Article paru dans Paris – Berlin 1900-1933 – Centre national d’art et de culture Georges Pompidou en 1978 – Catalogue de l’exposition -
Die Aktion 1920
Vive la Révolution mondiale
Catalogue de l’exposition Paris – Berlin
1900 – 1933 rapports et contrastes France – Allemagne au Centre Georges Pompidou 1978
De tous les thèmes qui hantent la poésie expressionniste, la guerre fut l’un des plus constants et des plus obsédants. Bien avant qu’elle n’éclatât, elle était présente chez les poètes du Crépuscule de l’humanité comme la grande menace qui plane sur leur monde, sur leurs vies. Dans son appel « l’expressionnisme meurt »(Der expressionismus stirbt), Yvan Goll affirmait : « Pas un seul expressionniste fut réactionnaire. Pas un seul qui ne fût contre la guerre, pas un seul qui ne crut à la fraternité et à la communauté. » (1) Ce jugement est vrai, bien qu’excessif, car beaucoup de futurs pacifistes passèrent d’abord par une phase nationaliste, même Brecht et Toller. Faiblesse de leur conscience politique dans ces années qui voient s’affirmer l’impérialisme de part et d’autre des frontières ? sans doute, mais aussi volonté désespérée de briser leur solitude et les structures du monde bourgeois. dans beaucoup de poèmes, de textes écrits par des expressionnistes avant 1914, se trouve affirmé que le salut ne peut venir que d’une révolution ou d’une guerre. Alors que l’internationale socialiste était en lambeaux, les Expressionnistes sont ceux qui crièrent le plus ardemment contre la barbarie qui ravageait l’Europe. L’éclatement de la guerre, c’était non seulement la ruine de leurs espoirs messianiques, mais la concrétisation de leurs angoisses. Cette « fin du monde », ce souffle d’apocalypse que l’on trouve dans beaucoup de leurs poèmes allaient se réaliser. Ce que dans la puissance visionnaire de leurs poèmes et de leurs gravures, ils n’avaient fait qu’entrevoir, ils le vécurent tous tragiquement. Ce fut la guerre qui allait orienter beaucoup d’entre eux vers un engagement politique de plus en plus radical dans les années 20. Nous nous limiterons ici à l’étude des positions adoptées à l’égard de la guerre par quelques revues expressionnistes.
Pour comprendre l’importance de cette opposition des poètes expressionnistes à la guerre de 1914, il faut garder en mémoire la fièvre nationaliste, l’hystérie collective que la déclaration de guerre déclencha chez de nombreux intellectuels allemands, même parmi les plus progressistes. La politique impérialiste de Guillaume II parvint à rallier à « l’Union Sacrée » la quasi-totalité des formations politiques allemandes, puisque les crédits militaires furent votés par la social-démocratie elle-même. Pendant toute la première année du conflit, une grande partie des intellectuels allemands soutinrent la propagande officielle. Max Weber et Georg Simmel, en dépit de leurs idées politiques très critiques à l’égard de la politique allemande, se présentaient à leurs séminaires en uniforme d’officier de réserve, – au grand désappointement de leurs étudiants – en particulier Georg Lukacs et Ernst Bloch, très liés au cercle de Weber comme de Simmel (2). Si Heinrich Mann, Hermann Hesse, Franz Pfemfert, Leonhard Frank se déclaraient, dès le début du conflit, hostiles à la guerre et la condamnaient, celle-ci rallia les suffrages d’une grande partie de l’intelligentsia allemande. Deux mois après le début des hostilités, alors que Louvain avait été saccagé par les troupes allemandes, que les ruines se multipliaient, parut le célèbre Appel aux nations civilisées, plus connu sous le nom de « Manifeste des 93« , signé par cinquante huit professeurs d’université et des représentants du monde de la littérature et des arts. Qualifiant de calomnies les accusations portées contre l’Allemagne, ils célébraient dans la guerre « une juste et bonne cause » et rendaient hommage à l’ empereur Guillaume II et à son pacifisme. Ils affirmaient :
Il n’est pas vrai que nos troupes aient brutalement détruit Louvain. Perfidement assaillies par une population en fureur, elles ont du, bien à contre coeur, user de représailles et cannoner une partie de la ville. La plus grande partie de la ville est restée intacte. Le célèbre Hotel de ville est entièrement conservé : au péril de leur vie, nos soldats l’ont protégé contre les flammes. – Si dans cette guerre terrible, des oeuvres d’art ont été détruites ou l’étaient un jour, voilà ce que tout allemand déplorera certainement. Tout en contestant d’être inférieurs à aucune autre nation pour notre amour de l’art, nous nous refusons énergiquement d’acheter la conservation d’une oeuvre d’art au prix d’une défaite de nos armes.
