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Archive pour janvier 2009

A la mémoire de Klaus Mann; 1/3

Dimanche 25 janvier 2009

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Pour la sortie du livre de Klaus Mann « Le tournant, histoire d’une vie » en 1984, Jean-Michel Palmier écrivit la préface : A la mémoire de Klauss Mann.

 

Évoquant le 6 juillet 1949 dans une lettre à Hermann Hesse le suicide de son fils, Thomas Mann écrivait :  »Mes rapports avec lui étaient difficiles et points exempts d’un sentiment de culpabilité, puisque mon existence jetait par avance une ombre sur la sienne (…) Il travaillait trop vite et trop facilement; ce qui explique les quelques taches et négligences dans ses livres. »(1) Jugement assez sec et un peu dur, il faut bien l’avouer. Leurs rapports en dépit de l’unité apparente du « clan Mann », furent loin d’être bons.(2) Ce n’était pas seulement l’âge, le conformisme bourgeois qui les séparèrent mais aussi un certain rapport à la littérature, à l’Allemagne, à l’exil. Klaus Mann aurait pu en apparence ne jamais sortir de cette vie bourgeoise dans laquelle il était né et s’en satisfaire. Il aurait pu aussi demeurer en Allemagne, sous le IIIème Reich, sans courir de gros risques, comme il le reconnaît lui-même. Il était issu d’une famille illustre, fils du plus grand écrivain allemand de son temps. seulement tout cela le blessait. S’appeler Mann et être écrivain n’est pas très original. Avoir un père aussi célèbre apporte bien des avantages : qui refuserait d’accueillir dans son journal un article du fils de Thomas Mann, d’éditer un de ses livres, de jouer une de ses pièces ? Le plus difficile, pour lui, c’était de se faire un prénom.

Franz Kafka écrit dans sa célèbre Lettre au père :  » Je ne dis pas, naturellement, que ton action sur moi soit seule cause de ce que je suis devenu. Ce serait exagéré (…) Quand j’aurais été élevé absolument à l’écart de ton influence, il est fort possible que je n’eusse pu devenir un homme selon ton coeur. Sans doute aurais-je tout de même été un être faible, anxieux, inquiet (…) Mais comme père tu étais trop fort pour moi. » De la même manière, Klaus Mann, enfant choyé sans doute, n’a pourtant jamais cessé de ressentir la blessure de cette grande ombre qui voilait sa vie. Et, comme si le malheur d’avoir Thomas Mann comme père, pour un jeune écrivain, n’était pas assez grand, il y avait aussi l’oncle, Heinrich Mann, le non moins génial auteur de Pr. Unrat et Der Untertan. Comment, dès lors, écrire et être pris au sérieux, sans être immédiatement comparé à ces deux terribles modèles (3) ? Le doute que Klaus Mann ressentira toujours à l’égard de sa propre création est inséparable de cette angoisse que fit peser sans cesse sur lui l’importance de son père. Cette seule donnée biographique aurait suffi à ruiner une vie d’écrivain et cette ombre qu’évoque Thomas Mann lui-même n’épargna pas Heinrich, son frère aîné, qui vécut en exil aux Etats-Unis, jusqu’à sa mort, dans un état proche de la misère, ignoré de la plupart des critiques américains, condamné à n’être que  » le frère du génial Thomas Mann, auteur de La Montagne magique « (4).

Seulement, si l’oeuvre de Heinrich Mann, par son importance littéraire et politique (5) peut supporter la comparaison avec celle de son frère, l’oeuvre de Klaus Mann n’éveillera souvent chez les critiques qu’un sentiment d’attendrissement ou d’agacement amusé. Aujourd’hui encore, il est frappant de voir comme les critiques, semblables à ceux des années vingt, ne sont sensibles dans ses oeuvres qu’aux faiblesses, comme si le style de Klaus Mann devait nécessairement être comparé à celui de son père. Même dans un roman comme Le Volcan (6) l’oeuvre la plus réussie de Klaus Mann et l’un des témoignages littéraires les plus bouleversants et les plus profonds sur l’exil des écrivains antifascistes allemands, on n’a relevé que les facilités stylistiques sans reconnaître aussi l’étrange beauté, le mélange d’espoir et de désespoir qui marque toute l’oeuvre. On lui tient rigueur d’avoir campé de manière trop abstraite certains personnages, de s’être livré à des inventions un peu arbitraires – comme cet Ange de l’émigration qui les protège et leur dévoile le sens de leur combat – sans être sensible au poids d’émotion et de souffrance dont chaque ligne est tissée. Comment ne pas reconnaître, pourtant, que ce Volcan de Klaus Mann est le grand roman sur cette émigration de 1933, qu’il nous émeut aujourd’hui infiniment plus, même avec ses faiblesses, qu’Exil de Lion Feuchtwänger ?

Cette douleur de ne jamais vraiment être pris au sérieux, de se voir sans cesse comparé à son père, avec ironie et méchanceté, Klaus Mann la ressentit sans cesse avec un mélange d’humiliation et de frustration. Même les écrivains les plus progressistes de sa génération ne cesseront de railler son origine et la protection encombrante de la gloire paternelle. Bertolt Brecht qui ne put jamais supporter Thomas Mann se montra aussi injuste envers Klaus, ne voyant en lui qu’un être prétentieux et sans talent, propulsé dans la littérature grâce au nom de son père (7). Quel contraste entre cette image brechtienne du  » génial fils du génial Thomas Mann » et la réalité intime de Klaus Mann : un être hypersensible, mal dans sa peau, incapable de croire réellement à la valeur de son oeuvre, en quête perpétuelle de son identité, auteur de deux biographies alors qu’il n’avait même pas quarante ans.(8)

A ce malaise de l’écrivain qu’aggraveront les expériences de l’exil, l’abandon de la langue allemande – il écrira, aux Etats-Unis, son journal intime en anglais -, la coupure d’avec ses racines, sa culture, son public, la haine et l’angoisse qu’éveillera en lui le national-socialisme, s’ajoute une extrême fragilité psychologique et affective. Toute sa vie Klaus Mann fut fasciné par la mort, hanté par le suicide, problématique personnelle que renforcera le suicide de ses amis, condamné à une vie assez solitaire qui le fera surnommer « le moine » par les autres soldats américains en 1945, entrecoupée de quelques amitiés fulgurantes : celle de sa soeur Erika, pour laquelle il éprouvera une tendresse proche de l’amour, de Pamela Wedekind, de René Crevel et de quelques autres. Par ailleurs, en dépit de la discrétion extrême de la famille Mann, mais aussi de Klaus lui-même, on ne peut aborder son oeuvre ni la comprendre sans prendre conscience que l’ homosexualité – thème littéraire cher à l’auteur de Tonio Kröger et de La Mort à Venise - était pour Klaus Mann une blessure permanente. Bien qu’il n’y fasse que très rarement allusion, qu’il ne l’évoque qu’à mots couverts, que l’on n’en trouve pratiquement jamais mention dans les lettres de ses proches, il ne fait aucun doute qu’elle éclaire aussi bien sa création littéraire que son être le plus intime.

Familier de Cocteau et de Gide, passionné par René Crevel auquel il trouve une figure d’archange et de boxeur, on ne compte pas le nombre de créatures androgynes dans ses romans qui lui ressemblent comme des frères et les personnages homosexuels – y compris dans Le Volcan – dans lesquels il a projeté tant de données autobiographiques.

Doué, il l’était et trop précocement. Ses débuts littéraires en furent en quelque sorte gâtés. Né le 18 novembre 1906, « petit narcisse aux joues rebondies », il aura comme premiers camarades de jeu sa soeur Erika et son frère cadet Golo, puis Monika. Le père – qu’ils nomment le Magicien - est encore une présence lointaine et merveilleuse. Rien ne semble assombrir cette enfance, pas même la guerre de 1914 et la révolution de Bavière. Très jeune, il a le sentiment de ne faire qu’un avec Erika – on les surnommera d’ailleurs  » les jumeaux  » – et elle restera presque toute sa vie sa confidente et sa complice. Dès l’âge de treize ans, il commence à écrire de douces rêveries, bercées par la musique de Wagner. Puis, à seize ans, il écrit ses premiers poèmes influencés par Nietzsche, Walt Whitman, Novalis et Rimbaud. Les orages de la génération expressionniste, il les traverse sans les comprendre. Ce n’est sûrement pas lui qui, comme W. Hasenclever, A. Bronnen, R. Sorge, aurait exalté le parricide. Il se sent bien plutôt attiré par la forme glaciale et parfaite de Stefan George que par le pathos exalté de la génération expressionniste. Les orages de la puberté laisseront plus de traces. Il les évoque avec infiniment de pudeur dans Der Wendepunkt à travers le souvenir de ce condisciple  » aux yeux couleur de glace » auquel il dédie des poèmes d’amour et cette passion adolescente lui semble un signe de son destin.

