Vendredi N°4 – L’expressionnisme et les arts

Article publié dans le N°4 de Vendredi  du 7 au 20 décembre 1979, écrit par Gérard Mendel à propos de la sortie de de l’ouvrage : l’Expressionnisme et les arts de Jean-Michel Palmier.

51hw4th1b5lsl500aa240.jpg Bin armer Leute Kind. Bois gravé de Karl Schmidt – Rottluff (1905)

L’expressionisme et les arts s’efforce de saisir ce que fut sur le plan artistique la révolution formelle  qu’ apporta l’Expressionnisme allemand. L’auteur interroge le théâtre, la peinture, la cinéma, les arts plastiques et la poésie pour tenter de découvrir ce qu’ a signifié cette nouvelle sensibilité, comment elle s’est incarnée dans de nouvelles formes, brisant les anciennes, laissant sa marque sur tous les artistes qui l’ont rencontrée.Les essais qui composent ce volume sont consacrés à l’évolution de ces différentes formes d’art et aux mythologies qu’elles ont développées, qu’il s’agisse du mélange d’amour et de haine que tous les auteurs de l’époque ont pour Berlin, des décors de Caligari, des visions d’apocalypse et de résurrection qui traversent les gravures, les pièces de théâtre, les poèmes. Limité sans doute aux pays de culture germanique, l’Expressionnisme ne cesse de rencontrer les autres avant-gardes qu’il s’agisse du Dadaïsme, du Cubisme, du Futurisme ou de la Nouvelle Objectivité. Il est inséparable des autres mouvements artistiques qui marquent l’Europe du début du siècle, qui accompagnent et expriment son désarroi social et politique. A travers les oeuvres, leur beauté et leur violence, surgissent les figures de ceux qui les ont créées, souvent complétement inconnus en France, et qui, comme le dit Johannes Robert Becher,  » crièrent jusqu’à en mourir ». Plus qu’un monde de formes, une révolte artistique, ces sont les liens mouvants entre le surgissement d’un style et la situation sociale et politique de l’Allemagne qui sont analysés. Révolte d’une génération, d’une partie de la jeunesse allemande qui pressentit avant 1914 la venue du cataclysme et lorsqu’elle y survécut se brisa contre la réalité. De sa naissance à sa mort, ces essais tentent de cerner une sensibilité.

(Quatrième de couverture de l’ouvrage – 1 – Portrait d’une génération) -Payot .

JEAN-MICHEL PALMIER

Le monde quand il change

     A tout seigneur tout honneur ! Comment l’Art change-t-il quand la société se transforme ? Sur ce vieux problème un grand livre est né, un livre d’emblée classique sur un sujet qui, pourtant ne l’est guère. Il s’agit de l’Expressionnisme allemand qui, pour certains, et je suis de ceux-là,  est l’expression artistique la plus passionnante en Occident en notre siècle. Comparé à lui, si révolutionnaire que fut le Surréalisme en France, ce dernier apparaît pourtant, si paradoxal que cela puisse sembler à dire, très raisonnable et intellectuel : dans la tradition française, en un mot.

     Ce grand livre, comparable en importance à l’ouvrage d’Albert Beguin sur L’âme romantique et le rêve, nous le devons à Jean-Michel Palmier. Infatigable écrivain ! Dix huit mois après l’Expressionnisme comme révolte (Payot, Paris), il nous donne chez le même éditeur : L’Expressionnisme et les Arts, tout au moins le premier tome qui concerne les romanciers et les poètes. En ces deux livres, plus de 900 pages brassées et maîtrisées, torrentueuses et contrôlées par le mouvement puissant et très personnel que leur imprime l’auteur. Voilà un de ces livres rares qu’on peut ouvrir à n’importe quelle page, et où l’on est immédiatement emporté par la passion de celui qui l’a écrit et par l’intérêt du sujet.

     L’ intérêt du sujet ? Celui de l’immense courant artistique qui, en Allemagne, dans les années d’avant la Guerre Mondiale, puis sous la République de Weimar, fut l’expression de la révolte d’une génération de créateurs. Révolte contre une société où les seules valeurs sont celles de l’argent, révolte contre la bourgeoisie triomphante et la misère des grandes villes, contre la déshumanisation, contre les Apocalypses qu’on sent venir. Révolte totale et qui toucha toutes les formes d’art – poésie, théâtre, cinéma, roman – et opposa, dans un mélange paroxystique et provocateur de réalisme outrancier et de fantastique exacerbé, le sens tragique de la destinée humaine et la peinture de la dégradation que lui faisait subir la société. Art d’extrêmes contrastes, dans lequel un romantisme torturé essaya de se ressourcer au rude gothique allemand, pour s’opposer au siècle.

     On connaissait déjà les livres de Palmier sur Bela Balazs et la théorie du cinéma, sur Heidegger et ses écrits politiques, sur Marcuse et la nouvelle gauche, sur Lénine et l’art révolutionnaire, sur le poète Georg Trakl dont il a été le meilleur introducteur en France. Et combien d’autres textes encore : sur Karl Krauss, sur Lucien Goldmann….

     Mais en Jean-Michel Palmier, étrangement deux hommes coexistent : l’un apparemment tout entier présent, habite Paris, enseigne à Vincennes, dévore tout ce qui paraît, écrit dans certains journaux…Et, en même temps, et aussi intensément, un autre Palmier vit une « double vie » ailleurs – à Berlin, à une époque qu’on peut situer entre 1910 et 1925. Et ce serait par trop simple de dire que l’esprit est ici et le coeur là-bas… Dans cet étrange dédoublement, qui est le Double de qui ?

     Le grand-oeuvre que sont ces livres sur l’Expressionnisme apparaît dès lors, tentative réussie de synthèse entre ces deux hommes si différents. La culture encyclopédique, le sens de l’analyse politique, l’intelligence raisonnable et rationnelle du premier se heurte ici de plein fouet à son antagoniste – l’homme de la violence, du lyrisme, du romantisme, celui qui avait écrit ce chef d’oeuvre qu’est le Berliner Requiem, publié en 1976. d’ où aussi, que ces deux livres qui brassent, pourtant, une somme immense d’informations se lisent comme de fantastiques et terribles romans. Au point d’ailleurs, que chacune des monographies du second volume, sur Döblin, Trakl, Werfel, d’autres encore, apparaît composé comme une Nouvelle avec, pour chacune, son atmosphère particulière, son rythme propre et la progression d’une destinée qui, presque toujours, s’achèvera dans le tragique du suicide, de la folie ou de la mort à la guerre.

     Ambiguïté politique aussi de cette révolte – et Palmier le montre – qui s’opposant à tout : à l’ordre social existant, à l’Art officiel, à la Science et à la Raison asservies, s’enfonça à un point tel dans le désespoir et le nihilisme que seuls, ou presque, allaient pouvoir survivre ceux qui, pour trouver encore quelque sens à la vie, allaient se raccrocher, presque indifféremment, pourrait-on dire, tantôt au communisme (Brecht, Piscator…) tantôt au nazisme (Gottfried Benn, Nolde…)

GERARD MENDEL


 

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