Il n’est pas vrai que nous faisons la guerre au mépris du droit des gens. Nos soldats ne commettent ni actes d’indiscipline ni de cruautés. En reavnche, dans l’Est de notre patrie, la terre boit le sang des femmes et des enfants massacrés par les hordes russes, et sur les champs de bataille de l’Oise, les projectiles Dum-Dum de nos adversaires déchirent les poitrines de nos braves soldats. Ceux qui s’allient aux russes et aux Serbes, et qui ne craignent pas d’exciter des Mongols et des Nègres contre la race blanche, offrant ainsi au monde civilisé le spectacle le plus honteux que l’on puisse imaginer, sont certainement les derniers qui aient le droit de prétendre au rôle de défenseurs de la civilisation européenne. »(3)
Et l’appel célébrait le peuple allemand comme celui de Goethe, de Beethoven, de Kant, affirmant l’innocence de l’Allemagne et le caractère sacré de la cause qu’elle défendait, celle de la civilisation elle-même. Ce texte d’un chauvinisme inqualifiable était signé par les plus éminents représentants de la culture allemande : Parmi les écrivains, citons seulement : Richard Dehmel qui, à l’âge de 50 ans, s’engagea volontairement dans les armées allemandes, Gerhardt Hauptmann et son frère Carl Hauptmann, Hermann Sudermann, Max halbe. Max Reinhardt le signa aussi, de même que Aloïs Brandl, président de la société shakespeare de Berlin et plusieurs peintres dont max Liebermann, Hans Thoma, Wilhelm Trübner. Non seulement cet appel reprenait toutes les thèses de la propagande officielle, mais frappait par le racisme qui culmine dans l’opposition des Germains aux autres peuples, des Blancs aux « Nègres », aux « Mongols ». Que tant d’intellectuels allemands aient pu le signer témoigne de la faiblesse de leur conscience politique et de la fragilité de leurs convictions démocratiques. Si Thomas mann ne signa pas le Manifeste, ses positions n’étaient guère plus brillantes et si on ne lui demanda pas de le signer, c’est sans doute parce que l’on connaissait son attitude critique à l’égard de la société wilhelminienne. Les positions de Thomas Mann à l’égard de la guerre sont clairement exprimées tout d’abord dans l’article publié dans la Neue Rundschau en novembre 1914, intitulé Pensées de guerre et dans son essai Frédéric et la grande coalition : Esquisse pour le temps et l’heure. S’inspirant de Nietzsche, il entend célébrer dans la guerre l’élément « démoniaque » et « héroïque » de l’âme allemande. Il oppose « Kultur » et « Zivilisation », comme la plupart des nationalistes officiels et voit dans la guerre menée par l’Allemagne une véritable croisade. Dans son essai sur Frédéric, il célèbre aussi les vertus guerrières et développe la thèse de l’encerclement des alliés à l’égard de l’Allemagne. Ces déclarations de Thomas Mann furent violemment attaquées par son frère Heinrich et aussi par Romain Rolland.
