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Vendredi 5 / 5 : Les surprenants rebondissements du marxisme

Entretien publié dans Vendredi N° 5 du 21 décembre 1979 au 4 janvier 1980

consciencemyst.jpg  L’ouvrage d’Henri Lefebvre et Norbert Guterman

L’oeuvre considérable d’Henri Lefebvre « méta-philosophe et socio-critique » comme il aime se qualifier a inspiré l’ensemble des travaux marxistes parus en France. Rappelons : Critique de la vie quotidienne(2 vol.) éditions de l’Arche (en résumé aux éditions Gallimard, collection Idées). La Somme et le reste (Balibaste). Le droit à la ville(2.vol) éditions Anthropos.De l’Etat (4. vol) Bourgois 10/18. La Révolution n’est plus ce qu’elle était avec Catherine Régulier (éditions Libres Hallier).

Vendredi : Votre livre, La conscience mystifiée,a été publié en 1936 à une époque qui correspond à la fois au succès passager du Front populaire et à la montée du fascisme. Pourquoi le republier aujourd’hui ? (1)

Henri Lefebvre: La conscience mystifiée a été d’abord un livre maudit, très mal reçu. Je me souviens par exemple que tous les exemplaires envoyés en URSS à des philosophes ou à des critiques ont été immédiatement renvoyés par la censure. Du côté du Parti communiste français, le livre a été aussi fraîchement accueilli. La mode était à l’optimisme. On croyait fermement que les démocraties allaient faire reculer le fascisme et imposer la paix au monde. On affirmait aussi que le robuste prolétaire allemand allait d’un coup d’épaule envoyer à terre la vermine hitlérienne. Norbert Guterman et moi n’étions absolument pas d’accord avec ces analyses. La conscience mystifiée est une protestation lucide contre ces illusions. Nous avons tenté d’analyser la conscience en tant qu’elle n’est pas par essence porteuse de vérité, qu’il s’agisse de la conscience individuelle ou de la conscience collective. Pour elle, vérité, illusion, erreur, mensonge sont souvent indiscernables. Ce sont les épreuves qui permettent à la conscience de distinguer illusion et réalité. Je pense que cette thèse philosophique qui commande tout l’ouvrage – la critique du sujet, la critique du logos cartésien, la critique du langage en tant qu’il ne serait que porteur de vérité – est toujours actuelle. Il n’est pas du tout sûr que la période des grandes mystifications soit terminée. Le néo-libéralisme lui aussi est une mystification, une manipulation qui n’est pas sans remporter des succès. La période de la conscience mystifiée est donc loin d’être révolue. Par ailleurs, ce livre a été écrit en 1935 et il y a une chose qui s’entrevoit parfois, mais qui n’est pas théorisée dans ce livre : l’analyse du stalinisme.

La force des images et les pièges de l’esthétisme

Vendredi : Dans l’ensemble des analyses de La conscience mystifiée, le fascisme semble tenir une grande place. Qu’a- t-il signifié exactement par rapport à la genèse du livre ?

H.L. :La théorie du parti communiste concernant le fascisme, à l’époque, était simpliste : un processus violent utilisé par le capitalisme monopolistique pour se défendre. L’analyse n’allait pas plus loin. J’avais eu l’occasion de séjourner à plusieurs reprises en Allemagne et j’avais été frappé par la situation allemande. les discours des communistes allemands étaient d’une sinistre platitude. J’ai assisté à des meetings communistes. rien de ce qu’ils disaient n’était propice à soulever l’enthousiasme. Ils débitaient pendant des heures entières des chiffres sur la planification soviétique sans se rendre compte que tout cela n’avait guère  de rapports avec la situation industrielle de l’Allemagne et la crise que tous vivaient. Leurs plus grandes audaces consistaient à dire que le communisme serait une société où le pain serait gratuit de même que les transports. Les ouvriers applaudissaient. Comme ce marxisme me semblait alors ennuyeux, monotone ! J’ai toujours détesté cette réduction du marxisme à l’économisme ou à quelques propositions prouvant l’existence du monde extérieur. Les nazis eux, s’adressaient à la fois à ce qu’il y a de plus bas mais aussi savaient développer des sentiments héroïques, nobles, disons « wagnériens » capables d’ exalter les foules. J’ai assisté à quelques unes de leurs « mises en scène ». C’était à la fois horrible et esthétiquement très spectaculaire. Je revois les 10 000 membres de la jeunesse hitlérienne, escaladant le Taunus, torches en main. C’ était impressionnant et atroce. Quand je comparais les deux styles de propagande, je sentais dans le nazisme le piège de l’esthétisme. Je pense que dès cette époque, j’ai réalisé cette idée qui a fait son chemin depuis : le spectacle n’est pas innocent. Je pense que ces voyages ont été décisifs dans la genèse du livre. En assistant à cette montée du nazisme, j’ai senti à quel point la conscience est capable d’être atteinte, corrodée, entamée par les images, les discours, les représentations, le faux et le vrai, le mensonge et le réel. J’ai compris alors que tout cela ne se distingue pas facilement. La vérité peut être monotone et la beauté suspecte. Les communistes et les marxistes allemands disaient le réel et c’était fantastiquement ennuyeux. Les nazis mentaient et séduisaient, exaltaient les masses.