C’est ainsi qu’il rencontrera les années vingt, où toute une génération tente d’ oublier la misère et les angoisses du lendemain dans les lumières des dancings et le jazz. A dix-sept ans, il découvre Berlin – Babylone – la Grande Prostituée. Pour vivre dans cette ville qui le séduit immédiatement, il est prêt à lire ses poèmes dans un cabaret sous les moqueries des machinistes. Ce fut chez son oncle Heinrich qu’il fit la connaissance de Pamela Wedekind, la fille de l’auteur de Lulu et de l’Eveil du printemps. Avec Erika, ils constitueront bien vite un étrange trio. Au désespoir de sa famille il désire être danseur et se fiance avec Pamela, personnage fascinant et assez hystérique. En même temps, il tente de s’introduire dans la vie littéraire berlinoise, publie un premier recueil de récits et d’esquisses, dédié à sa soeur. A dix-huit ans il s’exerce déjà à la critique littéraire; Erika est actrice chez Max Reinhardt. Bientôt il tentera d’écrire des pièces sur sa génération, sur la jeunesse, où l’on ne peut s’empêcher de trouver la transposition d’éléments autobiographiques. Maison de repos pour enfants déchus a comme personnages principaux deux filles homosexuelles et un être mélancolique et inhibé qui les regarde et les aime toutes les deux. Erika et Pamela étaient appelées à jouer les rôles principaux.

Avide de vivre, de tout voir, de tout connaître, Klaus Mann entreprend de nombreux voyages. Il se rend à Londres, à Paris, à Marseille, en Afrique du Nord, en Italie. Rejetant les préjugés bourgeois, il essaie de vivre son exaltation sentimentale et de la traduire dans ses oeuvres. C’est à l’occasion de la mise en scène d’une de ses pièces qu’il fit la connaissance de l’acteur Gustav Gründgens, personnage ambigu, avide de gloire, ambitieux et homosexuel qui non seulement poussera Klaus Mann à jouer dans ses propres pièces mais deviendra le mari d’Erika. La vie ne semble être pour Klaus Mann qu’une série d’émotions et d’expériences à découvrir. Esthète, personnage assez frivole, il se sent partout chez lui dans toutes les capitales, rêve de devenir un  » intellectuel européen ». C’est au cours de ces voyages qu’il nouera certaines amitiés les plus profondes de sa vie, en particulier celle avec René Crevel qui exerce sur lui une véritable fascination. Son suicide sera aussi un signe du destin.

Prenant au sérieux sa vocation littéraire et intellectuelle, il tente d’échapper à l’emprise de son père, à sa gloire grandissante en se faisant remarquer surtout par ses frasques et un style de vie quelque peu dissolu. Le plus souvent, son excentricité agace. C’est à cette époque que Brecht écrira dans Das Tagebuch :  » Le monde entier connaît Klaus Mann, le fils de Thomas Mann. Mais au fait, qui est Thomas Mann ? » Inutile de préciser que le Magicien devait peu apprécier les trop nombreux articles négatifs consacrés à son fils. Loin de condamner son style de vie, il semble afficher à son égard une superbe indifférence.

La Kindernovelle est traduite aux Etats-Unis et bientôt il s’y rend avec Erika. Pamela a entre-temps rompu avec lui et s’est décidée à épouser le dramaturge expressionniste Carl Sternheim qui non seulement aurait pu être son père, mais dont l’équilibre mental était dès cette époque largement contesté. A New York, on acclame les  » jumeaux de la littérature « . Ils font des conférences, rencontrent des célébrités, fréquentent les cocktails donnés en leur honneur, se rendent à Hollywood et passent Noël avec Emil Jannings le futur Pr. Unrat de l’Ange bleu. Ils découvrent la beauté de l’Amérique, et Gershwin. Puis ce sera l’Asie, Tokyo, Pékin. Pourtant en dépit de sa frivolité apparente, Klaus Mann semble toujours obsédé par toute une série de conflits psychologiques – parfois proches des pièces de Wedekind – qu’il transpose dans la moindre de ses esquisses. Il s’intéresse peu à la politique. Il n’a pas le temps. Jusqu’en 1933, il ne remarque même pas, ou presque, l’ascension fulgurante d’un petit parti bavarois, la NSDAP. Et d’ailleurs, à Berlin,  la richesse de la vie culturelle semble faire écran. Les grands évènements, ce ne sont pas les statistiques du chômage, les chutes de cabinets, l’inflation, la misère mais les mises en scène de Reinhardt, le succès de l’Opéra de quat’sous en 1928. La vraie vie, c’est la littérature. Le Magicien a reçu le Prix Nobel. Erika a divorcé. Les jumeaux se retrouvent. A Paris, après René Crevel, c’est Cocteau, Gide, Radiguet que Klaus Mann rencontre. A Berlin, il fréquente Gottfried Benn qu’il idolâtre. Ils parlent parfois de politique, et au nihilisme de Benn, Klauss mann ne trouve rien à répondre (9).

Pourtant tandis que s’amorce le tournant des années trente, la situation de l’Allemagne ne cesse de se dégrader. Il assiste à la montée du nazisme, sans le comprendre, sans y croire. Une vague de boue, d’imbécilité ne peut submerger Berlin. Hitler ressemble à Charlot, en plus ridicule et en moins drôle. Pourtant les nazis s’en prennent bientôt à Erika, à Munich, et Klaus voit ses meilleurs amis gagnés aux nouvelles idées. Le 30 août 1932, il quittera Berlin, sans lui dire adieu. Tandis que se multiplient les arrestations dans la capitale, à Munich on se bat avec des confettis. Erika y a ouvert son cabaret, Le Moulin à poivre, où l’on plaisante encore sur les nazis. Très vite, l’Allemagne se videra de ses intellectuels, de ses artistes, comme de son sang. C’est alors que Klaus Mann réalise ce que signifie la nomination d’Hitler comme chancelier. Les S.A. tiennent la rue et perquisitionnent. Il téléphone à son père en Suisse pour le supplier de ne pas rentrer. Lui-même quitte l’Allemagne le 13 mars 1933. Il n’y reviendra qu’en 1945, portant l’uniforme américain.

(1) Lettres 1943-1947. éd. Gallimard T. III p.99.
(2) On retrouve dans les premières nouvelles de Klaus Mann, mais aussi dans Le Volcan, plusieurs personnages de
 » pères  » qui sont autant de caricatures féroces de Thomas Mann.
(3) Son nom entier était d’ailleurs, par une sinistre ironie, Klaus Heinrich Thomas Mann.
(4) Heinrich Mann n’en souffrit pas moins d’être trop souvent éclipsé par son frère, comme en témoigne la lettre de Thomas Mann à Guido Devescovi (1er mai 1955) : »Je puis vous l’affirmer, la gêne consternée de projeter sur lui « cette grande ombra » obscurcissante s’étend à travers ma vie entière, déjà depuis les Buddenbrook (…) Mon émotion fut indescriptible et je crus rêver lorsque Heinrich, peu avant sa mort, me dédicaça l’un de ses ouvrages, en ces termes : A mon grand frère qui a écrit le Docteur Faustus ! Comment ? Quoi ? Voyons, le grand frère, ç’avait toujours été lui. » (op.cit. pp 432-433).
(5) Si le film L’Ange bleu tiré de Pr. Unrat le rendit mondialement célèbre, faut-il rappeler que Der Untertan est l’une des satires les plus féroces et les plus intelligentes de l’Allemagne wilhelminienne, que Geist und tat fut le manifeste de toute une génération, qu’admirateur de Zola et de la France, il fut un défenseur de la démocratie bien avant que Thomas Mann ne se réconcilie avec elle, qu’il fut aussi l’un des fondateurs du Front populaire antifasciste allemand à Paris pendant l’exil et qu’il joua un rôle fondamental au sein de toute la vie artistique de la République de Weimar comme au sein de l’émigration antifasciste.
(6) Traduction française éd. Olivier Orban. 1982.
(7)  » Même en pensant aux plus faibles de ma génération (et j’ai là un choix colossal) je vois combien leur gigantesque stature (…) dépasse cet arrière-faix de feuilletonistes dont l’expérience s’arrête aux gens de soixante ans, comme ils en conviennent eux-mêmes (B. Brecht :  » Quand le père, le fils et la chouette… » 14 août 1926), Écrits sur l’art et la littérature. L’Arche 1970, p. 50.
(8) La première autobiographie de Klaus Mann, Kind dieser Zeit, fut publiée en France dès 1933 chez Aubier sous le titre malheureux Je suis de mon temps.
(9) Rappelons que Klaus Mann, en exil en France, au Lavandou, adressera à Benn, demeuré à Berlin, une très belle lettre lui demandant où il se trouvait désormais, avec ceux qui avaient incarné la véritable littérature allemande ou avec les nazis. Benn répondit par un discours fracassant à la radio allemande par lequel il se désolidarisait des émigrés. Dans son autobiographie, Double Vie, il ne peut évoquer cette lettre de Klaus Mann sans émotion. Ce fut aussi un texte de Klaus Mann sur Benn qui déclencha la grande polémique sur l’Expressionnisme dans la Revue Das Wort en 1938-39. Sur le rôle de Klaus Mann dans cette polémique nous nous permettons de renvoyer à nos propres analyses in l’Expressionnisme comme révolte, Payot 1978, 1983, pp. 296-335.

erikaetklausmann.jpg Autre récit de Klaus et Erika Mann paru chez Autrement : Fuir pour vivre

En 2006, les éditions Payot & Rivages font paraître l’ouvrage d’ Erika  et Klaus Mann  » A travers le vaste monde » traduit de l’Allemand par Dominique Laure Miermont et Inès Lacroix-Pozzi:

 Quatrième de couverture :

Le 7 octobre 1927, Erika et Klaus, les « enfants terribles » du grand Thomas Mann, aînés d’une fratrie de six, quittenet le port de Rotterdam pour New York. Elle a vingt-deux ans, lui vingt et un. Après divers échecs personnels, ils entreprennent ce tour du monde de neuf mois pour être réunis mais aussi pour faire parler d’eux en profitant de la célébrité de leur père, bientôt prix Nobel de littérature.
Ils vont demeurer six mois aux Etats-Unis, puis découvriront Hawaï, le Japon, la Corée et l’Union soviétique. L’apparente insouciance de ces deux jeunes gens qui s’amusent à se faire passer pour des jumeaux est à l’image de ces années d’avant la crise économique et les dérives fascistes. Par-delà le ton léger de leurs observations, derrière les coulisses d’Hollywood dont ils côtoient tous les grands noms, Erika et Klaus Mann découvrent que l’Europe,  » si minuscule vue du Kansas ou de Corée, n’est pas le monde. »

Quand Lénine devient Mickey

Vendredi 23 janvier 2009

Article paru dans le journal Le Monde du 25 février 1972

freepress1.jpg Ouvrage de Jean-François Bizot, à l’origine d’ »Actuel », nova press underground française.

