Article paru dans Le Monde des Livres le 30 août 1974
Serguei Pankeleff (l’homme aux loups) vers 1910
* Sybil, de Flora Rheta Schreiber. traduit de l’américain par Paul Alexandre, Albin Michel, 408 p.; 90 F.
Présentée sous forme d’observation clinique, l’histoire de Sybil Isabell Dorsett, jeune fille hystérique habitée par seize personnalités antagonistes, aurait pu constituer l’un des cas les plus prestigieux de la littérature psychanalytique. Diluée en un roman psychologique de quelques quatre cents pages par une journaliste américaine férue de psychiatrie, elle perd malheureusement beaucoup de son intérêt, même si l’auteur a passé dix anées à retracer la vie de la malade avec l’aide de l’analyste qui a guéri celle-ci. Pourtant le cas Sybil demeure fascinant. Il s’inscrit non seulement à côté des cas bien connus d’hystérie soignés par Charcot, Breuer et Freud, mais aussi à côté de toutes les fictions littéraires qui de Peter Schlemihl, l’ homme qui a perdu son ombre, à l’ »Etudiant de Prague », l’homme qui a perdu son reflet, ne cessent par les liens qu’ elles établissent entre le double, l’inconscient et la mort d’éveiller en nous ce sentiment que Freud caractérise si bien par le terme d’ »inquiétante étrangeté ».
Lorsqu’elle se réveille dans une chambre d’hôtel inconnue, lorsqu’elle se voit accostée par des gens qu’elle n’a jamais rencontrés, errant dans les rues qui lui semblent à la fois familières et étrangéres, Sybil est loin de supposer que, pendant ses pertes de conscience, seize personnalités se sont emparées de son corps et lui ont volé sa vie. Elle a cessé d’être la jeune fille triste pour devenir Peggy Lou, la gamine effrontée, Peggy Ann, son double angoissé, Vicky, la jeune fille séduisante qui possède la mémoire qui manque aux autres doubles, Mary, rêveuse et contemplative, Marcia et Vanessa, pour ne citer que quelques-unes de ses incarnations successives. Sybil n’apprendra l’existence de ces différentes personnalités, prolongements fantasmatiques de son moi appauvri, qu’à travers l’analyse. Pourtant tous ces doubles, masculins et féminins, semblent vivre chacun de leur propre existence, se décrivant sous les aspects les plus divers. Ils changent de visage et de vois, sans même que Sybil s’en aperçoive. Seule l’analyste reconnaît du premier coup d’oeil, d’après l’aspect extérieur et surtout l’accent, qui se présente aujourd’hui à la consultation.
Mère et bourreau
L’histoire de Sybil commence dans un petit village de la campagne américaine qui semble sorti d’un roman de Faulkner. Ses parents, autoritaires et répressifs, considèrent la sexualité comme une chose sale et la psychanalyse comme diabolique. On n’entreprend rien sans l’avis du pasteur. Dès l’âge de quatorze ans, Sybil ressent en elle ce trouble vague qui ira en s’accentuant. Renvoyée de l’école, c’est l’intérêt qu’un psychanalyste porte à son cas qui lui permettra d’échapper à l’hôpital psychiatrique. On imagine la richesse extrême que l’on aurait pu tirer, du point de vue tant clinique que thérapeutique, de ce cas de « grande hystérie », assez rare aujourd’hui, dont les manifestations rejoigne celles de la psychose. Malheureusement les données cliniques sont altérées par les reconstructions de sa biographie. Nous ne savons pas ce qui amena la jeune fille à refouler toute sexualité. Si l’on en croît Flora Schreiber, c’est la fameuse scène primitive – où l’enfant est témoin de rapports sexuels entre ses parents – vécue à l’âge de neuf ans, la vue de l’ombre du pénis de son père en érection, qui serait à l’origine du refoulement. Le désir incestueux du père, perçu par la fillette, l’aurait menée à l’hystérie. Mais une lecture des cas rapportée par Freud, « Dora » et l’ »Homme aux loups », aurait sans doute conduit le biographe à plus de circonspection. Que penser enfin des relations entre Sybil et sa mère, qui constituent la clef de voûte de sa maladie? La mère est décrite par sa fille comme une psychopathe perverse. Au cours de l’analyse, Sybil revit avec un mélange d’horreur et de fascination les actes dont sa mère se serait rendue coupable, à son égard notamment.
Il semble que ce soit l’horreur éprouvée à l’égard de cette mère qui ait contraint la fillette à démultiplier son moi, chaque double réagissant violemment au traumatisme subi alors qu’elle même sombrait dans un état de prostration. Mais peut-on donner crédit à ce récit? L’analyste, il est vrai, affirme que les tortures décrites par sa patiente sont exactes. On se trouverait alors confronté à une relation monstrueuse entre la mère te la fille, la première se comportant comme un véritable bourreau sadique à l’égard de l’enfant, avec la complicité du père, qui, tout en sachant que sa femme était atteinte de schizophrénie et que sa fille présentait d’ étranges blessures, refusa de s’interposer.
Quant au traitement qui permit à Sybil de réintégrer ses multiples personnalités, il associa à la cure psychanalytique des méthodes actives comme des électrochocs et les injections de penthotal destinées à combattre les impulsions suicidaires et les crises de dépression de Sybil. Le récit du traitement, pour succinct qu’il soit, laisse entrevoir quelques grandes étapes; découverte par Sybil de ses doubles, dont elle entend les voix enregistrées au magnétophone, ce qui l’amène à prendre conscience que celle de Peggy n’est autre que celle de sa mère, abolition des frontières qui séparent les doubles et récupération progressive par l’analyse et le penthotal de leurs souvenirs, réintégrés ensuite à la personnalité de Sybil.
Il semble que ce soit l’hypnose qui ait joué un rôle déterminant dans la lutte contre cette dépersonnalisation, en ramenant toutes les personnalités au même âge et en leur faisant revivre les mêmes traumatismes pour mieux les liquider. La guérison, pour inattendue qu’elle soit, est exemplaire. Après ce voyage à travers la terreur et l’angoisse, qui dura près de onze ans, la petite fille au moi éclaté a fini par tuer tous ses doubles en acceptant son passé.
JEAN-MICHEL PALMIER.
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