Le marxisme déjà dépassé en 1930 ?

Vendredi : Il est difficile d’imaginer – du moins pour ma génération, celle qui est née après la guerre – ce qu’était alors la pensée marxiste en France.

H.L. : Je pense que la réflexion marxiste à cette époque, vers 1936, avait été tuée dans l’oeuf avec l’affaire de la Revue Marxiste. Les représentants de la IIIéme Internationale avait trouvé le moyen de s’abattre sur les intellectuels, de les disperser, sauf ceux qui étaient prêts à entrer dans l’appareil. Parmi ceux-là il y avait Paul Nizan et George Politzer. Entre 1928 et 1930, il y avait eu une tentative de réflexion autonome, indépendante du parti bien que la plupart des rédacteurs aient été membres du parti. Cet effort a été stoppé net. Or ce qui est caractéristique du marxisme, c’est qu’il semble à certaines périodes moribond, engourdi. Dès 1930 déjà, le théoricien belge De Man lançait l’expression « la mort du marxisme« ; il le disait dépassé. Mais au moment où on le croit mort, le marxisme connaît de surprenants rebondissements. A l’époque, on voyait dans le marxisme un mélange d’économie et de théorie de la planification. A partir du plan quinquennal et de l’apologie de l’Union Soviètique, on réduisait le marxisme à l’économisme et au productivisme. C’est à ce moment là que nous avons tiré de ses cendres la notion d’aliénation.

Vendredi : A l’ époque, personne d’autre ne parlait d’aliénation ?

H.L. : Personne. C’est pourquoi La conscience mystifiéefut si violemment critiquée et c’est aussi pourquoi le livre fait date. C’est plus tard que Kojève et Hyppolite ont commencé à faire leurs cours sur Hegel et à en parler. Ce qui était important dans notre démarche, à cette époque, consistait à arracher la notion d’aliènation hégélienne à la spéculation pour en faire une manière d’envisager le concret, la pratique sociale. Ce qui a gêné aussi dans ce livre, c’est qu’il était aussi question d’aliénation politique. Les « Politiques » ont flairé quelque chose qui les menaçait. Alors ils l’ont traité d’ »élucubration« .

Vendredi : Comment avez-vous abordé le marxisme ?

H.L. :C’était encore bien avant. L’ année décisive fut 1925. Alors que la IIIème Internationale parlait d’une stabilisation relative du capitalisme, beaucoup d’intellectuels ont été attirés par le marxisme et le communisme. La révolution d’Octobre a finalement peu marqué les intellectuels français. Mais en 1925, c’est la guerre coloniale au Maroc et je crois que c’est à partir de là que nous avons pris conscience de ce qu’était l’impérialisme. Ensuite, il y a la lecture de la philosophie, en particulier Hegel.

Hegel, Nietzsche, Kant et les autres

Vendredi : A l’époque vous deviez être très peu d’intellectuels à lire Hegel ?

H.L. :C’est vrai. En fait, ce fut André Breton qui me fit lire Hegel. Il s’agissait je crois de La Logique. Norbert Guterman a eu un trajet encore plus curieux. Il avait été enrôlé dans l’armée polonaise qui a fait reculer l’Armée Rouge devant Varsovie. Et c’est à ce moment là qu’il a pris conscience… de la révolution d’Octobre ! Quand il est arrivé en France , il était déjà très critique à l’égard du capitalisme. En réalité je crois que ma lecture de la philosophie, l’intérêt que je prenais à » la tromperie des choses  » m’orientait de toutes façons vers le marxisme. Le doute dans la réalité, cela se trouve chez Marx, mais aussi chez Nietzsche et Hegel et même chez Kant. L’ouvrage que j’ai publié sur les « représentations » est finalement la poursuite de ces questions, celles que j’ai posées dans la conscience mystifiée.