 » Si vous n’aimez pas les journaux qu’on vous donne, fabriquez les vous même et ne laissez personne parler en votre non« . Ce conseil qu’ Abbie Hoffman adresse aux jeunes américains explique la floraison des journaux « underground ». D’abord limités à quelques villes des Etats-Unis, ils déferlent à présent sur l’Europe. Cet assaut de la « nouvelle culture » contre le Vieux Monde ne cesse de croître malgré les mesures de répression qui frappent les diverses publications ( intimidations et menaces aux imprimeurs, saisies aux frontières, interdictions, procès pour obscénités,etc.)
Les journaux « underground » sont le lieux d’expression de tous les « freaks », les « monstres », ceux qui refusent la société, décident de vivre en marge et affirment de nouvelles valeurs : la liberté ressentie comme une exigence vitale, l’ érotisme, la fête, le goût du rêve et de la drogue. Dans leurs journaux, les « freaks » déclarent la guerre aux « média », ils entendent agresser chacun en faisant surgir des images taboues, refoulées, à travers des bandes dessinées d’un érotisme subversif, des poèmes entremêlés de filles nues, des photographies oniriques aux couleurs étranges, comme la musique des Pink Floyd, brisées et fondues comme les notes d’Hendrix. Tout cela dominé par un rire fracassant qui n’épargne aucune valeur morale, aucune institution. Cette « contre-culture » opère  » un subtil travail de harcèlement, plus efficace que l’activisme gauchiste. et la réaction ne s’y est pas trompée qui, dans certains pays, s’en prend exclusivement à cette « free press ».

De New-York à Paris

Chaque « journal » naît de la  prise en charge de la vie, de la réalité, du monde, au niveau d’une ville, d’un quartier, d’une rue, d’un lycée. Chaque style s’adapte aux formes particulières de répression, d’aliénation qu’il combat. L’histoire de ces journaux « underground », il faudrait la conter dans une ballade à la manière de Bob Dylan.

Avant de s’épanouir sur les chemins de l’Europe, ces journaux sont nés dans les rues des villes américaines, sur les campus. Cette contre-culture prolongeait en quelque sorte le long et beau poème de Ginsberg, Howl, interdit pour obscénité, et qui circula à des milliers d’exemplaires, de main en main. D’emblée, les journaux « underground » se sont affirmés comme fer de lance de la contestation politique, morale, sexuelle des jeunes Américains. Le premier journal « underground » américain fut sans doute The Realist, paru à New-York en juillet 1958, tiré à six cents exemplaires (et dix ans plus tard à cent mille). Mais le mouvement ne prit sa véritable ampleur qu’avec John Wilcock qui lança vers 1965 les premiers grands journaux de l’ »underground » : Los Angeles Free Press, East Village Other. Bientôt un syndicat de la « free press » s’organise, qui centralise les informations, récolte des annonces publicitaires et constitue des archives communes.

Le phénomène surprend, déconcerte tous les sociologues : les jeunes ne lisent bientôt que cette presse. Alors qu’en vingt ans près de deux cents journaux ont  disparu aux Etats-Unis,  quatre cents journaux « sauvages » les remplacent tirant à plus de cent mille exemplaires, lus par plus de cinq millions de jeunes. La naissance de chaque journal est incertaine, souvent elle est liée à la rencontre de quelques amis.

L’influence de Ginsberg

L’Angleterre entre très vite dans la course avec IT et OZ, puis la Hollande avec Suck et Aloha, l’Allemagne avec Pangg. A son tour, la France est atteinte  par la « Nova Press« . En quelques mois apparaissent plusieurs dizaines de feuilles « underground« . A Strasbourg, c’est Vivre qui prend comme front de lutte la vie quotidienne., et encore Vroutsch, à Cherbourg, le Quetton, à Toulouse Crève salope, lancé par des lycéens ; c’est Astarté à Neuilly, les cahiers de l’Ile à Besançon, XYZ, périodique des objecteurs de conscience, et puis Pim, Pam, Poum, La Veuve joyeuse, le Pop, le Journal des transparents à Tours, le Canard sauvageà Poitiers, la Grande Gueule à Marseille, Création à Lille, la Fête révolutionnaireà Saint-Etienne, et à Paris le Parapluie, Zinc et Anathème (1).

Ces journaux qui naissent et meurent chaque jour s’élaborent dans l’ombre des lycées, des universités, des maisons de la culture, des lieux de travail, des librairies, des cafés. En France même, ils sont les héritiers du Cri du peuple de Jules Vallès et de la presse de mai 1968, de l’Enragé et surtout d’Action, né le 7 mai 1968, trois jours avant la nuit des barricades, qui a tiré à dix mille, puis vingt cinq mille et jusqu’à cent mille exemplaires sans aucune aide financière (phénomène sans pareil dans un pays où il faut un milliard pour lancer un quotidien), et qui se saborde le lendemain de l’élection de Georges Pompidou.

Par la suite, l’humour et les dessins iconoclastes de Hara-Kiri et de Charlie-Hebdo joueront un rôle important dans la naissance de la « free-press » française. On aimerait qu’elle soit aussi marquée par le surréalisme et par Rimbaud, mais il faut bien constater qu’en dehors de Parapluie, qui cultive un esthétisme « surréalisant »avec ses montagnes et ses références à Artaud, tous ces journaux ont subi surtout l’influence de Wolinski et des comics américains, de Ginsberg et de Jerry Rubin, l’auteur de Do It . (2)

Refusant de recourir aux organes traditionnels de distribution, les journaux « underground » ont créé une multitude de réseaux parallèles ou « souterrains » à travers les librairies sympathisantes, les groupes d’amis. Considérés comme subversifs par le gouvernement, ces journaux n’ont pas, non plus, les faveurs de la presse gauchiste. On leur pardonne difficilement de représenter la souris Mickey avec le visage de Lénine, de préférer les Rolling Stones à Trotsky et de considérer « Woodstock » comme plus important que la grande révolution culturelle prolétarienne chinoise. Que dire enfin des revendications de ces groupes (la liberté sexuelle notamment) face aux « manifestes » des organisations gauchistes, marquées par le « sérieux » ? De leur côté, les animateurs des journaux « underground » ne cachent pas la déception, l’ennui morose et corrosif qu’éveille en eux la presse gauchiste. Ils font une exception pour le « quinzomadaire » Tout, qui avait entrepris lui aussi une critique concrète de la vie quotidienne. Les journaux « sauvages » mènent l’offensive sur d’autres fronts que le gauchisme.

