Article paru dans les Nouvelles Littéraires N° 2690 du 7 au 14 juin 1979
Relire HEINE
Expliquer l’Allemagne aux Français, c’était le projet d’Heinrich Heine. Il demeure d’actualité.
HEINRICH HEINE appartient aux rares auteurs classiques qui n’ont pas perdu leur force corrosive. Le refus du Sénat de l’université de Düsseldorf, en mars 1972, de donner à l’université le nom de l’auteur d’Allemagne, un conte d’hiver suffirait à le prouver. La réédition de son livre De l’ Allemagne (les Presses d’aujourd’hui), invite à une relecture et parfois à d’amères considérations.
Réunis en 1855 par Heine lui-même, et publiés par l’éditeur Michel Lévy, en deux volumes, les dix textes qui composaient initialement l’œuvre ont fait place dans cette nouvelle édition à trois principaux consacrés à l’histoire de la religion et de la philosophie en Allemagne, à l’Ecole romantique et aux Aveux de l’auteur lui-même. Le titre du volume choisi par Heine était ironique : il répondait à l’ouvrage du même nom, écrit par Mme de Staël, véritable dithyrambe que Heine met en pièces. Après avoir été une adoratrice de Napoléon puis une opposante non moins passionnelle, Mme de Staël, qui recevait dans son salon de la rue du Bac tous les romantiques allemands de passage à Paris, finit par s’exiler outre-Rhin pour échapper aux tracasseries de la police française. Cette germanophile enthousiaste, accompagnée d’un frère Schlegel, que Heine nomme méchamment son mamluk, partit à la conquête des célébrités allemandes, qui durent battre en retraite devant ses questions. Dans l’Allemagne elle ne voit comme le remarque Heine, » qu’un nébuleux pays d’esprits où des hommes sans corps et tout vertu se promènent sur des champs de neige, ne s’entretenant que de morale et de métaphysique« . Elle ignore, comme le souligne Heine, » nos maisons de correction, nos bouges de prostitution, nos casernes« . A cette idolâtrie d’ une certaine vision de la France, Heine ne répond évidemment pas par une idolâtrie de la France ou de la vie parisienne. Tout ce qu’il dit sur notre culture, la vie quotidienne, les mœurs des français est enjoué, ironique, jamais bêtement laudatif. En écrivant les textes qui composent son livre, il voulait « exprimer l’Allemagne aux Français« , estimant que l’ignorance dans laquelle ceux-ci tenaient la culture allemande était funeste en temps de guerre et que nos fausses images de l’Allemagne l’étaient encore plus, en temps de paix. Il écrivait cela en 1855. On pourrait l’écrire en 1979. Qui douterait de la nécessité d’une psychanalyse de l’ensemble des représentations qui s’attachent à l’Allemagne? La multiplicité des ouvrages et des articles sur l’Allemagne, la diversité des questions qui sont posées à propos d’un événement politique, d’un film, de la parution d’un livre montrent à quel point le projet de Heine est toujours à reprendre. Et l’édition même de ce livre, que signifie-t-elle? La page de couverture reproduit un texte de 1835, dans lequel Heine évoque la venue du « danger allemand », l’apocalypse qui en surgira, auprès de laquelle la Révolution française ne sera qu’une « innocente idylle ». Il songeait alors aux conséquences néfastes du futur impérialisme allemand. L’aboutissement est derrière nous. Même les visions de Thor brandissant son marteau sur les cathédrales gothiques, même ce déchaînement de violence et de sang qu’il prédit, tout cela s’est réalisé. Au-delà même de ses visions. On peut faire de ce livre une lecture bornée et nationaliste, citer les textes où il encourage les Français à na pas désarmer face à l’Allemagne. C’est manquer la profondeur de son projet. C’est ne pas voir qu’ à son époque, déjà, l’Allemagne était un miroir, et qu’aujourd’hui, elle incarne encore nos inquiétudes par son poids dans l’Europe, par la limitation de certaines libertés fondamentales qui s’y affirme.