Vendredi : Au moment où vous élaboriez ces thèses, quel était votre rapport à la philosophie française, par exemple Bergson et le bergsonisme ?

H.L. :Nous étions contre. Politzer a écrit un pamphlet contre Bergson. J’étais d’accord avec lui. Nous étions très insolents avec Bergson chaque fois que nous le pouvions. Avant 1925 -26, nous cherchions un peu partout des éléments qui pouvaient satisfaire nos aspirations. C’était une période de fermentation, comme pour les surréalistes. Nous sommes sortis de cette crise en adhérant au marxisme, après une période de pessimisme.

Vendredi : Est-ce que cette crise tragique n’a pas existé chez la plupart des philosophes qui ont ensuite adhéré au marxisme ? On la retrouve chez Lukacs dans l’ »Ame et les Formes« , la « Théorie du Roman« , dans les premiers écrits d’Ernst Bloch ?

H.L. :Oui, mais ce moment tragique, ce refus de l’idéologie bourgeoise apparut plus tôt chez Bloch et Lukacs, ce fut avant ou autour de 1914. En France, le retard était considérable. La grande crise de l’Europe a commencé avant 1914. Elle est apparue à Vienne dès 1910, puis en Allemagne. En France, cette crise dramatique et féconde, nous l’avons connue vers 1925.

Vendredi : Dans La conscience mystifiée mais aussi dans vos autres livres, vous parlez avec le même enthousiasme de Nietzsche et du jeune Marx, de Zarathoustra et des Manuscrits de 1844. Comment, à cette époque, avez-vous compris Nietzsche ?

H.L. :J’ai lu Nietzsche à l’âge de 15 ans. En fait, j’étais autant fasciné par Zarathoustra que par l’Éthique de Spinoza. En écrivant La conscience mystifiée, il est certain que nous avons été marqué de manière obscure par la critique de la modernité de Nietzsche. mais, à cette époque, Hegel et Marx l’emportaient dans l’analyse sur Nietzsche. Ce qui me passionnait chez Nietzsche, c’était la critique de la modernité. Mais je refusais son idée de la décadence. Aujourd’hui, on ne peut éviter de se demander si une société ne connaît pas elle aussi des phénomènes de décomposition ou de recomposition. A l’époque, nous faisions entièrement confiance à la classe ouvrière. Cette confiance s’est aujourd’hui quelque peu estompée.

Vendredi: Dans la réédition de votre livre, vous dîtes qu’à l’époque vous preniez Staline plutôt pour un bouffon que pour un criminel. Avez-vous songé dès cette époque à appliquer aussi votre critique au socialisme ?

H.L. :Oui, nous savions confusément que ce qui se passait en Russie ne correspondait pas à ce que l’on souhaitait. Mais le stalinisme en tant que tel était en pleine formation. Il ne régnait pas encore. Et nous n’avions pas les moyens de nous informer. Les grands procès n’avaient pas encore commencé. Les trotskystes en parlaient, mais à l’époque on les soupçonnait de tout aggraver. En fait ce que disait la presse bourgeoise et les trotskystes était encore loin de la réalité. Il manque donc à notre livre une critique du stalinisme, pourtant elle y est implicite. Si la conscience peut être réellement atteinte en profondeur, il faut aussi se méfier de ce qui se prétend  » socialisme« .

Vendredi : Les lignes théoriques de vos analyses recoupent d’autres problématiques. La notion de « conscience mystifiée« , de « réification » fait songer à Histoire et conscience de classede Lukacs, l’inconscient à Freud, la mauvaise foi à Sartre.