JEAN-MICHEL PALMIER

(1) voir Le Monde du 4-5 avril 1971

(2) Le Seuil

De nouvelles formes d’expression

Comment véhiculer ces images de la révolte et de la liberté, ces symboles d’une vie nouvelle, sans briser toutes les anciennes formes d’expression ? Quelles figures, quel style inventer ? la culture « underground » apparaît tout d’abord comme un grand kaléidoscope de couleurs, de cris, de mots, d’images. Ce style nouveau procède de la conception même des journaux : pas de directeur, mais un collectif d’animation, plus de lecteur séparé du journal, mais un lecteur qui fait son journal; plus de copyright, mais le droit absolu de tout reproduire; plus de censure ou d’autocensure, mais le droit de tout écrire, de tout dire, de tout montrer : ainsi voit-on , par exemple, des myriades de C.R.S. sortir du ventre de filles nues.
La presse « underground » fabrique la première grande prise de parole de la jeunesse. Chacun se raconte dans « son » journal, relate « sa » vie, décrit « ses » rêves sous forme de poèmes érotiques, de photos, de dessins, de montages. La « free-press » brise les formes traditionnelles de typographie, mélange les couleurs, les mots, les objets. Ce nouveau langage pour chanter un monde nouveau, un esprit nouveau, est aussi bien l’héritier de la poésie beatnik que du surréalisme. Rares sont ceux qui connaissent Breton, Péret ou Max Ernst, et pourtant ils inventent, pour dire leur refus, des collages analogues à ceux des poètes des années 20. Souvent ce sont les matériaux de la culture dominante qui sont repris et « détournés ». Ainsi Félix le Chat devient agent de la C.I.A., Batman se change en maoïste ou en Panthère noire. Les journaux « underground » offrent une floraison de bandes dessinées où les figures de l’actualité, de la politique, de la guerre apparaissent à travers des personnages grotesques, caricaturaux. De la Beat Generation, de Ginsberg en particulier, la presse « underground » a gardé le souci d’un langage très proche de la vie. Les « Freaks » utilisent le « slang », l’argot, la langue parlée dans le métro, les bistrots. Ils essaient par les télescopages, les mariages insolites, extravagants entre les mots, de retrouver la virginité d’un langage « pollué » par l’usage qui en est fait.  » Quand une civilisation meurt, rien n’en réchappe, le langage est une des premières choses à foutre le camp », écrit Jerry Rubin, et il se demande comment on peut dire encore « je t’aime  » à une fille après avoir entendu  » C’est Schell que j’aime. » Le langage des « Freaks » a déclaré la guerre à la langue de la société unidimensionnelle décrite par Orwell dans « 1984″, comme la novlangue. L’essentiel, pour les « Freaks », est de jouer avec les mots : que les mots fassent l’amour, ainsi que le disaient les surréalistes. Il s’agit d’agresser le lecteur, le déconcerter à travers l’insolite, l’onirique, le fantastique. Les « Freaks » mêlent tous les genres. Ils redistribuent ainsi les cartes de l’idéologie et de la culture, en espérant redistribuer celles de la réalité.

J-M PALMIER.

Entretien : Qu’est-ce qu’un « Freak »?

Jean-Michel Palmier s’est entretenu avec les animateurs de « Vroutsch », « Anathhème » et « Zinc ».

Comment définir l »underground »?
C’est l’avant-garde plus la contre culture. La recherche d’une autre vie et une arme politique.
Qu’appelez-vous un « freak »?
C’est le type esseulé dans son coin, qui crève d’ennui et de tristesse, qui se drogue et qui a envie de faire autre chose. A Strasbourg, on voulait faire autre chose : un journal. Ce journal est devenu un lien entre tous les isolés, entre tous les « sauvages ». Les gens sont fermés, perdus, personne ne parle à personne. Nous, nous leur parlons de notre vie, de leur vie…
Quel est le rôle essentiel de cette « free-press » ?
Détruire les tabous. Affirmer l’importance du sexe dans la lutte pour le pouvoir. Il s’agit de combattre le pouvoir sous toutes ses formes. Il faut arriver à tout libérer d’abord, et puis on se débarrassera de la pornographie. Pour l’instant, il faut saturer de sexe les journaux, les bandes dessinées. Quand les gens cesseront d’être frustrés, quand ils feront l’amour en liberté, la pornographie disparaîtra. On aura peut-être alors de vrais contacts humains.
La « free-press » ne restera pas un phénomène esthétique, une avant-garde. Nous allons créer, à partir de nos journaux, des formes de vie différentes, des collectifs, des communautés.
Quel rôle a joué pour vous la pop’music ?
Elle a exprimé notre désespoir, notre révolte. Le rock, c’était important. Elvis, c’était un sauvage. Et puis, la pop’music a été récupérée, dans les festivals, les disques, les journaux commerciaux comme Mademoiselle Age tendre…Mais les « freaks » continuent à jouer de la guitare dans la rue. La chanson, c’est un lien entre tous les jeunes. Beaucoup d’entre nous sont venus à la « free-press » à partir de la musique.
Que pensez-vous du gauchisme ?
A quoi sert-il ? Ce n’est pas seulement la société, c’est l’esprit des gens qui s’est pourri. C’est lui qu’il faut changer. L’affrontement avec les flics, les C.R.S., les gendarmes mobiles, c’est perdu d’avance. C’est au niveau de l’individu qu’il faut agir.

Extraits

A propos des femmes

Il n’y a que la femme qui n’ait  pas le droit de se promener seule la nuit, qui n’ait pas le droit de dénuder son torse quand il fait chaud, de dénuder ses jambes. Si elle le fait, elle change de personnage, elle n’a plus le même corps, le même visage, le même statut social, le même cerveau. Elle n’a pas le droit de penser, de crier, de se défendre quand on lui rit au nez, quand on l’aborde comme une putain, quand on la touche. On ne lui laisse le titre d’imposteur que quand elle dérange vraiment l’homme dans ses habitudes. Mais alors plus de recul, la loi la condamne, la culture, l’architecture, l’Etat, le sol, le ciel, les enfants, les autres femmes.
Son combat, elle doit le mener avec ruse en se privant d’amitié, de chaleur, car celle qui refuse l’illusion ne supporte rien de frelaté.
La mer est belle, mais je ne peux la regarder car je fais partie du paysage. C’est difficile d’être un paysage et d’être responsable de surcroît.
C’est dur de faire partie du pavé et des vitrines et de mettre un pied devant l’autre, de penser à soi.
C’est dur de faire partie du soleil, des feuilles et d’être la poubelle réceptacle de la culpabilité des hommes.
Ils ont la phobie du sperme, mais le vagin de la femme leur permet de se racheter en la méprisant, en mettant les putains au rang des choses immondes, faisant en sorte que leurs femmes, leurs filles oublient qu’elles ont un sexe et le fassent oublier.
« Je suis un ouvrier, elle est professeur, médecin, ingénieur, mais c’est une femme. Je ne puis l’oublier. Elle a un vagin et deux pieds, mais pas de cerveau. Quand je regarde ses jambes dans le métro, elle n’est qu’une plaie sous le couteau qui jouit. Je me purifie. Elle a la lèpre au-dedans et son activité créatrice n’est qu’une immense copulation. »
Parapluie n°1

 » Sur les espaces interdits… »

Pour quarante personnes et plus, paradis assuré des plus grands effets au réveil dans la moiteur morose du midi grillagé, les enfants ont des ailes à leur sourire, guignol, guignol, alors on a été sage ?
Oh! oui guignol
Vous êtes assis en douce sur les espaces interdits, les seuls libres, une vague odeur d’herbe flotte autour de vous sous la pinède rare du Japon.
On n’applaudit pas, camarade, au matin la révolution dans vos souliers double vie fantôme courant pour attraper le ballon jouant sur la pelouse odeur de menthe pistolet dans la main convulsion peur de l’arbre qui s’agite.
la vision se précise, devient masque peur sur le mur, ombres d’ailes volutes
alentour vire au normal secoué
étiré, distendu en fibres cédent     claquement hôpital sombre au bruit des sirènes rouge et noir alternativement toutes les mains ont des bombes fleurs mauves respirent enlacements rires dans la rue, sourires pour le vin voyage dans un car prison
internationale
rouge, mais quelle lueur trouant le décor d’arbres noyant la prairie pure de cette couleur l’ombre au bosquet les voix feuilles jaunes tiges vertes grains argentés, tige verte fleurs violettes argentées ombre naissante au pied des masques d’arbres, chemins qui s’enfoncent sous la terre les nuages
fugace battre sans cesse pétrir sépare droite syncope
on a droit au calme, mais le sourire renvoie
contact fissure aveuglante
l’écriture disparaît un jour plein de soleil image un jour (…)

Alain Vignier   * Tiré du Parapluie n° 2

 sixtiesrailleurs.jpg Exemple de collage (1968)

LA REVUE UNDERGROUND QUETTON EXISTE DEPUIS JUIN 1967…..

Quand Lénine devient Mickey dans SOCIETE image004

En 1967 le Général Dégueule (comme le dirait Michel Embareck) était le PDG de
la Maison France.   Déjà l’hexagone était triste, peu généreux, et… sans passions. Seulement préoccupé par un sot désir  de jouer dans la cour des « grands » avec l’Ureusseusseu (Capitale Moche-Coup) et les Etats Punis (Capitale Ouah-Chine-Tonne).

 

En ces temps lointains l’expression « être branché » pouvait signifier que chez vous, en plus de l’eau courante, il y avait aussi le gaz et, pardi…  l’électricité ! La presse –avec de la fuite dans les idées- était triste, morne, casse burnes, et aussi grise que le papier sur laquelle elle s’imprimait. Brigitte Bardot fréquentait d’autres animaux que les fachos et les chiens.

 

A Londres le PINK FLOYD du Sieur Syd Barrett créait l’événement, tandis que Gène Vincent rockait partout où l’on voulait encore l’entendre. Ici, en f’RANCE, des anarchistes aimaient un certain Léo Férré et les revues de rock étaient des sortes de fanzines bunkers produites par des clans pour ces clans.  Les admirateurs de Buddy Holly, Eddie Cochran, Jerry Lee Lewis, Gène Vincent, Little Richard, Bo Diddley ou  Chuck Berry n’appréciaient guère ceux des kinks ou des Beatles, Rolling Stones, Pretty Things, Who, Yardbirds, Small Faces, Animals, Hollies, Manfred Mann… 

 

C’est dans cette ambiance que QUETTON fut créé, le 12 Juin 1967, histoire d’amuser les rockers et de contraindre les anarchistes à s’adonner à une rigolade stupide et contagieuse.  Vaste, très vaste travail !  Mais qu’importait ce boulot, QUETTON venait de naître, et non de Dieu, la plaisanterie allait durer… un sacré foutu bout de temps bordel de mairde.

