sally Bowles. Ses rêves et ses espoirs étaient ceux de presque toutes les chanteuses de cabarets de Berlin. Lorsque je lui demande si elle a encore des photographies des spectacles auxquels elle a participé, son visage devient triste. Tous ses souvenirs ont été détruits par les bombardements et il ne lui reste rien. Ses amies de cette époque sont presque toutes mortes. Celles qui vivent encore ne sont plus que « des vieilles femmes laides » me dit-elle en souriant. Elle ne cesse de me répéter : » Das war so schön ! Das war meine Zeit. »
Les nouveaux cabarets n’ont effectivement presque rien de commun avec les anciens. La tradition de satire politique ne trouve guère à s’exercer. Les « cabarets de gauche » sont tristes. Les boîtes de travestis le sont encore plus. Il ne reste, à quelques exceptions près comme le Kabaret des Reichs – qui présente des spectacles de satire assez violents sur l’époque hitlérienne – que des boîtes de nuit sans intérêt, des strip-teases médiocres. Seuls, les Nachtlokale et les Nachtcafés conservent un certain caractère populaire. Dans des petites salles éclairées de lumières rouges et violettes, vers quatre heures du matin, on peut y observer d’étranges clients. Gens d’un même quartier, solitaires, qui viennent se distraire, vendeuses de magasins en quête de rencontres ou de plaisirs bon marché. Ces établissements ont gardé un caractère familier, presque vulgaire avec ces femmes à moitié ivres qui dansent entre elles parfois même sur les tables, ces jeunes ouvriers qui ne cessent d’écouter les mélodies sentimentales que diffuse un vieux juke-box. Ouverts jusqu’au matin, ils sont des havres où s’engouffrent des gens à la dérive dans Berlin.
Jean-Michel PALMIER
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