Révolution dans les idées
Tout cela est vrai, doit être dit, mais en reprenant la démarche de Heine, c’est-à-dire celle de la lucidité. Assez d’articles qui ne cessent de s’en prendre à « l’Allemagne en proie à ses vieux démons »! Assez de réponses faciles qu’illustrait récemment la couverture d’un magazine français: Je ne suis pas celle que vous croyez. »! Heine raconte plaisamment qu’une jeune Parisienne rencontrée non loin du Panthéon lui demanda, après qu’il lui eut dit qu’il était allemand, de lui envoyer …une peau d’ours, trahissant par là l’étrange image qu’elle avait de l’Allemagne. Sommes-nous débarrassés des vieilles légendes? L’Allemagne, qui séduit tant les Français, n’est-elle pas toujours celle qui fait peur? Sommes-nous libérés des ogres et des kobolds? Le malheur, c’est que l’on n’a guère renoncé à « diaboliser » l’Allemagne, qu’on y admire ce qu’il y a de moins remarquable, qu’on ignore ce qu’il y a en elle de passionnant, d’infiniment riche et qu’on renonce à critiquer lucidement ce qui doit être critiqué : une certaine conception antidémocratique qui peut toujours trouver des zélateurs hors d’Allemagne.
La réponse de Heine est remarquable. Voulant faire connaître l’Allemagne, il trace un chemin à travers sa culture, son sang. Il évoque ce que fut le rôle du protestantisme, le génie de Luther et le fantastique élan intellectuel que la Réforme a permis. Il montre que la révolution que les Français ont réalisée dans les faits, les Allemands n’ont fait que la transposer dans le domaine des idées pures. Il rappelle ce que signifièrent Kant, Fichte, Schelling, et Hegel, qu’il déteste. Il montre à quel point ils incarnèrent une liberté intellectuelle, une grandeur, et l’évocation de leurs systèmes, de leurs démarches montre qu’on ne peut réduire une tradition philosophique à quelques poupées de foire, en les baptisant des « maîtres-penseurs ». Il décrit la naissance d’une certaine conception de l’abstraction, de l’intériorité. Il en dévoile le génie, la faiblesse, les dangers quand cette abstraction, fût-elle celle de Kant et de Fichte, se traduit dans les faits par le glaive. Son attaque contre le romantisme, qu’il nuancera par la suite, montre qu’il a parfaitement compris la grandeur d’une époque littéraire, mais aussi la réaction qu’elle pouvait entretenir et les clichés qu’elle risquerait un jour d’engendrer.
Relire Heine, c’est saluer sa lucidité, son courage, son intelligence. Même dans ses visions les plus pessimistes, la réalité l’a dépassé. C’est aussi comprendre son esprit. Un étonnant mélange de générosité, de persiflage et de tendresse, un scepticisme courageux, une volonté farouche d’instaurer un dialogue loin des clichés positifs ou négatifs, un parti pris de la réalité contre le mythe. S’il dévoile les faiblesses de l’Allemagne, c’est pour que l’on se garde de les imiter. S’il attaque l’enthousiasme de certains Français pour la culture allemande, c’est parce qu’il veut nous montrer son envers, une société hiérarchisée et autoritaire, une nostalgie pour des mythes réactionnaires. Et tout cela, avec la volonté de faire naître entre les deux pays, les deux cultures, un courant de sympathie. Juif converti au protestantisme, « Prussien libéré » vivant à Paris, dont Nietzsche et Marx saluèrent le génie, Heine est un maître dans l’art de montrer les grandeurs et les faiblesses, de détruire les fausses images, dont nous avons encore tout à apprendre. Aujourd’hui plus que jamais. Pour que l’Allemagne soit autre chose qu’une légende monstrueuse, un miroir de nos angoisses, de nos rancœurs, un objet factice d’admiration, un modèle négatif, un conte d’hiver…
JEAN-MICHEL PALMIER
Opinions françaises et allemandes sur Heine
« Ici en France, aussitôt mon arrivée à Paris, on a traduit mon nom allemand de Heinrich en celui d’Henri… Jamais non plus ils (les Français) ont su prononcer convenablement le nom de Henri Heine et pour la plus part je m’appelle M. Enri Enn; beaucoup réunissent les deux mots en un seul et disent Enrienne, quelques uns m’appellent M. Un rien. »
(Mémoires, traduction de Jean Bourdeau 1884)Heine, le caméléon. On ne peut le classer dans aucune époque littéraire : Heine, le défenseur des Lumières, ou bien Heine le romantique, qui écrit sur l’amour, les rêves, la nostalgie. Il est né au carrefour des XVIIIe et XIXe siècles, deux périodes complètement différentes sur le plan des idées et de la société. Heine fut contemporain et témoin d’une double révolution : la bourgeoisie se libérant du joug féodal, et la révolution industrielle. Il assista aux progrès techniques comme à la détresse sociale qui s’en suivit.Son époque a fait de lui ce qu’il a été : un lyrique à la légèreté stylistique, un journaliste critique, polémique, satirique. Etant l’un des premiers écrivains de métier, il tenta de vivre de ses écrits sans compromettre ses idéaux artistiques, un numéro d’équilibriste qu’il sut maîtriser.En outre, il oscilla entre la France et l’Allemagne, ce qui lui fit dire : « Mon mariage avec notre chère Dame Germanie, cette blonde se prélassant sur sa peau d’ours, ne fut jamais un mariage heureux, » ce qui le mena à Paris, « la Jérusalem de la liberté. »
Heinrich en Allemagne, Henri en France, autant admiré que craint : Heine. :Un Voltaire pittoresque et sentimental, un sceptique du XVIIIe siècle, argenté par les doux rayons bleus du clair de lune allemand.
