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Vendredi 3 / 5 Herbert Marcuse : Le grand refus (suite)

 Article publié dans Vendredi N° 2, du 9 au 22 novembre 1979.

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 Marcuse, connais pas !

     Lorsqu’en mai 1968, la presse associa à la gigantesque révolte qui enflammait la jeunesse, le nom d’Herbert Marcuse, ce nom était pour la plupart celui d’un inconnu. Même si la réplique de Daniel Cohn-Bendit: Marcuse, qui est-ce ? n’est qu’une provocation, elle trahit bien l’étrangeté de cette rencontre entre un universitaire septuagénaire, rapidement nommé philosophe de la contestation et  des contestataires qui ne l’avaient jamais lu. Ses deux livres traduits en français, Marxisme soviétique et Eros et Civilisation faisaient certes l’objet de discussions dans des groupes restreints, mais il était loin de rencontrer l’audience de ses écrits ultérieurs, l’Homme Unidimensionnel notamment, traduit en français peu de temps après mai 1968, et dans lequel on allait chercher avec avidité l’explication de cette violence soudaine.
     Lorsque le leader du S.D.S. allemand, Rudi Dutschke faillit être assassiné, un académicien français affirmait que le chef de l’extrême gauche allemande se réclamait d’un obscur philosophe germano américain; on citait seulement avec étonnement certaines phrases de son essai Critique de la tolérance pure : Comme on tapera sur eux, ils connaissent le risque et s’ils sont prêts à le prendre sur eux, aucun tiers et surtout aucun intellectuel n’a le droit de leur prêcher l’abstention.

Un philosophe de la contestation

     En quelques années les écrits de Marcuse, en particulier Eros et Civilisation et l’Homme Unidimensionnel constituèrent les armes théoriques d’ une grande partie des étudiants et de la nouvelle gauche. Accusé par les marxistes orthodoxes de ne pas croire dans la conscience révolutionnaire du prolétariat, accusé par les freudiens d’avoir révisé Freud comme il avait révisé  Marx, menacé de mort par l’extrême-droite américaine comme communiste, contesté par les contestataires comme philosophe de la contestation, l’oeuvre de Marcuse allait quitter le panthéon universitaire pour devenir un slogan politique dans lequel se reconnaîtra tout un courant d’idées et toute une génération. Alors que les dirigeants syndicaux discutaient de contrat de progrès, alors que les différents groupes gauchistes créaient, chacun, un nouveau parti révolutionnaire de la classe ouvrière, se réclamant de Trotski, Lénine, Mao ou du Che, Marcuse développait une critique  radicale de toutes les formes d’oppression quotidienne, affirmait la nécessité d’aller du socialisme scientifique vers le socialisme utopique, d’unir l’art, l’imaginaire, nos désirs et nos rêves, de croire dans le pouvoir subversif de ceux qui refusaient de pactiser avec un monde où l’on confond bien-être et oppression, liberté et barbarie, confort et gaspillage. A tous ces jeunes qui allait découvrir dans ses écrits la thématisation de leurs espoirs et de leurs refus, Marcuse donnait des raisons de vivre et de mourir, c’est à dire de lutter. Aussi, la phrase de Walter Benjamin qui termine l’Homme Unidimensionnel: « C’est par ceux qui sont sans espoir que l’espoir nous est donné » n’est pas un vain mot : c’est le leit-motiv de toute son oeuvre.
     L’itinéraire théorique de Marcuse est l’un des plus étonnants de toute la pensée philosophique contemporaine. Né en 1889 à Berlin au sein d’une vieille famille juive attachée aux traditions allemandes, sa conscience politique s’éveille avec l’écrasement de la Révolution allemande, alors qu’il est membre du conseil des soldats. Ulcéré par la trahison de la social-démocratie, il ne cessera de la haïr toute sa vie. Pourtant, loin d’adhérer au parti communiste, c’est à Fribourg, auprès de Husserl et Heidegger, principales figures du courant phénoménologique, qu’il poursuit ses études. Il soutiendra même sa thèse consacrée au problème de l’historicité chez Hegel, avec Heidegger lui-même.