 

Quoi d’autre en 67 ? Trois fois rien  ! Copiant QUETTON, ROLLING STONE MAGAZINE sortait son premier numéro. Mohamed Ali perdait son titre de Champion du Monde de Boxe pour refus d’aller se battre au Viet-Nam.  Le Ché se faisait assassiner. Le Pro-fesseur Banard se tapait la première greffe cardiaque de l’histoire de la médecine. Et Otis Redding mourrait dans un accident de navion.

Grosso modo, au même moment que QUETTON, la presse underground avait montré son nez ici ou là; I.T. sévissait en Grande Bretagne, OZ en Hollande, L’OEUF en Suisse.

La machine était en route, le mouvement underground était né.  Bientôt des centaines de titres existeraient -rien qu’en France-, parmi les meilleurs des meilleurs,  on saluera post mortem, THE STAR SCREWER, HOJALDRISTA, PIEDS NICKELES SUPERSTARS, ACTUAL HEBDO, LE PARAPLUIE, etc…  Sur un rayon parallèle, mais sur une étagère autrement financée, ou trouvait aussi, ZINC, ACTUEL, FLUIDE GLACIAL, L’ECHO DES SAVANNES, HARA KIRI HEBDO (futur CHARLIE HEBDO) et d’autres…  

Puis, à l’orée des années 70, la Presse Underground, ou Free Press, ou encore Nova Press, engendrera la Contre Presse. Celle-ci, déjà éloignée des délires des titres déjà cités, produira généralement des sortes de canards enchainés départementaux. 

Plus tard, (en 76) parallélement à QUETTON notre équipe créera ainsi L’ENVERS DE LA MANCHE, qui par LIBERATION, CHARLIE HEBDO et même LE CANARD ENCHAINE, sera -aux côtés de l’hérétique QUETTON- classé parmi les tous meilleurs titres de la… nouvelle presse hexagonale.

 

La libre démarche de Mikel Dufrenne.

Dimanche 18 janvier 2009

Article paru dans le journal Le Monde en 1975

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*Vers une esthétique sans entraves. Mélanges offerts à Mikel Dufrenne. Ouvrage collectif, UGE « 10-18″, 506 p.,

Ce volume d’essais offert à Mikel Dufrenne par ceux qui furent ses amis, ses étudiants et ses collègues, ne sacrifie pas seulement à une pieuse tradition universitaire. Il tente, par des voies diverses, d’éclairer une oeuvre et un style qui ont orienté de façon décisive une certaine approche de l’esthétique en France.

Depuis sa thèse consacrée à la Phénoménologie de l’expérience esthétique (1) jusqu’à ses plus récents travaux, tel Art et Politique (2) Mikel Dufrenne n’a cessé d’ explorer la structure de l’oeuvre, qu’il s’agise d’un tableau, d’un poème, d’un film ou d’une sculpture, mais aussi les différents types de discours qui s’y consacraient. Bien que les fondements de sa réflexion puissent paraître idéalistes par leur enracinement dans la phénoménologie husserlienne, Schelling et le romantisme allemand, il a su élaborer un style d’interrogation dont il faut reconnaître la simplicité et la beauté.

Dufrenne n’est pas un doctrinaire. Il se situe au-delà des écoles et des chapelles. Il emprunte à la linguistique, à la psychanalyse, à Adorno ou à Lukacs des instruments dont aucun ne saurait constituer une véritable clef. Aussi sa pensée prend elle l’aspect d’une longue errance entre les oeuvres, les paysages et les choses. Les questions qu’il pose sont multiples : elles portent aussi bien sur les rapports entre « nature » et « liberté  » que sur l’enracinement de l’art dans la vie sociale et collective. Qu’est-ce qu’une oeuvre d’art ? Non seulement les oeuvres des musées mais aussi une rue avec ses enseignes au néon, une manifestation, une grève, un coucher de soleil ou un paysage. Avec Husserl et Merleau-Ponty, il nous fait redécouvrir l’ »inquiétante étrangeté » des objets, de la « chair du monde », le caractère inépuisable de l’oeuvre d’art et du vécu. Les articles de ce recueil insistent sur la « générosité » d’une oeuvre dont on ne vantera jamais assez la souplesse et l’imagination. L’enseignant, le chercheur et l’éditeur – M. Dufrenne est directeur de la remarquable collection « Esthétique » qui vient d’être reprise par Christian Bourgois en « 10-18″ – se retrouvent dans ces profils multiples tracés par  ceux qui ont collaboré avec lui.

Parmi les plus intéressantes contributions, citons celles d’Olivier Revault d’Allonnes sur la « désublimation libératrice », longue réflexion sur Freud, Marcuse et Adorno; de Clémence Ramnoux, qui, avec la finesse qui caractérise tous les travaux qu’elle a consacrés à la philosophie antique, s’interroge sur les multiples signification du beau chez Platon; de René Passeron sur la poétique; de Louis Marin sur le rapport écriture-peinture; de Bernard Teyssèdre sur Mondrian; de Lyotard sur la déchristianisation; de P. Sansot sur la ville; de Lilian Brion sur la destruction du Goethenaum de Rudolph Steiner; de Lascaut, infatigable chercheur des  » monstres dans l’art », et de Roland Barthes sur le « bruissement de la langue ».

Volume hétéroclite, souvent passionnant, qui suggère la diversité de cette « esthétique sans entraves » que Mikel Dufrenne n’a cessé de développer.

JEAN-MICHEL PALMIER

(1) P.U.F., 1953
(2) « 10-18″, 1975

Mikel Louis Dufrenne (1910-1995) était un philosophe français. Spécialiste d’esthétique, il a donné une orientation phénoménologique à cette discipline. Il a dirigé la Revue d’esthétique. Il a enseigné à l’université de Poitiers à partir de 1955, et participa à la fondation de l’université de Nanterre, où il enseigna dès 1964. 

Oeuvres

  • Karl Jaspers et la philosophie de l’existence, en collaboration avec Paul Ricœur, Seuil, Paris, 1947.
  • La Personnalité de base, PUF, Paris, 1953.
  • Phénoménologie de l’expérience esthétique, PUF, Paris, 1953
  • La Notion d’a priori, PUF, coll. « Épiméthée », Paris, 1959
  • Le Poétique, PUF, Paris, 1963
  • Language and Philosophy, Indiana University Press, Bloomington, 1962, Jalons, Nijhoff, La Haye, 1966
  • Esthétique et philosophie, I, Klincksieck, Paris, 1967, II, 1976 ; III, 1981.
  • Pour l’homme, Seuil, 1968
  • Art et politique, coll. 10/18, U.G.E., Paris, 1974
  • Subversion, perversion, P.U.F., 1977.
  • L’Inventaire des a priori, Bourgois, Paris, 1981
  • L’Œil et l’oreille, L’Hexagone, Montréal, 1987, repris aux éditions Jean-Michel Place, Paris.
  • Le Cap-Ferrat, livre-objet en collaboration avec le sculpteur Bauduin (hors commerce, 1994).

Le suicide antérieur; analyse d’un peintre

Dimanche 18 janvier 2009

Article paru dans le journal Le Monde du 29 février 1975

sout1.jpg      sout2.jpg Portraits de Louis Soutter

* Louis  Soutter ou l’écriture du désir, de Michel Thévoz. Edit. de l’Age d’homme. Diffusion Bernard Laville, 256 p.,

A l’enquête : Le suicide est-il une solution ?, Antonin Artaud répondait : « Je souffre affreusement de la vie. Il n’y a pas d’ état que je puisse atteindre. Et très certainement, je suis mort depuis longtemps, je suis déjà suicidé. On m’a suicidé, c’est à dire. Mais que penseriez-vous d’un suicide antérieur, d’un suicide qui nous ferait rebrousser chemin, mais de l’autre côté de l’existence, et non pas du côté de la mort. » Cette phrase que Michel Thévoz, spécialiste de l’art brut, place en exergue à l’étude qu’il vient de consacrer au peintre suisse Louis Soutter n’est pas un ornement littéraire.
ll suffit pour s’en convaincre de regarder seulement deux photographies du peintre. A vingt ans c’est un jeune homme timide, grave, un peu triste. A soixante-huit ans, le visage semble avoir été brûlé à la chaux vive : un rictus déforme la bouche, les joues émaciées soulignent l’os, et les yeux, invisibles et sans éclat, se devinent seulement, au fond des orbites creusées. Un visage ? non, un masque mortuaire.

