INTERVIEW DE BRICE PARAIN

Référence. Interview de Brice Parain réalisée par Jean-Michel Palmier,le Monde, 2 août 1969.

 parain01.jpg Brice Parain

INTERVIEW DE BRICE PARAIN

 Vous dites dans la préface d’Une histoire de la philosophie que la «philosophie est peut-être en train de mourir sous nos yeux». A quelle mort songez-vous? Pensez-vous, comme Hegel, qu’elle puisse s’achever dans un système, ou, comme Heidegger, qu’elle s’efface de la réalité historico-mondiale présente? 

— La philosophie n’a pas mérité de mourir. Ma préface est faite pour indiquer dans quelle voie elle peut essayer de renaître.

 Quelle est cette voie? 

— Aujourd’hui, les promoteurs des sciences humaines [... ] voudraient nous faire croire que nul n’a commencé à penser avant eux. C’est faux dans la prétention, désastreux dans les conséquences. Ce que j’ai lu jusqu’à présent ne me permet pas de penser qu’il y a dans ce mouvement une découverte si importante qu’elle puisse tenir lieu de commencement.
La nouveauté, c’est la mort de Dieu et 
l’émancipation de l’esprit hors de l’emprise cléricale. Mais cela ne suffit pas à créer un monde nouveau. La révolution russe a tenté aussi de fonder un monde nouveau.C’était un formidable événement, dont j’ai été le contemporain : j’avais 20 ans en 1917. J’y ai cru. La Russie a voulu devenir une grande puissance industrielle, et elle y est parvenue. Je ne crois pas que l’on puisse échapper aujourd’hui à la civilisation industrielle et à la crise qui en est issue. Si on veut transformer ce monde, il faut le penser. Il est radicalement différent de tous les autres.

 Comment situez-vous cette crise de la civilisation industrielle par rapport à la tradition philosophique? 

 C’est une crise de l’enseignement. Il est certain que l’enseignement de la philosophie en Grèce s’identifie avec sa naissance. Platon fut le premier à fonder une «école» où l’on enseignait la philosophie. C’était peut-être une fausse route, car il ne me paraît pas certain que la philosophie puisse s’enseigner, comme Socrate le disait de la vertu.
En tout cas, il faudrait trouver autre chose que ce système de cours, de thèses. 
La discrétion manque à la philosophie enseignée et justifie la révolte des étudiants. Cette prétention magistrale est nuisible. Tout aussi nuisible est la prétention des philosophes à gouverner la Cité. Je condamne aussi ce moralisme impraticable qu’ils enseignent et cette démission devant la poésie. Nietzsche était un poète. Mais il y a un abîme entre la philosophie et la poésie.


 
Heidegger prétend pourtant que «la philosophie et la poésie, tout en se tenant sur des monts opposés, disent le même».

 Eh bien! ce que dit Heidegger est faux. La poésie, c’est la recherche inconditionnelle de la liberté. Un poète, c’est un homme qui veut être libre. C’est pourquoi il est toujours «mauvais garçon», pour ne dire que cela. Un philosophe sait au contraire qu’il ne peut pas être libre. Il accepte cette condition, car elle rend possible sa réflexion sur la vie en commun; la vie de toute la société.

 A travers toute l’histoire de la philosophie, les questions vous semblent-elles identiques et éternelles?

 Oui, dans la mesure où les hommes ont toujours dû vivre ensemble. L’homme est un animal social capable de détruire la société, et les problèmes restent identiques.

— Mais les réponses? Pour comprendre le monde moderne, Marx, Freud et Nietzsche ne sont-ils pas plus indiqués que les pré-socratiques?


 
Les philosophes ont toujours répété la même chose. La philosophie, c’est le rêve de la paix : il est le même chez Héraclite, Platon, ou saint Thomas d’Aquin. C’est une question éternelle, car l’homme ne change jamais. C’est le vocabulaire qui change. Au fond les philosophes se contredisent rarement. Mais le jeu de massacre qu’est la dissertation d’agrégation veut qu’on les fasse s’entre-détruire! La philosophie commence une fois que l’on abandonne ces exercices puérils.

Interview de Brice Parain réalisée par Jean-Michel Palmier.

 
 

Les lettres russes à l’enseigne de la NRF

Brice Parain, un homme de parole

  Trente-cinq ans après le numéro d’hommage que lui consacrait à sa mort La Nouvelle Revue française, cet ouvrage rassemble une matière inédite sur le philosophe, écrivain et éditeur Brice Parain. Grand connaisseur de la langue et des littératures russes, il joua un rôle décisif dans l’essor du domaine russe au catalogue de nos éditions.