La pensée radicale

     Si ce premier ouvrage semble s’inscrire dans le sillage du courant phénoménologique et des questions heideggériennes, d’autres écrits de Marcuse laissent prévoir une orientation différente. Dans les articles qu’il publie dans la revue Die Gesellschaft, Marcuse est à la recherche d’une philosophie concrète capable de développer une critique de l’existence aliénée par le capitalisme. Même s’il tente d’unir des influences aussi contradictoires que celles de Marx, Hegel, Kierkegaard, Heidegger et Lukacs, on trouve l’une des grandes idées qui détermineront son oeuvre : Désormais toute pensée radicale qui ne témoigne pas d’une conscience de la fausseté radicale des conditions de vie régnantes est une pensée en défaut. Car faire abstraction de ces conditions omniprésentes n’est pas seulement immoral: c’est faux.

     La rencontre avec Adorno et Horkheimer, la création de l’Institut de Recherches Sociales qui devait donner naissance à l’école de Francfort allaient permettre à Marcuse de développer cette théorie critique de la société qu’il nomme la pensée négative et à laquelle toute son oeuvre s’identifie. La montée du fascisme le contraignit à l’exil aux Etats – Unis et c’est au Russian Institute de l’Université de Columbia, à Harvard, à l’Université Brandeis de Boston, puis à l’université californienne de San Diego qu’il poursuit ses recherches. Ses premiers livres Raison et Révolution, Marxisme Soviétique sont l’illustration, de cette pensée négative appliquée à deux domaines particuliers de la sphère idéologique : la lutte contre l’héritage de Hegel dans l’Allemagne fasciste et la pseudo-rationalité de la construction soviétique du socialisme.
     Si ses ouvrages lui assurent une renommée mondiale, Eros et Civilisation fut la première oeuvre qui révéla toute l’originalité de sa problématique. Proposant une nouvelle lecture des textes de Freud sur la culture, Marcuse montre que loin de constituer des doléances communément admises, ces textes formulent une critique radicale du malheur de l’individu dans la société moderne et mettent en question les fondements même de cette civilisation. Si le processus civilisateur est identique au processus répressif, le chemin de la civilisation ne peut être que celui de la névrose et du malheur. Il est nécessaire de refouler les pulsions sexuelles et agressives., de les sublimer dans le travail et les intérêts sociaux. Les résultats de cette soumission des pulsions sont partout présents: ils ont permis la domination de toute la terre.

Eros et Ananké

     Pourtant Marcuse refuse le pessimisme de Freud. Le conflit fondamental de l’Eros et de l’Ananké (le Manque) qui contraint l’homme à refouler sa libido et à renoncer à ses exigences de libération n’est pas éternel. Il est possible aujourd’hui de diminuer considérablement la sphère des répressions, de libérer l’existence de l’individu si l’on reconnaît que l’on a confondu principe de réalité et principe de rendement, répression nécessaire et sur-répression inutile.
     Se fondant sur l’évolution de la société moderne, les possibilités de la technologie, mais aussi sur la philosophie, l’esthétique et la psychanalyse, il montrait qu’aujourd’hui, la réconciliation d’Eros et de la Mort, de Narcisse, Orphée et Prométhée, les figures de la sublimation, de la jouissance et du travail était concevable. Généreuse et romantique utopie ? sans doute. Mais beaucoup de jeunes allaient trouver dans ce livre la justification théorique de leur aspiration à une autre vie, à des relations qualitativement différentes, à la lutte contre les différentes formes d’oppression.