L’ homme au violon

C’est à Morges, petite ville au bord du Lac Léman, que Louis Soutter naquit en 1871. Absent, rêveur, inquiet, ses camarades d’école lui trouvent déjà l’air d’une « tête de mort ». Après des études d’architecture, il choisit de devenir musicien et part à Bruxelles étudier le violon. Il y fait la connaissance de Madge Fursman, une jeune américaine qui deviendra sa femme. En 1894, Soutter revient à Lausanne pour étudier le dessin et la peinture. Puis il part pour les Etats-Unis, s’installe à Colorado-Springs, la ville natale de Madge, où allait être fondé un département des beaux-arts. Il y enseigne plusieurs années et ses cours connaissent un grand succès. Pourtant quand il rentre en Europe en décembre 1902, c’est une épave : sa femme a obtenu le divorce. Il est moralement et et physiquement ruiné, considérablement amaigri, prostré, incapable de fixer son attention.
Le typhus dont on le croit atteint, ne suffit pas à expliquer son effrayant délabrement. Placé dans une clinique psychiatrique, il arrache les mauvaises herbes et continue à peindre et à jouer du violon. Son état semble s’améliorer et bientôt à Genève, il commence une carrière musicale. Mais ses excentricités l’empêchent de s’intégrer dans un orchestre : il lui arrive, en jouant, de s’arrêter brusquement, dans un état second. Multipliant les dettes, il est mis sous tutelle, vivant dans une chambre mansardée que lui prête son frère. On le décrit comme ayant « un aspect inquiétant et une expression hallucinée « . Complètement incapable de subvenir à ses  besoins, il est placé par sa famille à l’asile de Ballaigues, où il demeura dix-neuf ans. De là, c’est en vain qu’il supplie ses parents de le laisser gagner sa vie comme musicien ou comme domestique. Lorsqu’il fait des fugues, on lui confisque son violon. Devant son acharnement, la direction de l’asile finit par céder: on le laisse partir des semaines entières, parcourant à pied les routes de montagne, son étui à violon à la main, pauvre silhouette en quête d’un gîte pour une nuit.

La main et la toile

Jusqu’en 1930, Soutter semble avoir considéré la musique comme sa vocation première. A l’asile, pourtant, il ne cesse de dessiner, au verso des lettres qu’il reçoit, sur du papier d’emballage. Il travaille pour lui-même, offrant ou vendant parfois quelques-uns de ses dessins pour se payer un café. on les accepte par charité, on les détruit ensuite. Quelques rares personnes - Giono, Le Corbusier – lui reconnaissent un étonnant génie. En 1946, Jean Dubuffet songe à lui consacrer un fascicule de l’Art brut. A l’asile, pourtant, il n’est qu’un  » fou pornographe « . Lui même s’écrie :  » l’ asile, c’est l’anti -chambre de la mort. » Il s’éteindra en 1942, presqu’aveugle, n’ayant plus que la peau sur les os.
Cette vie, ce destin, cette désintégration, à partir d’une oeuvre qui n’échappa que de justesse à la complète destruction, Michel Thévoz a tenté de les comprendre. Les éléments qui invitent à une lecture psychanalytique sont nombreux – le père absent, la carence de l’idéal du moi,. Les toiles où se rencontrent la mère, l’épouse et la mort résument à elles seules toute la dramaturgie oedipienne. Les hommes sont rares dans l’univers de Soutter, peuplé seulement de femmes maternelles ou sataniques.

Michel Thévoz examine chaque symptôme tout en critiquant l’hypothèse freudienne qui semble ne voir dans la création artistique qu’un phénomène de sublimation. La feuille de papier, l’encre, la plume furent pour Soutter un substitut du rêve ou plutôt la relance de ses impulsions trop inhibées pour se faire jour dans un simple rêve. N’intitulait-il pas lui-même un de ses dessins le Névropathe et ses fantômes? Par delà les réductions nosographiques, Thévoz cherche surtout à comprendre comment un artiste qualifié de  » malade mental  » passe du symptôme à l’expression.

Il ne reconstruit pas une « psychanalyse posthume ». Il tente de montrer comment l’inconscient détermine aussi bien le contenu que la figure, les surfaces et les lignes, comment la main qui gratte et noircit la feuille dans un mouvement saccadé est aussi celle qui satisfait le désir. A un niveau plus profond encore, Thévoz fait voir comment l’espace de la toile est le prolongement de ce corps dont la chair et le sang finissaient par devenir évanescents, laissant place au squelette. Reprenant les analyses de Freud sur le « travail du rêve », il propose une sorte de « stéréographie du cauchemar » explorant le paysage de Soutter comme un décor mouvant qu’un souffle suffirait à déchirer.

Ce travail minutieux, où la passion de l’auteur pour son sujet n’a d’égale que son érudition artistique est beaucoup plus qu’une monographie psychanalytique. Interrogeant les limites de l’ »art culturel » et de l’art brut », le corps fantasmé et l’espace pictural, Michel Thévoz illustre l’apport des sciences humaines à l’analyse artistique, dans ce qu’il a de plus rigoureux.

JEAN-MICHEL PALMIER.

soutter3.jpg         louissoutter2.jpg  Dessins de Louis Soutter

Citation au dos d’un dessin, tirée de « Louis Soutter » de Michel Thévoz:

« Oui! C’est moi, Louis Soutter, je devrais plutôt dire ‹ non moi ›, je suis interné à l’asile de Ballaigues, car je suis à jamais fou, oui ils m’ont étiqueté fou. Ils sont merveilleux ces psychiatres, c’est tellement simple avec eux, tu te demandes pendant des siècles qui tu es, tu te cherches, tu souffres, tu angoisses, tu fantasmes, et voici tout à coup la réponse: fou! »

L’expressionnisme et les arts – entretien Laure Adler-Jean-Michel Palmier / France Culture

Samedi 3 janvier 2009

anitaberber.jpg  

Portrait de la chanteuse Anita Berber, par Otto Dix   

Ces pages sont la retranscription d’une interview de Jean-Michel Palmier par Laure Adler à propos de la sortie, chez Payot, en 1979, de L’Expressionnisme et les arts, premier volume : Portrait d’une génération. Elles représentent les seules archives sonores (de très mauvaise qualité) en ma possession.

Émission : « Bruits de pages », France Culture.

Pour vous, Laure Adler collaborer à « Bruits de pages » présente des nombreux avantages, vous enrichissez vos connaissances. Maintenant que vous avez lu le livre de Jean-Michel Palmier sur l’expressionnisme et les arts vous êtes incollable sur l’expressionnisme……….

Laure Adler : Presque, surtout que votre livre Jean-Michel Palmier se lit très agréablement. On peut le lire à différents niveaux, on peut prendre des chapitres, en sauter d’autres, etc. Et surtout, on découvre des personnages absolument étonnants. Il a par exemple l’histoire d’une femme, vous faites la biographie d’une femme, elle s’appelle Else, elle portait des jaquettes blanches, des pantalons en taffetas noir, elle avait aux bras, aux mains et aux oreilles des bijoux de pacotille, on la prenait dans les rues de Berlin dans les années 1920, soit pour une danseuse soit pour une prostituée asiatique. C’était une expressionniste ?

Jean-Michel Palmier : Oui, disons que dans ce livre, qui est consacré principalement pour son premier volume à la littérature et à la poésie…

Laure Adler : ….350 pages, premier volume, second volume au mois de janvier….

Jean-Michel Palmier : J’ai tenté dans ce volume, disons, de faire surgir non seulement la mythologie des thèmes mais aussi des figures. Car finalement, quand on lit une anthologie, et bien, on est confronté à des noms, suivis de dates, de la date de naissance et, en général, de la date de la mort. Et quand on prend les poètes de cette génération, souvent leurs œuvres sont même éditées en deux volumes. Le premier volume s’appelle en général « poèmes de jeunesse », le second volume « poèmes de maturité ». En général, la jeunesse correspond jusqu’à l’âge de 18 ans et les poèmes de la maturité sont ceux qu’ils ont écrits jusqu’à l’âge souvent 25 ans, maximum, avant d’être tués en 1914 à la guerre. J’ai donc voulu sortir ces figures de la poussière des bibliothèques en essayant de les faire surgir et de les replacer surtout dans l’époque et dans leur contexte et parmi toutes ces esquisses biographiques que j’ai consacré dans ce volume à différents écrivains de cette génération expressionniste, j’ai insisté sur Else Lasker -Schüler car finalement, elle est très peu connue et, en dehors de quelques poèmes traduits et parus dans des anthologies, il n’y a aucune étude la concernant. Et pourquoi Else plutôt qu’une autre ? et bien, peut-être parce qu’avec sa vie à la dérive, son sens du mystère, de l’errance, son désespoir, ses poèmes, elle était un symbole de l’époque.

Laure Adler : Elle a participé à toutes les revues de l’expressionnisme allemand…

Jean-Michel Palmier : Oui, c’était une petite fille de rabbin dont on a beaucoup de mal à établir la date de naissance car, disons, de cinq ans en cinq ans, elle se rajeunissait et elle commence par traîner dans les rues de Berlin, écrivant ses poèmes sur les bancs des gares, dans les rues, dans les cafés, car les cafés jouent un très grand rôle à l’époque, c’est une sorte d’arche de Noé où tous se réfugient. Elle fait partie de la bohème artistique qui caractérise Berlin autour de la guerre de 14, mais elle est surtout entrée dans ce mouvement expressionniste, d’abord par sa liaison avec Herwarth Walden qui sera le fondateur et le directeur de la revue et de la galerie Der Sturm, à Berlin, et qui exposera toutes les avant-gardes européennes, ensuite comme ayant été la maîtresse de Gottfried Benn, l’auteur de « Morgue et autres poèmes » et Else, c’est cette femme étonnante qui écrit des poèmes, souvent des poèmes d’amour, des poèmes de révolte en les signant de noms tout aussi mystiques et mythiques : Tino de Bagdad, Prince de Thèbes…….

