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Vendredi 2/5 – Herbert Marcuse : Le grand refus – La dimension esthétique

Article paru dans Vendredi N° 2 du 9 au 22 novembre 1979

marc1.gif Herbert Marcuse

 

     C’est au cours d’un voyage en Europe où il venait défendre le théoricien marxiste d’Allemagne Démocratique, emprisonné pour espionnage, Rudolph Baro, que Marcuse est mort cet été. Avec lui a disparu, sans aucun doute, le dernier grand représentant de toute une tradition marxiste, qui passe par G. Lukacs, Ernst Bloch, Théodor Adorno, Max Horkheimer. Pourtant ces pages ne sont pas un hommage. Il n’en a pas besoin. Si son oeuvre demeure vivante, si sa  problématique ne cesse de nous interpeller, c’est parce qu’il a posé, depuis un demi-siècle, certaines des questions les plus fondamentales.  Non seulement le rapport de la philosophie au marxisme et à la politique, la critique du socialisme soviétique, l’articulation du marxisme et de la psychanalyse – mais surtout le projet d’une théorie critique de la société et de la vie, la volonté de faire du rêve et de l’imagination, du malheur ressenti par chacun, de son aliénation, la propédeutique à une réflexion philosophique et politique.
     Marcuse ne s’est guère aventuré dans la positivité. Dans un monde saturé  de réponses, il n’a posé que des questions. Il ne nous a laissé aucune théorie nouvelle qui promette l’élaboration d’un parti révolutionnaire, la construction d’un socialisme satisfaisant, la prise du pouvoir ou même un moyen sûr de transformer la société. Ceci agaçait beaucoup. Il a fait se rencontrer Marx et Freud, mais aussi Hegel et Marx, la réflexion philosophique et politique, la poésie, l’art et la révolution. Fidèle à l’esprit de l’école de Francfort, il a voulu élaborer une théorie critique de la société qui enveloppe aussi bien le socialisme que le capitalisme, l’aliénation économique que l’aliénation intellectuelle, montrant que la seule définition que nous pouvons donner de ce que nous voulons, c’est de prendre conscience que de ce que nous rêvons comme vie, comme société, comme culture est la négation de celles qui existent autour de nous.
     Un marxisme, s’interroge Lénine dans Que faire ? a-t-il le droit de rêver ? Marcuse a répondu par l’affirmative. Son oeuvre, animée par cette pensée négative qui lui paraissait seule radicale nous semble avoir esquissé la base de toute réflexion marxiste réelle sur la société, par la multiplicité de ses dimensions. Il a redonné à la philosophie un sens révolutionnaire – celle d’un chemin vers la libération -, d’une critique fondamentale du monde, du développement d’une nouvelle sensibilité. Il a montré aussi que le marxisme, loin d’être un corpus sclérosé, demeurait la plus grande interprétation de la société. S’il a entrepris ce dialogue avec la psychanalyse, c’est parce que l’homme est un être de désir encore plus que de travail. Son absence de dogmatisme, sa générosité, son idéalisme étaient révolutionnaires. il suffit d’ouvrir un de ses livres, de relire quelques pages d‘Eros et Civilisation, ou de l’Homme Unidimensionnel pour mesurer l’importance de cette réflexion, sa richesse, et à quel point elle nous concerne. Son souci de confronter la théorie à la réalité, de chercher dans le réel les signes de ce qui peut l’ébranler, de donner aux images de la libération, du rêve, aux espoirs comme aux échecs, un sens s’identifiant avec le projet même de toute réflexion marxiste contemporaine digne de ce nom.

JMP

LA DIMENSION ESTHÉTIQUE

     Les références de Marcuse sont étonnement diverses. Avant tout, le marxisme et la psychanalyse. L’importance qu’il accorde à Freud dans cette approche de la sphère de l’ esthétique qu’il rapporte à la sexualité et la sublimation l’éloigne de Théodor Adorno. Pourtant, ce sont assurément Adorno, Benjamin et d’une manière plus générale l’école de Francfort à laquelle il a appartenu qui sont ses interlocuteurs constants. Souvent aussi hégélien que Lukacs et partageant la même culture classique, Marcuse se garde bien de rejeter l’art moderne et essaye au contraire de comprendre en termes hégéliens la culture du capitalisme et ce qui peut la détruire. On ne pouvait que souhaiter qu’il systématise ses intuitions, et, sans proposer une théorie esthétique, qu’il essaye de préciser la fonction qu’il n’a cessé de reconnaître à l’art dans le processus de libération. Pourtant, son dernier essai, La Dimension Esthétique n’ apporte aucune réponse. Il s’agit au contraire de nouvelles questions, mais posées cette fois-ci à une certaine conception de l’ »esthétique marxiste« .

