Article publié dans Vendredi N° 3, du 23 novembre 1979
Jacques Lacan en séminaire
Au-delà du mythe,
Robert Musil affirmait qu’il y avait des choses contre lesquelles on ne pouvait pas lutter, pas même les critiquer car elles n’avaient ni commencement ni fin. Avec Lacan, la doctrine et l’homme semblent si intimement liès que l’on ne sait pas toujours ce que vise l’attaque. Aussi, ce qu’il y a souvent d’agaçant et de décevant dans tant de polémiques, c’est qu’on n’en aperçoit ni l’objet ni l’enjeu. Le réduire à son apparence ? Le Salvador Dali de la psychanalyse ? Un prestidigitateur qui jette à son public du sable qu’il prend pour de l’or, s’exprimant en phrases et en aphorismes .. Est-il possible de séparer Lacan du « lacanisme », une théorie de tout ce qui l’a encombrée et peu à peu recouverte ?
Curieusement, il me répondit et m’invita même à lui rendre visite
Je m’interroge sur ce qu’il a pu signifier pour nous, c’est à dire la génération d’étudiants qui, en 1966-68, fréquentions la Sorbonne ou la Faculté de Nanterre. A cette époque, malheureusement ou heureusement, ses Écrits n’étaient pas encore réunis. C’est alors que l’idée bizarre me vint de lui écrire pour lui demander où le trouver. Curieusement il me répondit et m’invita même à lui rendre visite. L’accueil ne correspond guère à la visite imaginaire qu’évoque François George. C’était un homme chaleureux, ironique, intéressé de savoir ce qu’on enseignait à Nnaterre, ce que nous lisions. On parla même de Heidegger dont l’oeuvre, ignorée par les programmes universitaires, l’intéressait vivement. Au bout d’une heure, je pris congé et le remerciais pour cet article qu’il m’offrit en tiré à part avec une dédicace amicale. Il eut même la générosité de m’adresser d’autres textes aussi introuvables. Par la suite, nous échangeâmes quelques lettres et il m’invita à son séminaire, m’offrant même de rencontrer d’autres étudiants – des « Normaliens » qui s’intéressaient à ses travaux.
Ce séminaire me laissa une impression de déception durable. Ce n’était pas lui qui était en cause, mais son public. Comment pouvait-on copier aussi servilement un style, des tics verbaux? C’était pourtant Lacan qui parlait dans son étude sur le Stade du Miroir des remarques de Cailloix sur le mimétisme du criquet !
Par la suite, le phénomène devint un véritable fait social, un mythe. Pourtant, comment nier qu’il nous ait, alors, apporté quelque chose? Les Mots et les Choses de Foucault n’étaient pas encore paru. On ne parlait guère de structuralisme, mais on discutait de l’Anthropologie Structuralede Lévi-Strauss, de Jakobson, de Freud. A une époque où les sciences humaines semblaient prendre le relais de l’influence de Sartre, il se situait à un carrefour de problématiques qui nous intéressaient tous. Critiquer Lacan ? Sans doute. Mais n’est-ce pas un peu grâce à lui que l’on peut aujourd’hui lire Freud dans des traductions plus rigoureuses et hors des falsifications du néo-freudisme ?
A une époque où l’on s’interrogeait sur le symbolique et son fonctionnement, sur le statut de la psychanalyse ou simplement la valeur du modèle linguistique, il ne cessait d’enrichir ses réflexions par son apport. D’une grande culture, il était capable de réaliser aussi une écoute de l’inconscient sans doute à peu près unique. Enfin, sa personnalité à elle seule était étonnante.
Dix ans plus tard que reste-t-il de tout cela ? Tout se passe comme si le mythe l’avait englouti, absorbé, comme si la richesse de ce qu’il voulait apporter avait disparu sous les querelles passionnelles de chapelles psychanalytiques, à peu près incompréhensibles pour les non-initiés. L’ouverture de recherche semble avoir fait place au dogmatisme et à la répétition monotone d’incantations par des disciples plus ou moins doués. Adulé, idolâtré ou haï, Lacan a accepté ce que l’on a fait de lui. Assurément il en porte la responsabilité. Cet homme ironique, qui semblait souvent ne rien prendre au sérieux, même pas lui-même, en a-t-il au moins ri? En écoutant ses disciples psalmodier que l’inconscient est structuré comme un langage ou « est le discours de l’autre », lisant ses Écrits, dévorant le moindre de ses textes comme s’il contenait une révélation, avait-il au moins l’éclat de rire intérieur que ne devait pas pouvoir éviter Mao Tsé Toung en voyant les foules brandir son petit livre rouge ? Que reste-t-il de solide derrière le phénomène social? Il est difficile de répondre. Comment ce « retour à Freud », cette volonté de revenir aux textes, d’insister sur le rôle de la parole et du langage ont-ils pu conduire à ces télescopages entre la psychanalyse, les mathématiques, la physique, vers tant de développements qui laissent perplexes quant à leur moindre signification ?
Aujourd’hui, n’importe qui peut dire que le roi est nu
Aujourd’hui, Lacan ne fait plus partie de ces figures intellectuelles que nul n’aurait osé bousculer. N’importe qui peut dire que le roi est nu. La vague structuraliste s’est retirée. Mais la crue d’ouvrages psychanalytiques continue de s’amplifier, tenant lieu de pensée. Dans une vie intellectuelle dont il faut bien reconnaître la superficialité, il est intéressant de noter que le « lacanisme » fut le signe avant-coureur ou le premier symptôme de ce goût des modes qui depuis n’a cessé de se développer.
Lacan accepta que son enseignement se transforme en mode plus ou moins superficielle. Qu’il y ait eu dans sa tentative plus de potentialités que ce qui s’en est réalisé est probable. Aussi face à ce gaspillage d’intelligence, ce gâchis théorique, on ne peut que ressentir une certaine tristesse.
JEAN-MICHEL PALMIER
Jean-Michel Palmier fut, avec René Lourau, le directeur de la collection « Psychothèque » publiée aux Éditions Universitaires.
Jacques Lacan
On trouvera ci-dessous la quatrième de couverture du Numéro 1 de cette collection, écrit par Jean-Michel Palmier et consacré à LACAN, le Symbolique et l’Imaginaire. (Cette seconde édition a été achevée d’imprimer le 15 novembre 1970 )
Jacques Lacan appartient à cette génération de psychanalystes qui, après Freud, n’ont cessé d’approfondir ses théories comme le firent Jones, Abraham, ou Mélanie Klein. Nul plus que lui n’a tenu à redéfinir m’essence de la psychanalyse contre toutes les falsifications dont elle a été l’objet, et à défendre la vérité. La difficulté extrême de ses Écrits, l’audience surprenante qu’a rencontrée son oeuvre auprès d’un public toujours plus vaste ont donné naissance à de nombreux contre-sens et polémiques qui, loin d’ éclairer la profondeur de son apport l’ont souvent défiguré. Le présent essai est la première tentative de préciser l’apport de Lacan à la théorie analytique; il articule autour de cette coupure essentielle du Symbolique et de l’ Imaginaire dont l’analyse de Freud « l’homme aux loups » fut sans doute la reconnaissance décisive et l’acte de fondation. L’ oeuvre de Lacan s’inscrit aussi comme l’une des plus originales parmi les recherches contemporaines sur le langage par la dimension essentielle qu’elle donne à la parole comme lieu de la vérité analytique. J-M. PALMIER
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