Laure Adler : Elle s’appelait elle-même « le prince de Thèbes »…..

Jean-Michel Palmier : Oui, chaque recueil de poèmes porte un nom différent et c’est une femme qui vit pauvrement, qui n’a jamais…..

Laure Adler : Qui vit dans les caves….

Jean-Michel Palmier : Elle vit dans les caves, dans les chambres d’hôtel qu’elle remplit de poupées, de jouets invraisemblables. Elle joue à fond sur ces personnages à la fois infantiles et touchants. Comme Claire Goll le raconte, en Suisse, pendant la guerre 14, elle payait les garçons de café avec des bonbons de différentes couleurs et surtout, ses poèmes avec leur mélange de mysticisme, d’amour, de révolte, de fascination et d’épouvante pour la grande ville me semblent finalement caractéristiques de ce qu’à pu être cette sensibilité expressionniste et, comme la plupart elle a connu un destin assez tragique puisque après avoir vécu pauvrement dans les années vingt, après avoir été la cible de toute la presse d’extrême droite réactionnaire, elle a du s’enfuir à Zurich lorsque les S.A. la frappaient au visage lorsqu’ils la rencontraient dans la rue. Là, elle est arrêtée pour vagabondage et finalement elle est partie en Palestine, bien qu’elle n’avait pas tellement envie de partir en Palestine. Et c’est assez intéressant de mentionner que, dans les années vingt, il y avait un journaliste hébraïque, qui avait voulu traduire justement ses poèmes en hébreu et elle avait répondu qu’ils étaient déjà assez juifs en allemand et qu’il n’était pas utile de les traduire. Donc, elle a été assez déçue lorsqu’elle a été confrontée avec la Palestine, par rapport à son image un peu mythique et un peu mystique qu’elle avait dans son testament. Elle a continué à vivre pauvrement à Jérusalem et ….

Laure Adler : Où elle a pensé pouvoir réconcilier juifs et arabes……

Jean-Michel Palmier : Oui, elle avait toutes sortes de projets insensés notamment elle voulait réconcilier juifs et arabes et encore d’une manière tout à fait étonnante car elle voulait créer une sorte de grand Luna Park car elle pensait qu’au moins les enfants juifs et arabes iraient s’amuser dans les mêmes manèges, ce serait le point de départ d’une sorte de fraternité. Elle propose aussi un poète expressionniste comme Président au Congrès juif mondial et finalement elle est morte pauvrement en lisant ses poèmes dans Jérusalem, toujours habillée comme à Berlin, très désireuse de revenir dans cette Allemagne qu’elle avait quitté par la force et obtenant finalement du rabbin qu’il lise sur sa tombe son dernier poème « Je sais que je dois bientôt mourir » à côté du Kaddisch.

Laure Adler : Alors, on n’en finirait pas de parler de toutes ces femmes, de tous ces hommes qui ont composé ce que vous nommez « l’expressionnisme allemand », c’est à dire une période très précise, vous dites 1906-1928. Il y a aussi les cabarets, les cabarets où se passait une vie non seulement de chansons mais aussi une vie littéraire très intense et vous faites là aussi le portrait complètement fascinant notamment de deux femmes qui chantaient l’une s’appelait Claire Waldoff dont vous dites qu’elle avait des cheveux rouges et une voix rocailleuse, qu’elle chantait en argot et aussi une autre femme, Anita Berber qui était dévorée par l’alcool et par la cocaïne, tout le monde se réunissant dans les cabarets.

Jean-Michel Palmier : Oui,

Laure Adler : tout le monde se réunissait dans les cabarets….

Jean-Michel Palmier : Oui, quand on parle de cabarets par exemple aujourd’hui, on a une image qui est forcément fausse. De même qu’en général l’image de l’Allemagne de Weimar. Car on voit cette Allemagne de Weimar principalement au travers de deux films: celui de Bob Fosse : « Cabarets de Berlin » et celui de Sternberg : « l’Ange Bleu » et on ne peut pas imaginer le cabaret allemand sans tout de suite entrevoir …des femmes assez grasses, des travestis, toute cette mythologie de pacotille qui pour beaucoup s’identifie avec l’Allemagne de Weimar. En fait, le cabaret est un phénomène très complexe. Le cabaret a évolué comme genre artistique, le cabaret a été fondé par un aristocrate, par Ernst Von Wolzogen avant la guerre de 1914. Mais le cabaret, et bien, le cabaret à cette époque là commence comme genre artistique; le genre de cabaret disons, néo-pathétique de Kurt Hiller, l’un des premiers à parler de l’expressionnisme dans la littérature, où de jeunes poètes qui appartiennent à cette bohème berlinoise, viennent lire leurs œuvres ensemble, et ce qui compte dans ce type de cabaret artistique, c’est avant tout le fait que des auteurs inconnus, qui publient dans des revues confidentielles, puissent lire leurs poèmes et discuter et disons que ce cabaret artistique d’avant 14 a peu de rapports avec le cabaret des années vingt, tout ce qui sera immortalisé par la mythologie. Le phénomène d’ailleurs fut très complexe car on peut dire que tous les genres artistiques ont connu finalement le cabaret. Il y aura le cabaret expressionniste de Kurt Hiller, le cabaret dadaïste qui est né en Suisse avant son retour à Berlin. Mais il y aura surtout dans les années vingt une tradition extrêmement politisée du cabaret et cela on le connaît souvent très, très peu. Car on imagine toujours le cabaret dans le style de celui qui est montré dans le film de Bob Fosse alors que l’époque était totalement différente. Le cabaret est resté jusqu’à Hitler un symbole de liberté et des artistes comme Claire Waldoff ont continué à se battre jusqu’à la fin contre les nazis par cette arme assez étrange qu’était l’humour et que les nazis n’avaient certainement pas du tout. J’ai cité Claire Waldoff car elle appartient, au même titre que d’autres figures de l’époque, à cette mythologie berlinoise. On ne sait pas très bien comment est née cette mythologie berlinoise peut-être à travers des dessinateurs comme Friedrich Zille qui ont commencé à dessiner des images des ouvriers, des chômeurs et Claire Waldoff chantait des chansons sur les travailleurs de Berlin et elle est finalement devenue un symbole de la culture populaire du Berlin qui entoure les années vingt.

Laure Adler : Alors, on n’en finirait pas de dénoncer, de raconter la vie de tous les gens que vous racontez, celle de Georg Trakl qui est peut-être l’un des plus connus de tous les expressionnistes allemands, celle aussi de Johannes Bader qui était à la tête du mouvement Dada de Berlin et dont vous dites qu’il se prenait pour le Christ et il s’est proposé à la Présidence de la république et vous dites, dans votre introduction,, vous racontez la fin de tous ces expressionnistes allemands et c’est vrai que ça fait frissonner : Kurt Adler, Engelke, Ferl, Runge, Stadler, Stramm ont été tués à la guerre, Heym s’est noyé accidentellement, Blass, Klabund sont morts tuberculeux, Einstein, Hansenclever, Kanehl, Goering, Toller, Wolfenstein, Tucholsky, Kirchner se sont suicidés, Trakl est mort dans un asile psychiatrique et je crois qu’on ne sait toujours pas s’il s’est suicidé ou s’il est mort par excès de drogues. Jacob von Hodder a été brûlé par les nazis, tous, tous sont morts…

Jean-Michel Palmier : Oui, je crois que c’est en fait toute la génération intellectuelle des années vingt qui a connu ce destin extrêmement tragique. Car cette génération est née à la politique avant 1914. Lorsque cette bohème s’affirme en révolte contre les idéaux de l’Allemagne de l’empereur Guillaume. Elle a été assassinée en 14, elle se politise dans les années vingt mais elle sera victime de toutes les répressions qui vont s’abattre contre les conseils ouvriers de Bavière, par exemple. Quelqu’un comme Ernst Toller sera interné pendant très longtemps à la suite de sa participation à la République des conseils ouvriers de Bavière. Ensuite toute cette génération sera victime d’une vague de répression. Cette Allemagne de Weimar qui finalement n’a de République que le nom. Car on a toujours une image positive de ces années-là et on oublie que finalement cet art de gauche des années vingt, cette révolte artistique s’est constituée contre cette République. Accusés de blasphème, de procès de haute trahison, ils ont été victimes souvent d’une répression extrêmement violente et l’aboutissement de tout cela, c’est finalement Hitler. Lorsque Hitler a brûlé leurs œuvres dans des autodafés à Berlin par exemple, lorsque tous ces auteurs qui ont échappé à la guerre 14, qui ont échappé aux corps francs, qui ont échappé à toutes ces manifestations d’extrême-droite dans les années vingt vont se retrouver, après l’incendie du Reichstag, sur les chemins de l’exil. Et bien là, leur destin sera tout aussi tragique. Quand ils se seront échappés de l’Allemagne hitlérienne, beaucoup se suicideront comme Ernst Toller, dans une chambre d’hôtel à New-York, ou bien se retrouveront dans des camps de concentration français ou encore finiront complètement désespérés.