H.L. :La notion de totalité nous venait de Hegel. J’ai découvert les écrits de Lukacs à New-York. En France, les communistes avaient fait le silence sur ses travaux. Mais Guterman et moi étions très anti-lukacsiens. Il nous semblait impossible de prendre la totalité historique comme critère de vérité pour la conscience prolétarienne. Cet historicisme nous semblait faux. L’histoire est riche en mystifications et en duperies. Lukacs croit en une totalité du réel et du vrai se découvrant à la conscience de la classe. Il oublie que rien ne peut échapper à la mystification, même pas la conscience de classe. Le concept en tant que tel peut être entraîné vers l’illusion. Ce qui importe, c’est l’épreuve. Il n’y a pas de critère conceptuel ou conscient du vrai.

Vendredi : Vous insistez pourtant sur la réification, le fétichisme de la marchandise en termes presque lukacsiens.

H.L. :En fait, c’était indépendant. Nous avons trouvé cela chez le jeune Marx, comme Lukacs. Mais cette théorie du fétichisme de la marchandise nous venait directement de la vision du monde américain. Contrairement à ce que disait le parti communiste alors, il y avait un considérable développement des forces productives aux Etats-Unis, mais ce monde était truqué, tricheur. C’était pour moi une découverte extraordinaire et douloureuse. Lukacs prend la réification comme quelque chose de neutre et de mort. Pour nous, elle nous apparaissait comme complexe, riche d’éléments cachés.

L’inconscient freudien, une conscience fétichisée

Vendredi : Et les analyses de Sartre sur la mauvaise foi?

H.L. :Elles recoupent ce que nous disions alors. Mais Sartre a développé cette idée quinze ans ou vingt ans plus tard. Toutefois, l’importance que Sartre donne, dans l’Etre et le Néant, au regard dans la constitution de l’ » être -pour – autrui  » me semble très exagérée. Le regard n’est ni porteur de conscience ni de vérité. Pourquoi ce privilège au regard et non au langage ? Il est trop cartésien.

Vendredi : Et l’inconscient freudien ?

H.L. :Cela ne me semble pas très décisif. On a traité ces énormes entités comme des choses. La théorie de la conscience mystifiée pénètre l’inconscient et analyse les moyens par lesquels la conscience échappe à elle-même. Chez Freud, l’inconscient est presque une substance. L’inconscient est pour nous un un produit perpétuel et perpétuellement transformé de la conscience elle-même. L’inconscient freudien est encore une conscience fétichisée qui ignore ses contenus, ses fonctionnements. Freud néglige le social et la pratique sociale. L’étape suivante de cette recherche, ce sera le livre sur La critique de la vie quotidienne. Marx n’a pas cessé d’être un philosophe. Mais il a intégré à sa pensée, le non-philosophique., le quotidien, et surtout celui des travailleurs. Mais cette idée de la nécessité d’une critique de la vie quotidienne ne s’est vraiment affirmée pour moi qu’avec la libération, avec la consolidation du capitalisme.

Vendredi : Votre livre est relativement optimiste par rapport au marxisme, à son développement, à ses possibilités de critique radicale. La préface de la réédition est plus pessimiste… .

H.L. : Oui, car nous croyions qu’à travers ces convulsions naîtrait quelque  chose de nouveau. Aujourd’hui, ces grandes espérances ont été déçues. Du côté du socialisme on est tombé bas, et du capitalisme encore plus. Les épreuves historiques sont plus longues à traverser que nous ne le pensions à cette époque là.

Vendredi : Aujourd’hui, à la crise du capitalisme toujours actuelle, s’ajoute la déception à l’égard du « socialisme existant » et le doute dans le marxisme lui-même que l’on dit « en crise« .

H.L. : Oui, mais en 1930 on disait la même chose. Les rebondissements de la pensée marxiste sont toujours imprévus. Comment nier par exemple l’ apport du marxisme, ces dernières années, à la critique de l’Etat et du socialisme lui-même ? Il ne faut pas confondre critique du socialisme et crise du marxisme. Je crois que le marxisme est en train de s’attacher à l’analyse de nouveaux thèmes : l’autogestion, la réhabilitation du corps (déjà présente chez Marx en 1844), le fonctionnement de l’Etat (capitaliste et socialiste). C’est le marxisme qui empêche la philosophie et ce qui reste de pensée critique de se disperser dans toutes les directions incohérentes. Ce qui est nouveau par rapport aux années 30 ou 40, c’est qu’il y a maintenant une critique gauchiste du marxisme. Mais cette critique se disperse aussi dans toutes les directions.

