Article paru dans le journal « Le Monde » du 5 juillet 1974.
* Sur l’avenir de nos établissements d’enseignement. Gallimard. Traduit de l’allemand par Jean-Louis Backès. 154 p. Collection »Idées », 4,25 F.
De tous les écrits « mineurs » de Nietzsche, ces cinq conférences prononcées à Bâle en 1872, publiées après sa mort et restées jusqu’à ce jour inédites en français, sont parmi les plus déconcertants. Invité à prononcer une série de conférences « sur l’avenir de nos établissements d’enseignement », le jeune professeur avertit déjà son honorable public qu’il ne répondra pas à cette question, n’étant pas prophète, mais qu’il va analyser la situation de l’enseignement allemand, qu’il s’agisse de l’école communale, du gymnase, de l’école technique ou de l’Université. Si la référence aux Grecs nous renvoie à la Naissance de la tragédie, le ton général de ces conférences, les notations incisives qui les émaillent annoncent déjà l’iconoclaste, le philosophe au marteau.
Car c’est bien à coups de marteau que Nietzsche va frapper sur cet enseignement pour en montrer la faillite et la prétention. Il rend, certes, hommage aux buts sublimes qui ont présidé à sa fondation mais il constate que, malheureusement, toutes les tentatives faites pour réaliser ce noble idéal n’ont conduit qu’à des échecs. En voulant réformer l’enseignement, on l’a surtout « médiocrisé ». Deux tendances contradictoires et aussi néfastes sont responsables pour Nietzsche de cette décadence : la volonté d’élargir de plus en plus la culture et la nécessité de l’affaiblir. sans doute l’enseignement moderne se veut-il « démocratique » mais c’est à la condition que la culture que l’on y enseigne soit d’abord devenue « la servante de l’État ».
Même si Nietzsche présente ces idées comme étant celles d’un philosophe qu’il a entendu discourir dans les bois, avec un de ses disciples, l’artifice ne trompe personne. Aussi ne peut-on qu’être frappé par la radicalité et la violence de sa dénonciation. Non seulement il ne croit pas à la possibilité de ressusciter l’idéal culturel dans sa pureté, mais il estime qu’en ces temps de confusion extrême, on pourrait bien assister à la destruction de l’Université et du gymnase : la culture que l’on prétend y transmettre ne forme absolument personne. A l’ancienne culture humaniste, on oppose désormais « la culture rapide », universelle et rentable. Suprême trivialité, on voudrait aussi faire croire qu’elle conduit au bonheur.
Pour Nietzsche, il s’agit en fait, d’une nouvelle et lente barbarie. Le « libre penseur » est devenu un fonctionnaire, un fossoyeur d’idées. Quant à l’aspiration à la culture populaire, il n’y voit que mensonge : cette culture populaire est médiocre et si on la revendique, c’est que l’État exerce son oppression. Nietzsche n’est guère plus tendre à l’égard de la « culture scientifique » ce que l’on appellerait aujourd’hui l’ »hyperspécialisation ». L’enseignement scientifique n’est pas supérieur à l’enseignement littéraire. sans doute y acquiert-on un savoir spécialisé « de plus en plus aléatoire et invraisemblable » par lequel le savoir se distingue de la masse, mais il se confond avec elle dès qu’il sort de sa discipline. Le savant est aussi inculte que l’ouvrier qui, toute sa vie, n’aurait appris que les mêmes gestes destinés à fabriquer la même vis. Entre la médiocrité culturelle de la masse et la fausse culture scientifique, il accorde une place particulière à la presse, « couche de colle visqueuse », qui permet d’unir les joints entre toutes les formes de vie et qui donne l’illusion d’une culture générale.
Une « impénitente barbarie »
Tableau pessimiste? Nietzsche ne veut pas décourager ses auditeurs – étudiants et professeurs – mais montrer du doigt les grandes tares de l’enseignement moderne. La pédagogie lui semble en grande partie responsable de cette crise. Ce qui la caractérise, c’est un manque total d’imagination, des méthodes archaïques et rigides faites de vieilles habitudes. Toute réforme universitaire devrait pour lui, commencer par une refonte radicale de l’enseignement du gymnase, et elle seule permettrait ensuite une transformation de la vieille Université. D’ailleurs Nietzsche prophétise l’effondrement de tous les « établissements de culture » si on parvient à transformer le lycée. Celui-ci, loin de former la personnalité de l’élève, lui inculque une érudition grise et inutile par un enseignement totalement coupé de la vie. Alors que tant d’élèves sont incapables de parler et d’écrire correctement leur propre langue, on voudrait les initier à la « composition allemande ». quant à l’enseignement des classiques, il est risible ! A quoi bon étudier les classiques si on ne donne pas les moyens de les comprendre ? Cette culture formelle, « impénitente barbarie » n’est qu’une illusion vaniteuse.
L’Université n’échappe pas non plus à ses invectives. Il se moque des prétentions orgueilleuses de la sacro-sainte philologie dont il est issu, et qualifie ceux qui prétendent « posséder » la culture grecque de traîtres et d’imposteurs, condamnés à être écrasés par les statues qu’ils tentent de relever.
Quand on relit, un siècle plus tard, ces conférences écrites par un jeune et fougueux philologue de vingt-huit ans, élevé à la vieille école de Pforta, nourri par les respectables universités allemandes, membre des corporations d’étudiants batailleurs, on est frappé par leur étonnante actualité. On ne sait trop ce qu’il faut admirer le plus : la précision et la force de l’analyse ou la magnifique insolence. Le plus inquiétant, c’est que ce réquisitoire est loin d’être dépassé.
JEAN-MICHEL PALMIER
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