Gérard de Nerval (1848)C’est le plus charmant des mauvais esprit.
Eugène Lerminier (1852)
M. Henri Heine, un poète français qui a la bizarre manie de vouloir se faire passer pour Allemand.
In der Zeitschrift Charivari (1854)Métis unique et merveilleux de l’esprit français et de la rêverie allemande.
Paul de Saint-Victor (1854)M. Henri Heine est un génie éminemment tendre, nuancé des plus ravissantes et (dans le sens religieux) des plus divines mélancolies, chez qui le sourire et même le rire trempent dans les larmes et les larmes se rosent de sang …
Jules Barbey d’Aurévilly (1855)Jamais nature ne fut composée d’éléments plus divers que celle de Henri Heine; il était à la fois gai et triste, sceptique et croyant, tendre et cruel, sentimental et persifleur, classique et romantique, Allemand et Français, délicat et cynique, enthousiaste et plein de sang-froid; tout, excepté ennuyeux.
Théophile Gautier (1856)
….que notre pauvre France n’a que fort peu de poètes, et qu’elle n’en a pas un seul à opposer à Henri Heine … Il n’est pas un seul des fragments d’Henri Heine que vous citez qui ne soit infiniment supérieur à toutes les bergerades ou berquinades que vous admirez.
Charles Baudelaire (1865)« Les responsables politiques gagneraient beaucoup à s’inspirer de Heine. Il s’est évertué à jeter des ponts entre les Hommes, les cultures et les pays. »
Richard Von Weizsäcker (1984-1994 Président de la RFA) 1996« Il reste toujours simple, et seul ce qui est simple à comprendre est agréable à entendre. C’est un Hegel sous la forme d’un refrain populaire. »
Peter Hacks (dramaturge, lyrique, conteur et essayiste allemand) 1985
« Parce que ses observations ne se faisaient pas dans un carcan idéologique mais par les verres d’un télescope, plus distant et plus précis, il demeure aujourd’hui encore l’un des juges les plus avisés des événements politiques de son époque. »
Hannah Arendt (philosophe, essayiste et chercheuse juive d’origine allemande) 1948« Il est le précurseur de l’Homme moderne. »
Heinrich Mann, (écrivain allemand) 1929 « Ces messieurs oublieraient-ils complètement que Heine est un poète dont seul Goethe est au même niveau ? »
Otto Von Bismarck (Fondateur et premier chancelier du deuxième Reich allemand) 1890« Quel talent ! Et quel garnement ! »
Theodor Mommsen (historien allemand) 1888« Il possédait cette divine méchanceté sans laquelle je ne saurais imaginer la perfection. Et comme il maîtrisait l’allemand ! On dira un jour que Heine et moi auront été de loin les premiers artistes de la langue allemande. »
Friedrich Nietzsche (philosophe et philologue classique allemand) 1888« Le plus remarquable de tous les poètes allemands actuels. »
Friedrich Engels (Homme politique et philosophe) 1844
Laisser un commentaire
Vous devez être connecté pour rédiger un commentaire.