Pour comprendre le monde, on ne peut se passer de Marx

Vendredi : Pourriez-vous donner un exemple de ce qui, aujourd’hui, vous semble pouvoir n’être accompli qu’à partir de l’analyse marxiste ?

H.L. : La critique du mondial. Comment l’analyser sans Marx ? Il ne s’agit pas de répéter Marx mais de le prolonger. Ce que Heidegger écrit sur « le monde qui se modifie » ou encore ce qu’écrit Axelos sur le planétaire ne suffit pas. Tout cela éclaire assez peu sur notre vie. La critique ne peut se passer aujourd’hui du marxisme, sinon tout savoir se réduira à l’informationnel. Vous devez, si vous voulez comprendre le monde où vous vivez, utiliser le concept d’ »idéologie » au sens de Marx. Toutes les nouvelles tentatives de changer la société ne peuvent se comprendre qu’à partir de Marx, qu’il s’agisse de l’autogestion, du corps, de l’espace, de l’Etat. Si on parle d’une « crise de la civilisation« , on est aussi amené à utiliser le concept de « société civile« . Ce qui fait problème, ce n’est pas ce qu’on peut élaborer à partir de Marx, mais ce qu’on pourrait analyser sans lui.

Vendredi : Selon vous, qu’est-ce qui demeure l’acquis fondamental de l’apport de Marx ?

H.L. :Je suis en train d’écrire un livre de 400 pages rien que sur cette question ! Comment y répondre en une phrase ? Je pense que ce qui demeure de fondamental chez Marx, c’est l’analyse du devenir. L’ idée qu’il y a un devenir, que ce devenir entraîne tout et qu’il faut disposer d’un certain nombre d’instruments pour analyser ce devenir car il n’y a pas d’invariables. La logique ne suffit pas. C’est le chemin qui va de Héraclite à Hegel et à Marx. Le monde est un perpétuel devenir et nous devons agir dans et sur ce devenir, en même temps que l’analyse et nous-même en font partie. Voilà la grande idée qui guide toute l’analyse de Marx.

Le rôle essentiel de l’espace

Vendredi: De tout ce que Marx n’a pu analyser comme objet ou comme thème, qu’est-ce qu’il vous semble le plus urgent de comprendre et d’analyser à partir du marxisme ?

H.L. :Je pense que Marx examine les rapports sociaux sans leur support : l’espace. Marx a écarté dans une partie de son oeuvre toute référence au problème de la terre, au problème paysan. cela a eu des conséquences très graves. On insiste toujours sur le capitalisme et la classe ouvrière. Mais le peu de textes que Marx a écrit sur ces problèmes furent pourtant décisifs. C’est grâce à eux que Lénine puis Mao Tsé Toung ont pu commencer à analyser des sociétés dans lesquelles la terre, les paysans, l’aristocratie terrienne jouent un rôle décisif. J’ai essayé dans mes analyses sur « la production de l’espace » de montrer à quel point l’espace est fondamental pour comprendre « le mondial ». Jadis l’espace était très limité : un village, une région, une nation. A présent se constitue un espace mondial à travers l’affrontement des stratégies. Il me semble qu’il est urgent de le comprendre, à partir du marxisme. J’y ajouterai le problème du rapport entre cet espace et ce devenir temporel lui-même devenu mondial. Chez Marx, le capital reste déterritorialisé, sauf dans le cadre de l’Angleterre. Il faut le rattacher au sol, à la terre, au monde où nous vivons.

Vendredi : Ni sociologue vraiment, ni philosophe non plus : vous définiriez vous vous-même comme  » marxiste » ?

H.L. :Je ne suis ni marxologue, ni marxien. Marxiste ? Oui mais pas pour répéter Marx sinon le marxisme est stérile et se réduit à l’ exégèse et à la scolastique. Il faut penser à partir de Marx, le compléter, l’ebrichir, le transformer. Marx a reproché aux philosophes de penser le monde, de l’interpréter sans le transformer, mais à présent, le marxisme aussi est devenu une scolastique lui-même. Il faut le transformer lui-même. Par ailleurs, le marxisme ignore certaines catégories : le tragique, le jeu. Il y a sans doute autre chose à faire que le marxisme n’a fait. Il faut l’intégrer et aller vers d’autres directions. Mais ni sans Marx, ni  contre lui bien sûr.

Propos recueillis par Jean – Michel PALMIER

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