Dans ses Considérations d’un apolitique, il tente de se défendre contre ces accusations de chauvinisme en déclarant qu’il n’était pas « un patriote de bas étage » mais qu’il s’enthousiasma pour l’histoire car il y voyait une résurrection de celle de Frédéric. Ce livre marque sans doute une considérable progression de la conscience politique de Thomas Mann, mais il n’en demeure pas moins vrai qu’il n’échappa pas, lui aussi, à la fièvre belliciste en 1914. L’opposition à la guerre en Allemagne vint des horizons les plus divers : aussi bien des démocrates sincères que de l’extrême-gauche ou de poètes qui refusaient passionnément la barbarie et affirmaient l’internationalisme – ni prolétarien ni socialiste – mais celui de la jeunesse qui allait trouver la mort dans une guerre qui n’était pas la sienne. Bon nombre quittèrent l’Allemagne pour trouver refuge en Suisse. Parmi les premiers pacifistes allemands, il faut citer Heinrich Mann, Leonhard Frank et Johannes Robert Becher. Heinrich Mann, dans tous ses romans, en particulier dans des oeuvres telles que Le Sujet (écrit en 1914), Les Pauvres (1918) avit fait une critique très violente de la société wilhelminienne, de sa misère. Leonhard Frank, émigré en Suisse, affirmait sa haine de la guerre, dénonçait les responsables et écrivait son célèbre recueil de nouvelles « Der Mensch is gut » qui affirmait ses conceptions pacifistes et sa confiance dans le socialisme. Si Dehmel fut pris par la fièvre nationaliste, Arno Holz écrivit à cette époque plusieurs poèmes dénonçant les ravages de la guerre dans un petit village. Peu à peu parurent d’autres poèmes expressionnistes contre la guerre : outre les textes publiés dans Die Aktion, il faut citer les oeuvres de René Schickelé, Yvan Goll, Hanns Johst, Albert Ehrenstein et surtout Johannes Robert Becher qui, à partir de 1918, adhéra au communisme.
En fait, au début de la guerre, il n’y eu guère que quelques rares intellectuels, en France et en Allemagne, pour s’élever contre le conflit. Romain Rolland avait édité dans le Journal de Genève du 15 septembre 1914 son manifeste contre la guerre « Au dessus de la mêlée« . Hermann Hesse exprimait des convictions analogues. Bientôt se constitua en Suisse une petite colonie de pacifistes : Ernst Bloch y demeura, Romain Rolland y milita ardemment par ses lettres, ses chroniques, ses manifestes, bientôt rejoint par Guilbeaux à Genève, René Arcos, Pierre-Jean Jouve qui publiait en 1915 son recueil de poèmes « Vous êtes des hommes« .
JEAN-MICHEL PALMIER
Un poème d’Ivan Goll :
La Grande Misère
de la France
Nous n’irons plus au bois ma belle
Les lauriers sont coupés les ponts
Aussi : les arcs-en-ciel
Et même le pont d’AvignonJeanne d’Arc mortelle statue
Un peu de bronze ensanglanté
Dans cette France qui s’est tue
Ton coeur a cessé de chanter
Jeanne dans sa jupe de bure
Assise sous les framboisiers
Se prépare une confiture
Avec du sang de cuirassiers
La poule noire des nuages
Pond les oeufs pourris de la mort
Les coqs éplumés des villages
N’annoncent que les vents du Nord
Car l’aube avait du plomb dans l’aile
Et le soleil est un obus
Qui fait sauter les citadelles
Et les lilas sur les talus
Le ciel de France est noirci d’aigles
De lémures et de corbeaux
Ses soldats couchés dans les seigles
Ignorent qu’ils sont des héros
Ni Chartres, ni Rouen, ni Bruges
N’ont assez d’anges dans leurs tours
Pour lutter contre le déluge
Et les escadres de vautours
Taureau chassé des pâturages
Et du silence paternel
Devant la pourpre de l’outrage
Perd tout son sang au grand soleil
Il perd son sang par ses fontaines
Par ses veines par ses ruisseaux
Il perd son sang par l’Oise et l’Aisne
Par ses jets d’eau par ses naseaux
Les douze soeurs de ses rivières
Aux bras cambrés aux noeuds coulants
Dénouent leurs lacets et lanières
Pour se jeter à l’océan
Buvez buvez guerriers ivrognes
Les vins fermentés de la peur
Les sangs tournés de la Bourgogne
Les alcools amers du malheur
Les bières gueuses de la Meuse
Et les vins platinés du Rhin
Les sources saintes des Chartreuses
Et les absinthes du chagrin
Les larmes qui de chaque porte
Ont débordé sur le pays
Les eaux de vie et les eaux mortes
Grisantes comme le vin gris
Nous n’irons plus au bois ma belle
Les lauriers sont coupés les ponts
Aussi : les arcs-en-ciel
Et même le Pont d’Avignon.
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