Un mythe : Che Guevara

Article publié dans le Magazine Littéraire de Mai 1968

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Par sa mort, Che Guevara est devenu pour les étudiants surtout, le mythe de la révolution en marche. Le théoricien de la guérilla s’est effacé devant l’apôtre exécuté. Mais un poster peut-il encore incarner la révolution ?

En octobre 1967, la nouvelle de la mort de Che Guevara éclatait. L’étrangeté des circonstances de cette mort, les déclarations contradictoires du gouvernement bolivien laissaient encore le place au doute et à l’espoir, avant de déchaîner l’indignation et la fureur.
Vivant, beaucoup l’avait méconnu, voire ignoré. Mort, chacun voulait s’approprier son reflet, approcher son ombre, imprimer à tout jamais les traits de ce cadavre aux yeux grands ouverts et criblé de balles, dans son souvenir.
C’est alors qu’il devint vraiment redoutable et invincible. Le « Che » lui-même l’ avait bien compris, lorsque vivant, il s’était déjà dissous dans sa légende, immatériel et omniprésent, traqué par le F.B.I et la C.I.A., mais reconnu partout en Amérique latine par les pauvres et les paysans qui croyaient en lui, comme en un nouveau Christ.
Citoyen de l’Amérique latine, ce médecin argentin devenu ministre à La Havane, s’est identifié par sa mort à la figure de la Révolution.
Les mois qui suivirent son assassinat furent marqués par cette flambée de Romantisme révolutionnaire qu’il ranimait, après Hegel et Georg Büchner.
Ce fut sans doute dans les universités du monde entier, que la réaction fut la plus violente. Dès le 20  octobre, les étudiants de Rome criaient son nom dans les rues. Le 21, c’était à Moscou, devant l’ambassade des Etats-Unis, que les étudiants africains, asiatiques, latino-américains criaient à travers les slogans anti américains, leur indignation. Sa figure et son assassinat le confondaient avec Lumumba, Malcom X, Van Troï.
A Berlin éclatèrent les manifestations les plus violentes. L’Allemagne de Rudi Dutschke aller donner, à la mémoire du héros cubain, un hommage digne de lui. Toutes les Universités allemandes, les unes après les autres manifestèrent leur solidarité à sa lutte. A Heidelberg, le professeur et ministre socialiste Carlo Schmidt était interrompu dans ses cours et mis en demeure de répondre au mot d’ordre du Che:  » Créer deux, trois, de nombreux Vietnam ». A Hambourg, la faculté était investie par les comités qui, occupant les amphithéâtres, retraçaient sa lutte.
Le 21 octobre 1967, 6000 étudiants défilaient sur le Kurfürstendam, la plus grande artère de Berlin, en brandissant les premiers portraits de Che Guevara, symbole de leur lutte. Les jours suivants, les journaux de la chaîne Springer dénonçaient la vague de « guévarisme » qui ravageait l’Université allemande.
Il fallait très peu de temps pour que l’agitation gagne la France. Du 1er au 9 décembre était organisée une « semaine Che Guevara » pour le soutien de la lutte du peuple vietnamien. Des milliers de jeunes, étudiants principalement, se pressèrent, dans la grande salle de la Mutualité, afin de revoir encore dans les projections la silhouette triste et sombre du Che, son regard étincelant, son célèbre béret noir avec l’étoile de « Commandante » de la révolution cubaine. A  Nanterre, un amphithéâtre porte désormais son nom.
Sa lutte contre une société moribonde, contre un monde « sans coeur et sans joie », comme l’écrivait déjà le jeune Marx est devenue la lutte de tous les étudiants,  qui partout s’acharnent à en saper les fondements. Loin d’avoir atténuer leur ardeur, sa mort devint pour eux le symbole de leur lutte. Che Guevara est sans doute avec Herbert Marcuse, l’une des rares figures à réaliser l’unanimité des tendances souvent opposées, qui déchirent le monde étudiant progressiste. Cette unanimité tient non seulement à son immense prestige, au sceau tragique dont son assassinat a marqué sa vie, à cette pureté et ce romantisme révolutionnaire qui entourent tous ses actes, mais surtout à l’originalité de l’expérience du Socialisme cubain.
dans son célèbre article Le socialisme et l’homme à Cuba, Che Guevara répétait sans cesse: »il nous faut créer l’homme du XXIème siècle ». C’est une telle tentative qui reste liée à son nom.
Mais il est à craindre que le révolutionnaire soit enseveli sous le mythe qu’il a suscité. La gangrène est déjà à l’oeuvre. depuis cet hiver, sa figure s’étale dans tous les journaux, quelles que soient leurs tendances politiques. Les illustrés, les magazines féminins consacrent de longues colonnes au « héros ». Le soldat des forêts tropicales et des plateaux boliviens est devenu le héros des Drugstores, où l’on peut pour quelques centaines de francs, acquérir son portrait « poster » décoratif. Il est devenu le héros d’une jeunesse désabusée, avide d’émotion et qui cherche désespérément à retrouver dans sa légende celle de James Dean, voire de Johnny Halliday.
Aujourd’hui, sans aucun doute, le héros politique a été tué par la publicité qui s’attache à son nom. Sa lutte s’est obscurcie et ses traits de révolté, multipliés par les machines, ne sont plus qu’un mythe : celui d’un monde qui se console de sa mort, en revendiquant la force abstraite de l’idéal, alors qu’il porte en  lui, le sens et la responsabilité de son assassinat.
Ceux qui ont élevé Che Guevara au rang d’un héros et d’un martyr l’ont tué plus certainement que cette balle qui le frappa en plein coeur.
Aussi , n’est-il pas étonnant que ce soit avec un certain agacement que beaucoup de ceux qui se réclamèrent de lui voient aujourd’hui mésinterprété le sens de sa lutte.
Mais les étudiants de Berlin rappellent avec violence ce qu’il fut :

 » Che Guevara
Je ne veux pas faire de toi un martyr
Mais nous avons entendu l’annonce de ta mort
Et que tu voulais incendier le monde
Mais nous n’entendons ici
Aucune parole pour ceux que l’on exploite
Mais nous regardons tous vers un autre pays
Celui vers lequel se tournent tous nos espoirs. »

JEAN-MICHEL PALMIER

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