Les revues expressionnistes et la guerre – 3/4

Article paru en 1978 dans le catalogue de l’exposition Paris-Berlin, rapports et contrastes France-Allemagne 1900 – 1933

 

tranches1.jpg Tranchées de la première guerre 101611780l.jpg L’Expressionnisme

 

 

 2641100318a3b02a.gif René Schickelé                 arton540.jpg Franz Pfemfert

 

        Aussi les revues jouèrent-elles, dans cette opposition à la guerre, un rôle fondamental. Il est impossible de toutes les recenser. Nous nous limiterons à quelques exemples : Die Aktion de F. Pfemfert, Die Weissen Blätter de Schickelé et Der Sturm de Walden, à leurs positions respectives durant la Première Guerre Mondiale.(6)


        Presque immédiatement après le début de la guerre,  plusieurs revues littéraires soupçonnées de défendre des positions pacifistes ou internationalistes furent soumises à la censure. Au début de l’année 1915, Das Forum fut interdit à cause d’un article contre la guerre dont l’auteur était le directeur de la revue, Wilhelm Herzog. Die Weissen Blätter, dont la publication avait été suspendue pendant plusieurs mois, reparurent à Berlin, puis à partir de 1916 en Suisse. La plupart des revues artistiques devaient s’abstenir d’aborder des sujets politiques et surtout éviter toute attaque à l’égard de la guerre. Celles qui refusèrent de se plier à la censure furent complètement interdites à partir de 1918. Le Zeit-Echo de Rubiner ne prétendait pas à l’origine être une publication contre la guerre: il s’agissait seulement de donner un reflet de la guerre sur la vie artistique, de voir comment les peintres, les écrivains et les poètes la vivaient. Mais Rubiner choisit prudemment de faire paraître sa revue à Berne et non à Munich. La seule revue résolument hostile, qui continua à paraître en Allemagne, fut Neue Jugend de Wieland Herzfelde qui a raconté dans ses mémoires comment il dut ruser avec la censure. Renvoyé pour insubordination Herzfelde revint à Berlin où il rencontra de nombreux artistes, haïssant la guerre, mais inactifs. Il envisagea de publier une revue contre la guerre et lança en 1916 Neue Jugend, revue qui théoriquement était celle des lycéens de Charlottenburg. Comme la censure l’interdit immédiatement, il demanda à faire paraître au Malik Verlag un roman d’Else Lasker-Schüler et à la place sortit la même revue en « format américain » c’est à dire avec la taille d’un grand journal et de multiples couleurs. Der Sturm de Walden sembla vouloir rester  » au-dessus de la mêlée. » Dans ses souvenirs, Neil Walden, qui fut la compagne d’Herwarth Walden à cette époque affirme que pour lui, il n’existait aucun rapport entre l’art et la politique, et qu’il fut préoccupé par la guerre à cause des liens qu’elle allait briser entre les différentes avant-gardes. C’est un fait que la politisation de Walden, ses « écrits bolchéviques » datent de 1927 et que les seules mentions de la guerre que l’on trouve dans Der Sturm sont en rapport avec le décès des collaborateurs, des artistes qui y trouvèrent la mort. Tandis que d’autres revues se politisent ou se radicalisent, Der Sturm semble uniquement préoccupé par les théories de Stramm sur le WortKlang.

        Toute autre est la position de Die Aktion de Pfemfert. Les tendances critiques déjà présentes dans la revue avant la guerre se transforment en une critique ardente de la guerre. Au début, Pfemfert affirmait que, pendant la guerre, la revue ne parlerait que de littérature, mais par différents moyens, il trouvait la possibilité d’exprimer son hostilité au nationalisme, à l’impérialisme, qui étaient exaltés par la propagande officielle. Quand on relit les numéros de Die Aktion, publiés au cours des années du conflit, on y trouve des poèmes écrits sur la guerre, qui en décrivent l’horreur, tels les Verse vom Schlachtfeld de Wilhelm Klemm. Pour éviter la censure, il avait eu l’idée de publier sous la rubrique Ich schneide die Zeit aussi des coupures de presse dont l’assemblage était une terrible critique contre la guerre et la bêtise qui s’était emparée de tant d’intellectuels allemands. Ces citations n’étaient accompagnées d’aucun commentaire, mais les numéros de Die Aktion étaient envoyés gratuitement aux soldats du front qui, tels Erwin Piscator, lisaient avidement ces numéros dans les tranchées. Afin de pouvoir financer ces envois gratuits, Pfemfert tirait des éditions sur un papier de luxe, et les bénéfices de ces ventes servaient à éditer ces numéros. Ce que Pfemfert détestait le plus c’était le chauvinisme dans lequel il voyait le plus grand danger qui pesait sur l’humanité. Aussi consacra-t-il de nombreux numéros spéciaux aux artistes, aux écrivains étrangers, qu’il s’agisse de la Russie, de l’Angleterre, de la France, de l’Italie, de la Pologne, de la Tchécoslovaquie, de la Belgique.