     L’Homme Unidimensionnel, publié quelques années plus tard, prolongeait ces analyses en proposant une étude des principales tendances du capitalisme moderne et des transformations de la vie quotidienne qu’il implique. Décrivant avec un pessimisme fondamental les multiples encerclements, oppressions et répressions dont est victime l’individu dans la société industrielle, Marcuse soulignait la capacité jamais atteinte par aucune société – avant la société américaine – d’intégrer les oppositions traditionnelles à ses fondements comme à son idéologie, qu’il s’agisse des syndicats, des partis, du mouvement ouvrier, de l’inconscient ou de la sexualité tout en créant sans cesse l’illusion de fausses  libérations.
     Marcuse analysait la transformation perpétuelle de l’agressivité et du sadisme en productivité, montrant que le langage quotidien est devenu lui-même tellement oppressif qu’il empêche l’expression des vrais désirs et des images authentiques de la liberté. L’individu ne peut que s’identifier aux faux désirs que lui offrent le système par les mass media et ne prend même plus conscience de son aliénation. Doutant de la capacité d’initiative révolutionnaire du prolétariat, Marcuse semblait mettre son espoir dans les minorités, – Noirs, pauvres, étudiants et marginaux – incapables de déclencher une révolution, mais animés de cette conscience radicale et révolutionnaire capable de déceler le caractère foncièrement perverti des formes de vie.

Entre Marx et Freud

     Les derniers ouvrages de Marcuse, Vers la libération, Contre- révolution et révolte, sans démentir le pessimisme de l’Homme Unidimensionnel, montraient l’importance des nouveaux facteurs qui apparaissaient parmi les jeunes : révolte esthétique, éthique et érotique contre le système et ses valeurs fétiches, développement d’une nouvelle sensibilité et de nouveaux désirs, inconciliables avec le système, qui exigeait sa critique implacable.
     Suivant l’évolution des courants de la nouvelle gauche, Marcuse en soulignait l’apport et les faiblesses et surtout la capacité de la société américaine de devenir une société contre-révolutionnaire mobilisée perpétuellement contre tout adversaire intérieur et extérieur, grâce à une économie de guerre et de surproduction, qui permet d’élever à la fois le niveau de vie en intensifiant la répression.
     Combattues par les marxistes orthodoxes et les psychanalystes, qui lui reprochent d’avoir révisé Marx et Freud pour élaborer une théorie idéaliste et romantique peu rigoureuse à partir de leurs analyses, ces thèses de Marcuse n’ont cessé d’éveiller discussions et polémiques. Sans doute, comme les autres théoriciens de l’école de Francfort, Marcuse n’a – t – il jamais prétendu que ses analyses devaient donner une réponse politique immédiate aux questions qu’il pose. Le rôle de la théorie critique n’est pas de fournir une solution pratique mais d’aller le plus loin possible dans la recherche de cette solution. Sans doute Marcuse n’a – t-il jamais expliqué comment il envisageait une concrétisation possible de son Grand Refus – refus esthétique d’un monde fondé sur le travail et l’oppression dans Eros et Civilisation, refus de pactiser avec la barbarie dans l’Homme Unidimensionnel. L’ évolution des éléments qui constituèrent la nouvelle Gauche américaine montre bien les difficultés d’unir ces éléments radicaux dans lesquels Marcuse voit les seuls porteurs d’une conscience révolutionnaire.
     Le marxisme est pour lui, non un système, mais une méthode d’analyse qui doit sans cesse être confronté aux faits et à d’autres disciplines. Par-delà tout souci d’orthodoxie, Marcuse a tenté sur la base du marxisme d’analyser l’évolution et la réorganisation du capitalisme moderne et les brèches qui subsistaient dans son opacité, par lesquelles il était possible encore de l’ébranler. Loin d’identifier le socialisme à un système politique existant, il affirme volontiers qu’il n’a aucun sens s’il ne correspond pas à une existence différente, à des besoins et des désirs qualitativement nouveaux et que l’ébauche de ces besoins qui seraient ceux d’une société socialiste authentique, on les trouve dans la solidarité avec  les luttes du Tiers-Monde et du Viet-Nam, dans la révolte des jeunes qui se marginalisent et tentent de vivre leurs rêves et de rêver leur vie.
     A quatre vingts ans, Marcuse avait gardé en lui un étrange romantisme. Il n’a cessé de croire dans la puissance de l’imaginaire, du rêve, de l’art et de la poésie pour lutter contre l’oppression et construire ce monde pacifié d’où seraient bannis à jamais la cruauté, la souffrance et la barbarie. La lutte politique et théorique s’identifie pour lui à une lutte contre toutes les formes d’oppression et de répression et à l’invention de formes de vies nouvelles. L’ enthousiasme qu’ont éveillé ses écrits parmi tant de jeunes est inexplicable sans ce fond de romantisme révolutionnaire que cet universitaire allemand, émigré aux Etats-Unis, n’a cessé de laisser vivre en lui. S’il a suivi avec autant de passion les oppositions grandissantes des jeunes au système, c’est qu’il voyait dans leur protestation, en particulier, aux Etats-Unis l’ébauche des aspirations nouvelles qui pour lui devaient s’identifier avec ce monde radicalement différent qu’il n’a cessé d’imaginer. Ceux qui l’ont approché – étudiants ou universitaires – notamment lors de son enseignement à l’Université de Paris VIII (Vincennes) en mai 1974 ont été frappé par son enthousiasme, sa générosité, sa simplicité.
     Il fut non seulement un théoricien d’une envergure exceptionnelle, le dernier grand représentant de l’Ecole de Francfort, mais aussi un homme dont on ne soulignera jamais assez l’honnêteté et la générosité. Par ses écrits et son enseignement, il a contribué, en solitaire, à défendre la faculté la plus menacée de disparition de notre civilisation: le pouvoir critique du rêve et de l’imagination.