Laure Adler : De Jean-Michel Palmier: l’expressionnisme et les arts – premier volume Portrait d’une génération

Le second paraîtra au mois de janvier aux éditions Payot

Extraits de Berliner Requiem, 1976 :

Else Lasker-Schüler

                              Else Lasker-Schüler est plus qu’une simple figure poétique de l’expressionnisme allamand. A elle seule, elle incarne la bohème berlinoise, le romantisme, l’idéalisme et le désespoir d’une génération décimée par la guerre et les camps de concentration. Toute sa vie cette arrière petite fille de rabbin fut un sujet de scandale : elle passait ses journées et ses nuits dans les cafés de Berlin, fréquentant les peintres et les poètes groupés autour de la revue Der Sturm, dormait sur les bancs des gares, ne cessant d’errer dans les rues. Sa vie fut un perpétuel déracinement : épouse de Herwarth Walden, maîtresse de Gottfried Benn, elle fut aussi l’amie de Trakl et de Franz Marc – « le Cavalier Bleu » -, de Karl Krauss et de Ludwig von Ficker. A l’époque où parut son premier recueil de poème Styx (1902) elle vivait seule dans une cave de Berlin qui lui était louée secrètement par un portier. Incapable de s’adapter à la réalité, haïe par la bourgeoisie, elle vivait dans les hôtels les plus pauvres, entassant dans sa chambre des poupées et des jouets. Benn et les auteurs de sa génération – Kurt Hiller  par exemple – la décrivent comme une créature excentrique. On la rencontrait dans les rues, habillée avec des tissus orientaux, couverte de bijoux de pacotille, vêtue de manière masculine. Son seul univers était les cafés de Berlin, ces fantastiques cafés où se rassemblaient les artistes, les poètes, les acteurs, dans ces grandes salles décorées, imitées des cafés viennois.

                              Sa relation avec Gottfried Benn m’a toujours étonné. Il était un jeune étudiant en médecine lorsqu’elle le rencontra, connu par le succès de scandale de son recueil Morgue. Elle avait à peu près quarante ans. Leur relation a quelque chose de triste et d’émouvant. Il était Gieselheer, le Barbare. Lorsqu’il la quitta, elle lui écrivit ces vers :

Je dérobe au cours des nuits
les roses de ta bouche
pour qu’aucune femme ne puisse s’y désaltérer

Je suis la bordure de ton chemin
Qui te frôle
s’effondre.

Benn lui répondit dans Fils, avec le poème Ici-bas pas de consolation.

Personne ne sera le bord de mon chemin
Laisse donc tes fleurs se faner
Mon chemin coule et va tout seul

Deux mains sont une coupe trop petite
Un coeur est une colline trop petite
pour y reposer.

JEAN-MICHEL PALMIER

Cabarets

Les vieux cabarets de  la Motzstrasse et de la Lutherstrasse n’existent plus. Les Nachtcafés, les établissements de mauvaise réputation, les boîtes pour travestis ont été presque tous détruits par les bombes. J’ai tenté pourtant d’en retrouver les traces. Là où jadis se trouvait l’un de ces vieux cabarets, s’élève à présent un immeuble neuf, un magasin ou un terrain vague recouvert de décombres. Il ne reste rien de cette atmosphère si particulière, des odeurs du passé et de ses rêves. J’ai recherché le Lady Windermere d’Isherwood. Le Johnnys Night Club de la Kalckereuthstrasse, L‘Eldorado de la Lutherstrasse, Chéri, Fasanenstrasse, Maly und Igel, dans la Lutherstrasse, sans parler des cabarets de la Kantstrasse parmi lesquels il y avait le célèbre Tingel-Tangel de Friedrich Holländer où chantait Marlène Dietrich. La nuit, l’endroit, pourtant situé à proximité du Kurfürstendendam, est presque désert. Un travesti à perruque blonde baptisé Gloria Fox prend l’air devant la porte, attirant à peine le regard des passants. Le portier me dévisage avec méfiance. Il ignore tout des spectacles que l’on pouvait donner dans ce cabaret pendant les années 30. Le plus souvent, c’est en interrogeant les gens du quartier que je peux localiser ces établissements et apprendre quelque chose sur leur public, leurs spectacles. Non loin de là, une plaque signale que c’est dans cette maison que Musil écrivit L’Homme sans qualités. L’Eldorado, un des plus célèbres cabarets de travestis, situé dans la Lutherstrasse s’appelle maintenant Anyway. Quant aux autres, ils ont été fermés, démolis ou détruits.

Les vieux berlinois, même quand on les aborde dans les rues, parlent avec beaucoup de complaisance de leurs souvenirs. Un peu décontenancés par l’intérêt que je porte aux moindres détails de la vie artistique du Berlin des années 30, ils sont prêts à me raconter ce qu’ils savent sur tel théâtre ou tel cabaret qui n’existe plus. Immobile, à un coin de rue, je guette ma prochaine victime : une vieille dame qui rentre chez elle et que je vais aborder quelques instants après, en lui demandant si elle se souvient de ce qu’il y avait à cet endroit, avant la guerre. Lorsque les immeubles sont neufs, je sais que je n’ai aucune chance. Les habitants de plus de soixante-dix ans – les seuls qui puissent répondre à mes questions  – ont depuis longtemps quitté le quartier. Mais lorsqu’il y a un vieil immeuble, aux murs criblés d’éclats d’obus, je guette ses habitants cherchant un coin tranquille pour les aborder.

Comment oublier cette vieille femme de la Motzstrasse? Une petite femme aux cheveux gris, voûtée, promenant son chien, et qui passa plus d’une heure à arpenter la rue en parlant avec moi, sans même sentir le froid. Non seulement elle avait connu le cabaret Eldorado, mais elle était une ancienne danseuse de cabaret. Dans les années 30, elle faisait partie d’une troupe qui se produisait dans différents cabarets de Berlin. Elle me cite au hasard, L’Admiral-Palast de la Friedrichstrasse (qui existe encore à Berlin-Est non loin du théâtre du Berliner-Ensemble), La Skala, Le Wintergarten. Ce qui l’a décidée à devenir danseuse de cabaret ? Sa passion pour le théâtre. Elle a connu beaucoup d’acteurs de Reinhardt. Issue d’une famille catholique, elle quitta ses parents à dix-huit ans pour monter sur les planches. Aujourd’hui, dit-elle, n’importe quelle fille qui se montre nue sur une scène s’imagine être une danseuse. Avant la guerre, c’était différent. Elle me cite les noms de plusieurs danseuses que je ne connais pas. Elle a bien connu Anita Berber et surtout Marlène Dietrich, lorsqu’elle n’était pratiquement connue de personne. Elle a dansé avec elle dans plusieurs revues. Ce qu’elle pense des cabarets de cette époque ? Un monde qui ne revivra jamais plus comme le Berlin des années 20 et des années 30. C’ était le Berlin de la misère, de l’incertitude mais aussi du plaisir et de l’élégance. Elle parle avec admiration du public des cabarets. Peu d’ouvriers, quelques aristocrates, mais surtout des Berlinois qui étaient avides d’émotions, de plaisirs, pour oublier la situation économique. Le monde du cabaret, c’est un petit univers avec ses vedettes, ses célébrités, ses jalousies. Bien peu de danseuses et de chanteuses ont pu réaliser leurs rêves – passer dans des grands théâtres ou des cabarets très célèbres, faire du cinéma – mais toutes l’espéraient – je pense à la Sally Bowles de Good-bye to Berlin d’ Isherwood et je lui parle du livre. Elle ne l’a jamais lu mais l’histoire de Sally Bowles lui semble tout à fait plausible. A-t-elle réellement existée ? C’est possible car Berlin devait compter de nombreuses Sally Bowles. Ses rêves et ses espoirs étaient ceux de presque toutes les chanteuses de cabarets de Berlin. Lorsque je lui demande si elle a encore des photographies des spectacles auxquels elle a participé, son visage devient triste. Tous ses souvenirs ont été détruits par les bombardements et il ne lui reste rien. Ses amies de cette époque sont presque toutes mortes. Celles qui vivent encore ne sont plus que « des vieilles femmes laides » me dit-elle en souriant. Elle ne cesse de me répéter :  » Das war so schön ! Das war meine Zeit. »

Les nouveaux cabarets n’ont effectivement presque rien de commun avec les anciens. La tradition de satire politique ne trouve guère à s’exercer. Les « cabarets de gauche » sont tristes. Les boîtes de travestis le sont encore plus. Il ne reste, à quelques exceptions près comme le Kabaret des Reichs – qui présente des spectacles de satire assez violents sur l’époque hitlérienne – que des boîtes de nuit sans intérêt, des strip-teases médiocres. Seuls, les Nachtlokale et les Nachtcafés conservent un certain caractère populaire. Dans des petites salles éclairées de lumières rouges et violettes, vers quatre heures du matin, on peut y observer d’étranges clients. Gens d’un même quartier, solitaires, qui viennent se distraire, vendeuses de magasins en quête de rencontres ou de plaisirs bon marché. Ces établissements ont gardé un caractère familier, presque vulgaire avec ces femmes à moitié ivres qui dansent entre elles parfois même sur les tables, ces jeunes ouvriers qui ne cessent d’écouter les mélodies sentimentales que diffuse un vieux juke-box. Ouverts jusqu’au matin, ils sont des havres où s’engouffrent des gens à la dérive dans Berlin.

Jean-Michel PALMIER