        Alors que Die Aktion prenait parti, de manière prudente et indirecte, pour les pacifistes réfugiés en Suisse, Der Sturm les méprisait, ce qui entraîna de la part de Pfemfert une répartie contre Der Sturm et contre Walden dont il raillait les penchants mercantiles. Il faut d’ailleurs remarquer que Die Aktion et Der Sturm n’avaient qu’un seul collaborateur commun en 1918, Franz Richard Behrens qui publiait dans la première revue des poèmes politiques comme « Du darfst nicht töte« , dédié à Ludwig Rubiner et dans la seconde des oeuvres non politiques. Par contre, la même année, Die Aktion et Die Weissen Blätter en comptait plusieurs : Yvan Goll, Max Hermann Neisse, Albert Ehrenstein, tandis que Die Weissen Blätter ne comptait, avec Der Sturm, aucun collaborateur commun. La revue de Schickelé , avant la guerre, voulait déjà unir étroitement les considérations sur l’art et celles sur la politique. Après l’installation des Weissen Blätter en Suisse, cette critique de la guerre s’intensifia. Toutefois, il faut noter qu’en dépit des collaborateurs communs, il n’y avait aucun contact entre Pfemfert et Schickelé. Il est d’ailleurs remarquable que l’ensemble des adversaires de la guerre ne purent jamais constituer véritablement un front uni : lorsqu’eut lieu à Weimar en 1914-1915, le célèbre « concile » des écrivains hostiles à la guerre qui réunit, sur l’appel de Hasenclever, des auteurs tels que Rudolf Leohnard, H.E. Jacob, Martin Buber, Albert Ehrenstein et Paul Zech. Schickelé ne vint pas, étant à Berlin, tandis que Pfemfert et Herzog ne furent pas même invités et quand, le soir de la Saint-Sylvestre, à Berlin, Hugo Ball invita ses amis à crier sur le balcon : « A bas la guerre ! », il lui fut répondu seulement :  » Prosit Neujahr« … La critique de la guerre, accomplie au sein de ces petits cercles, en y ajoutant celui de Kurt Hiller à partir de 1917, ne parvint jamais à aboutir à la création d’un front relativement uni, comme ce sera le cas dans l’émigration, parmi les adversaires du fascisme.

        Die Aktion fut assurément l’une des revues les plus actives dans la propagande anti-belliciste. Elle consacra en particulier des « Sonderhefte » (numéros spéciaux) symboliques, au milieu même du conflit. Le Sonderheft Noël 1917 contenait un dialogue sur Hérode. Le roi donne l’ordre de tuer tous les enfants, mais lui-même est finalement puni par Dieu et il est entraîné par le diable et la mort. L’identification entre les enfants tués et la jeunesse européenne, le roi Hérode et le Kaiser, étaient évidente. Des poèmes consacrés aux anges se terminaient par des hymnes à la paix, même si cette paix était rapportée à Jésus, à la Sainte Vierge. La venue du Christ permettait de donner libre cours aux idées messianiques expressionnistes dans la venue d’un monde meilleur. Les coupures de journaux choisies par Pfemfert dans la rubrique Ich schneide die Zeit aus portaient sur la pénurie de charbon en Allemagne et la révolution soviétique. A Pâques 1918, Pfemfert consacrait un numéro spécial Golgotha, sur la mort de Dieu. Ici encore, derrière les motifs religieux, se dissimulaient des thèmes politiques. La résurrection du Christ était un appel à la fin des hostilités, la folie qui avait conduit à sa mort était rapprochée de celle de l’époque actuelle. A côté du tombeau du Christ, il y avait la boue des tranchées comme linceul et de nombreux poèmes évoquaient la vie du front. Die Aktion ne cessait en effet de publier des volumes qui donnaient de la guerre une vision particulièrement réaliste. Sous la rubrique « Verse vom Schlachtfeld » (Vers du champ de bataille) furent publiés de nombreux poèmes qui décrivaient la guerre de position, les tranchées, le désir de rentrer chez soi.