JEAN-MICHEL PALMIER

 

Bibliographie d’Herbert  Marcuse

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Herbert Marcuse (Berlin, 1898 – Starnberg, près de Munich, Allemagne, 1979). Après des études de philosophie à Fribourg-en-Brisgau où Heidegger dirige sa thèse de doctorat, publiée sous le titre L’Ontologie de Hegel et la théorie de l’historicité, il collabore à l’Institut pour la recherche en sciences sociale fondé par Horkheimer et Adorno à Francfort. En 1934, il émigre aux États-Unis, où il enseigne successivement à Columbia, à Harvard, à Boston et à l’université de San Diego.
Bibliographie (extrait) :
* Eros et civilisation. Contribution à Freud (Minuit, 1963 ; Le Seuil, « Points » n°22, 1971).
* Le Marxisme soviétique (Gallimard, « Idées » n°129, 1967).
* L’Homme unidimensionnel. Étude sur l’idéologie de la société industrielle (Minuit, 1968 ; Le Seuil, « Points » n°4, 1970).
* La Fin de l’utopie (Le Seuil, 1968).
* Raison et révolution. Hegel et la naissance de la théorie sociale (Minuit, 1968).
* Philosophie et révolution (Denoël-Gonthier, « Bibliothèque Médiations », 1969).
* Critique de la tolérance (John Didier, 1969).
* Vers la libération. Au-delà de l’homme unidimensionnel (Minuit, 1969 ; Denoël-Gonthier, « Bibliothèque Médiations » n°71, 1970).
* Culture et société (Minuit, 1970).
* Pour une théorie critique de la société (Denoël-Gonthier, « Bibliothèque Médiations », 1971).
* L’Ontologie de Hegel et la théorie de l’historicité (Minuit, 1972 ; Gallimard, « Tel » n°193, 1991).
* Contre-révolution et révolte (Le Seuil, 1973).
* Actuels. Échecs de la nouvelle gauche (Galilée, 1976).
* Berliner requiem (Galilée, 1976).
* La Dimension esthétique. Pour une critique de l’esthétique marxiste (Le Seuil, 1979

 

 

 

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