Marx, Balzac et Sue

     Assurément, le terme employé par Marcuse d’ »esthétique marxiste » est embarrassant car il est lourd d’ambiguïtés. Marx et Engels n’ont jamais forgé d’esthétique, pas même de théorie esthétique. Il est aberrant de chercher dans leurs écrits une théorie de l’art. Ce que dit Marx sur l’art grec est faux et parfois dangereux. Les Grecs n’ont pas été une enfance de l’humanité encore moins une enfance normale. A partir des lettres échangées entre Marx et Engels ou avec Mina Kautsky, les débats sur le drame de Lassale Franz von Sickingen, les allusions à Balzac, à Eugène Sue, aux superstructures, à l’idéologie, on ne peut bâtir une esthétique. Ils ont lu des romans, discuté de l’art et de la littérature au sein de leur combat idéologique et rien d’autre.
     S’imaginer que l’on puisse déduire du marxisme une esthétique est une aberration qui fait régresser à la fois l’esthétique au rang d’un chapitre de système et le marxisme à un corpus figé. Il est remarquable que ce qu’à l’époque stalinienne on tente d’élaborer comme esthétique marxiste se  résume en fait à la somme de tout ce que Marx a condamné. Il en va de même pour les successeurs. La théorie de l’art comme miroir de la vie sociale de Plekhanov est lourde d’ambiguïtés. Les articles de Lénine sur Tolstoi, ses prises de position sur des questions littéraires au sein de la lutte qu’il a mené, n’ont jamais été dirigées en vue de l’élaboration d’une théorie esthétique et lui-même a toujours recommandé de ne pas prendre ses goûts pour des dogmes.
     Chercher du côté de Trotsky une plus grande liberté de jugement est un leurre. En matière d’art et de littérature, il fut dogmatique. Qu’ elle soit finalement classique, bourgeoise ou marxiste l’esthétique semble dangereuse quand elle prétend légiférer, dire ce qu’est le beau et ce qu’il faut créer. Les artistes ont eu autant de mal à se débarasser des dogmes stérilisants du réalisme socialiste et de ses séquelles que des dogmes de Winkelmann sur le classicisme. L’art est ce qui échappe à tout dogme, la création, ce qu’on ne peut jamais légiférer sinon, comme le remarque fort justement Brecht, un poème ressemble à un poème comme un oeuf ressemble à un oeuf.
     Marcuse se démarque donc de toutes les théorisations élaborées à partir de Marx et d’Engels sur l’esthétique quand elles proposent une théorie de ce que doit être l’art. Il souligne les principales erreurs commises à partir de ce qu’ils ont véritablement écrit. Contre le système, il défend le fragmentaire, l’incertain contre la certitude et on reconnaît ici la parenté avec Benjamin et Adorno. Mais il ne se limite pas non plus à réfuter les principales erreurs de cette prétendue esthétique marxiste : il essaye de revenir vers la racine même de la problématique : le rapport entre l’art et la révolution, l’art et la libération, l’art et la lutte des classes et l’idéologie.
Ce qui est commun à toute la tradition de l’analyse marxiste de l’art, c’est le rapport établi entre les productions artistiques et l’idéologie. On interroge l’oeuvre, qu’il s’agisse d’une toile ou d’un roman, comme un document, une expression idéologique qui nous dévoile une vision du monde (Goldmann), une prise de position, un aspect de la lutte des classes. Ceci est vrai pour la littérature moderne ou classique. Quand on relit par exemple les essais de Lukacs sur Balzac, Zola ou Goethe, il s’agit toujours d’interroger à travers une oeuvre, un univers idéologique, le rapport de l’écrivain à la classe ouvrière, au capitalisme. Or, affirme Marcuse, l’art possède plus d’autonomie que de telles analyses ne laissent supposer. Il n’est pas une superstructure au même titre que les autres, ni un simple reflet ni un miroir.
     Sans doute existe-t-il un lien intrinsèque entre l’art et la société. Francastel l’a suffisamment montré, même lorsqu’il s’agit de l’architecture médiévale. Mais le rapport entre la création artistique et la sphère économique ou idéologique est plus complexe, plus difficile à établir. Quel est le sens idéologique d’une toile de Chagall, de Kandinski, de Klee ou de Picasso? L’émotion que l’on ressent, le plaisir que l’on éprouve à voir un tableau, à lire un poème, sont-ils liés seulement à cette sphère idéologique. ? Comment réhabiliter cette notion de plaisir esthétique, au sein même de cette conception marxiste de l’art ?