INTERVIEW DE BRICE PARAIN dans SOCIETE fleche_rouge Bonnes feuilles : avant-propos, par Jean-Noël Jeanneney
fleche_rouge dans SOCIETE Œuvres de Brice Parain parues aux Éditions Gallimard

  Il s’agit, d’une part, de textes et témoignages prononcés lors d’une Journée d’études en juin 2002 organisée par la Bibliothèque nationale de France, détentrice de ses archives personnelles. On y a joint, d’autre part, un ensemble de documents (correspondance, articles de presse, textes de l’auteur) éclairant d’un nouveau jour le parcours singulier d’une des grandes figures intellectuelles françaises du siècle dernier. Les analyses des historiens se mêlent ici, documents et archives à l’appui, aux travaux des philosophes et des critiques pour porter un regard plus renseigné sur ses multiples interventions dans la vie intellectuelle, littéraire et politique du pays : son rapport au communisme et aux communistes français, son rôle exact dans l’histoire éditoriale de la NRF, son dialogue avec les nouvelles figures dominantes de la vie intellectuelle de l’après-guerre (son célèbre affrontement avec Jean-Paul Sartre est l’épisode le plus souvent cité ; mais il y en aura d’autres)… Et voilà bien sûr que, par d’autres voies, on interroge à nouveau, en s’efforçant de la saisir sous tous ses aspects et variations et dans sa grande profondeur, ce qui demeure la grande question de sa vie : qu’est-ce qu’un langage à la mesure et au service de l’homme ?
  Homme de courage et de cœur autant qu’homme de lettres, Parain tire sans doute son opiniâtreté d’une enfance paysanne où l’on ne se payait pas de mots. Les témoignages abondent pour dépeindre la gentillesse, l’ouverture d’esprit, l’obstination aussi du « philosophe paysan » qui n’a jamais rien oublié de la campagne de son enfance. Ni de la Russie, d’ailleurs, qu’il connaissait intimement et dont il contribua à faire connaître les grands auteurs passés et contemporains en menant une politique active de publications et de traductions — des grandes traductions données par la « Pléiade » au Docteur Jivago de Boris Pasternak. Un Français à l’âme slave, donc. Et une personnalité très attachante.

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Brice Parain, un homme de parole
« Les Cahiers de la NRF »
Gallimard/BnF, 2005
 

 

  Avant-propos

  Rendre à l’œuvre de Brice Parain un hommage longtemps différé en révélant les multiples facettes d’une pensée et d’une personnalité atypiques, demeurées à l’écart des feux parfois artificiels de la célébrité, tel est le but de cette coédition proposée sous le double sceau de Gallimard et de la Bibliothèque nationale de France. Si l’homme de cœur et de parole a été salué, dès sa disparition, dans un numéro spécial de La Nouvelle Revue française, à laquelle il collabora durant plus de trente années, son activité féconde d’éditeur et d’« inventeur » de la littérature russe en France méritait d’être mise en lumière à l’aide de témoignages et de documents encore inédits. Ce volume permettra également de faire comprendre le cheminement d’un homme amené à la philosophie par la violence de l’histoire. Son expérience de la Première Guerre mondiale le conduisit, en effet, à dénoncer le hiatus tragique séparant la réalité vécue des vues de l’esprit et, partant, le redoutable pouvoir des mots sur l’existence même des hommes : si nous sommes avant tout des êtres de langage, comment choisir entre « parler sa vie » et « vivre sa parole » ?
  Parain s’est toujours plu aux situations décalées, cultivant le paradoxe pour mieux sonder les âmes et les arcanes du logos. Secrétaire littéraire et homme de confiance de Gaston Gallimard, membre de son comité de lecture et
interlocuteur des intellectuels les plus éminents de son temps — au premier rang, Albert Camus, l’un des premiers « désenchantés » du communisme, et Jean-Paul Sartre, rival quelque peu condescendant —, il resta méfiant envers les littérateurs de toute nature et entretint un rapport complexe avec l’écriture. La sienne, faussement bonhomme, masque une rigueur et une intelligence analytique rares. Elle rend ses écrits difficiles à classer, oscillant entre l’essai et la fiction sans se plier aux strictes lois d’aucun genre. Elle manifeste un double refus du beau parler et du jargon de spécialiste : c’est à quoi il doit sa réputation de penseur demeuré en marge de la modernité, parfois ignoré ou même décrié (notamment par Foucault, Derrida ou Meschonnic), alors que sa réflexion sur la vérité du langage se situe en réalité au cœur de la linguistique contemporaine.
  Il s’agissait ici de renvoyer l’écho de ces mots qui, selon Brice Parain, survivent à celui qui les a prononcés un jour et l’engagent par-delà la mort. La correspondance puisée dans les fonds de la Bibliothèque nationale de France et des Éditions Gallimard laisse entendre la voix de ceux qui l’ont côtoyé. De joutes intellectuelles en témoignages d’amitié se dessine ainsi un portrait fidèle du disparu ; en ressortent, comme on va voir, tout à la fois son courage et ses désillusions politiques, sa force de travail, son amour pour sa femme et pour la Russie, son aura discrète et chaleureuse.  

Jean-Noël Jeanneney, président de la Bibliothèque nationale de France

       
      © www.gallimard.fr 2005

 

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