        Dans différents textes théoriques, Pfemfert ne cachait pas ses convictions politiques : il publiait des articles sur le socialisme et l’anarchisme, et en 1917 les lettres de Bakounine à Herzen, un chapitre de la biographie de Marx par F. Mehring. Il consacra un numéro spécial de Die Aktion à Marx et publia à 80 pf. le Manifeste du parti communiste. Les textes de Marx qu’il choisissait étaient tous symboliques: critique du capitalisme, vision de la possibilité de terminer une guerre par une révolution.

        Die Weissen Blätter de Schickelé ne furent pas moins actives. Après une interruption d’un an, la revue paraissait en 1918 avec des textes de Svend Borberg qui s’efforçaient  d’analyser la situation sociale et idéologique des années qui précédaient la guerre en montrant comment celle-ci avait constitué une solution à la crise. Le monde bourgeois, l’Allemagne impériale y était impitoyablement dénoncés. Les considérations de Broberg ne se limitaient pas au  domaine économique: il analyse aussi la crise morale qui a préparé la guerre, l’opposition entre le progrès technique et l’âme, retrouvant de nombreux thèmes propres au romantisme anti-capitaliste de Simmel mais aussi aux poètes expressionnistes. Dans cette perspective la guerre n’apparaît pas directement comme un conflit d’impérialismes, mais comme l’aboutissement d’une fêlure qui marque toute l’Europe depuis le XIXème siècle. Aussi les thèses de Borberg sont-elles toutes empreintes d’un fatalisme historique qui ne laissa guère de place à l’action politique. C’est là, sans aucun doute, ce qui différencie le plus la perspective idéologique des Weissen Blättter de celle de Pfemfert : la guerre n’est que l’aboutissement des conflits propres à l’ère technique, l’apocalypse d’un monde qui a oublié l’âme, qui l’a sacrifiée à la machine. Aussi combattre la guerre c’est aussi combattre le monde technologique. – thème qui hante de nombreuses oeuvres expressionnistes (en particulier la trilogie Gas de Kaiser et Maschinenstürmer de Toller). Les positions politiques de Die Aktion oscillent entre l’anarchisme et le bolchévisme, celles des Weissen Blätter ne dépassent guère la KulturKritik de la sociologie allemande. Les articles ne s’efforcent jamais de mettre en évidence l’origine économique de la guerre, mais opposent l’esprit à la matière, l’âme au progrès et c’est avec une défense de la subjectivité qu’il s’efforce de lutter contre la barbarie. Il est remarquable que la situation en Russie ne soit jamais évoquée, sauf le meurtre de Raspoutine, et la révolution russe elle-même ne laisse guère de traces sinon quelques échos. Après les événements de Novembre 1918 en Allemagne, René Schickelé s’exprimera sur le « bolchévisme » et condamnera la révolution d’Octobre car elle ne s’est pas accomplie sans violence. Jusqu’à la fin, Schickelé et les Weissen Blätter se conteront d’exalter une révolution du spirituel.

        Quant à Walden, et au Sturm, il ne prendra aucun engagement effectif au cours des années de guerre, se contentant de rappeler que Der Sturm était « l’organe de l’Expressionnisme ». Face aux attaques de Pfemfert qui qualifia Walden de « faiseur d’affaires », de « commerçant », Der Sturm répondra par le plus profond mépris, affirmant  » La révolution n’est pas un art, mais l’art est une révolution ».

JEAN-MICHEL PALMIER

Poème Ernst Toller extrait du drame Die Wandlung (La métamorphose)

Un frère qui en lui, portait le grand savoir,
De toute souffrance et de toute joie
De l’apprence et du mépris atroce,
Un frère portant en lui, la grande volonté,
De bâtir le temple enchanté de la haute joie,
Et d’ouvrir grandes ses portes à la haute souffrance,
Prêt pour l’action.
Et flamboyant il lance l’appel tenace:
Le chemin !
Le chemin !

Toi Poète sage!

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