Schiller, Rimbaud et Brecht

     Marcuse répond que non seulement l’art jouit d’une autonomie par rapport à la société, qu’il s’oppose à elle en même temps qu’il la transcende. On regrettera sans doute que les exemples qu’il prend soient à peu près toujours empruntés à la littérature du XVIII et du XIX ème siècle et qu’il parle si peu des arts plastiques – domaine où sa démonstration serait encore plus pertinente – et de l’art moderne. Analysant les différents sens du mot révolutionnaire appliqués à l’art, il montre qu’il ne saurait être qualifié comme tel simplement parce qu’il exprime la lutte du prolétariat, ou parce qu’il brise les formes antérieures. S’il y a un  rapport entre l’art et la révolution, c’est un rapport intrinsèque, en tant que l’art témoigne contre la réalité établie et dessine l’image extérieure de la libération. C’est là le lien qui unit les romans de Gunther Grass aux Affinités électives de Goethe, aux poèmes de Maïakowski ou de Rimbaud.
     Aussi, Marcuse, contournant le vieux débat des années 21-30 sur le réalisme et le formalisme s’achemine vers une autre définition de la forme artistique. L’art est révolutionnaire non seulement dans son contenu idéologique progressiste, mais par sa forme même, par sa dimension esthétique. Il retrouve aussi les idées de Schiller et s’inscrit contre une certaine tradition, quand il affirme que les poèmes de Rimbaud ou de Baudelaire sont peut-être plus révolutionnaires que les  pièces didactiques de Brecht. Retour vers la subjectivité ? Sans doute. Mais pour lui la subjectivité libératrice se constitue dans l’histoire intérieure des individus – leur propre histoire, qui n’est pas identique à leur existence sociale. On ne saurait comprendre cette subjectivité simplement en termes de luttes de classes. Le suicide Maïakowski est un acte affectif, personnel et ne se réduit pas au politique. Marcuse refuse cette dévalorisation de la subjectivité qui sous-tend une certaine conception marxiste de l’art. Il s’intéresse au contraire au pouvoir de subversion intrinséquement lié à la création artistique, au monde formé par l’art, négation du monde donné, à l’expérience qui en est issue.
     Sans doute a-t-il parfois tort de pousser trop loin sa thèse. Ainsi, lorsqu’il affirme que la forme esthétique éloigne l’art de l’actualité de la lutte des classes, de l’actualité pure et simple, on serait tenté de lui opposer l’exemple de Maïakowski, ou que la fonction critique de l’art, sa contribution à la lutte pour la libération, réside dans la forme esthétique, de lui demander si c’est seulement la forme esthétique qui explique la contribution à la lutte pour la libération que l’on trouve chez Balzac, ou chez des écrivains russes comme Tolstoï, Tourgueniev, Gogol et Gorki. Mais le caractère parfois paradoxal de sa thèse s’explique par sa volonté de réhabiliter la forme esthétique contre la seule analyse idéologique.
     Les chapitres les plus intéressants de l’ouvrage sont assurément ceux où il essaye de revenir à Marx et où il dialogue avec Adorno, mais aussi où il essaye de faire surgir le potentiel révolutionnaire de tant d’oeuvres négligées par l’ analyse marxiste, qu’il s’agisse du théâtre de Strindberg ou de Lulu de Wedekind. Souvent, il décentre l’analyse autour d’un personnage : ainsi dans la Mère Courage de Brecht, il nous désigne cette fille estropiée sonnant l’alarme pour prévenir la ville du danger, assassinée par les soldats comme étant le symbole de notre propre lutte. On regrette seulement que l’essai ne soit pas plus développé, souvent allusif, que le lecteur doive sans cesse reconstituer la démarche théorique de Marcuse, deviner ce à quoi il se référe. C’est le programme d’un vaste ouvrage sur l’esthétique que la mort l’a empêché d’écrire.
     Pourtant, comment ne pas être sensible à cette revalorisation de la subjectivité ? A cette critique salutaire de tant de fausses théorisations, à cette redécouverte de ce que l’expérience esthétique a de révolutionnaire, d’ incompréhensible. Assurément, comme il l’affirme à propos d’une chanson de Dylan, si les amants se séparent, ce n’est pas toujours à cause de la lutte des classes. Pourtant l’oeuvre d’art ne cesse de protester contre un monde malheureux. Elle propose d’autres images à travers lesquelles se fait jour une expérience qui  nous arrache au donné, à l’immédiat. Esthétique de l’Eros, du plaisir, de la beauté que Marcuse évoquait déjà dans Eros et Civilisation à travers le poème de Baudelaire L’invitation au voyage:

Là tout n’est qu’ordre et beauté
Luxe calme et volupté

J.M.P.

Marcuse, Herbert

Berlin, 1898 – Starnberg, 29 juillet 1979Biographie
Philosophe américain d’origine allemande. Devenu l’élève du philosophe Martin Heidegger, Herbert Marcuse soutient, en 1932, sa thèse de doctorat: l’Ontologie de Hegel et le fondement d’une théorie de l’historicité, où se trouvent déjà les thèmes qu’on retrouvera dans chacun de ses ouvrages.

Après avoir milité dans la social-démocratie allemande et fondé, avec Adorno et Horkheimer, l’Institut für Sozialforschung de Francfort-sur le-Main, il quitte l’Allemagne en 1934 après l’avènement du nazisme, et émigre aux Etats-Unis. A partir de 1954, philosophe et sociologue, il enseigne à l’université de Boston, dans le Massachusetts, puis à celle de San Diego, en Californie.
Son oeuvre
Son œuvre, diversifiée, peu systématisée, reflète la triple influence de Hegel, de Marx et de Freud. A partir de l’existentialisme de Heidegger, Marcuse pose le problème de l’«inauthentique» aussi bien dans la vie quotidienne de l’homme moderne qu’au niveau de la société globale, définie comme aliénante, du fait de son caractère répressif.  

Raison et Révolution
Ouvrage écrit en 1941, Raison et Révolution, se présente comme une mise en question théorique du fascisme, alors à son apogée. Le problème d’une redéfinition de la culture s’y trouve posé d’une part, et d’autre part celui de l’intellectuel en tant que producteur de cette culture. L’ouvrage expose de façon approfondie une histoire des idées qui se veut une défense et un exemple de la pensée critique ou plus exactement d’un mode de production d’idées, celles qui aboutissent à la pensée dialectique.  

Eros et Civilisation
A partir des écrits dans lesquels Freud (citons notamment Malaise dans la civilisation) s’interroge sur les relations de l’individu à sa propre société, Marcuse offre une analyse critique des concepts freudiens. La thèse de Freud, selon laquelle la libre satisfaction des besoins instinctuels de l’homme, c’est-à-dire son bonheur, est incompatible avec la société civilisée, est fondamentalement remise en cause.  

Ainsi dans Eros et Civilisation (1955) Marcuse définit, à un niveau non pas thérapeutique mais théorique, les implications philosophiques et sociologiques des relations sociales; il élabore un modèle d’analyse de la société contemporaine. Eloignée de perspectives totalement abstraites, cette théorie débouche, contrairement au concept freudien, sur une pratique sociale vivante, une «utopie» réalisable, après la transformation nécessaire des institutions sociales. Partant de l’analyse freudienne de la «répression», Marcuse en fait «non seulement le secret de l’individu, mais encore celui de la civilisation». Cet aspect de sa pensée présente une parenté très nette avec celle de Wilhelm Reich. Marcuse définit une rationalité de la satisfaction de l’individu dans une société qui ne réprimerait plus totalement la vie instinctuelle.  

L’Homme unidimensionnel
L’Homme unidimensionnel (1964) démasque la technique et la science telles qu’elles sont prises (notamment aux Etats-Unis) dans l’engrenage d’une croissance illimitée qui annihile les hommes et leur esprit critique, au lieu de permettre, par leur haut niveau, la libération des travailleurs par rapport à leurs instruments de production. La société capitaliste aliène tout autant les travailleurs en manipulant leur conscience par l’intermédiaire de l’éducation et des mass media. Après la disparition de l’esprit critique, la société n’est plus qu’un espace clos «unidimensionnel». Tous les ordres de discours deviennent l’expression d’une seule idéologie: celle qui justifie la société actuelle.

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