Article publié dans le journal Le Monde du 11 octobre 1974
L’Âme et les formes Georg Lukacs
* L’AME ET LES FORMES, traduit de l’allemand par Guy Haarscher, Gallimard, 343 Pages, 46 F.
* ECRITS DE MOSCOU, traduit de l’allemand par Claude Prévost. Editions sociales, 290 pages, 20 F.
Deux livres fondamentaux de Georg Lukacs, « l’Âme et les formes » et les « Ecrits de Moscou récemment traduits en français soulignent l’étrangeté de l’itinéraire politique et théorique de ce philosophe hongrois dont les essais ont marqué la pensée marxiste, l’esthétique et la critique littéraire. Quoi de commun en effet entre ce recueil d’essais réunis sous le titre « l’Ame et les formes » (paru en hongrois en 1909, en allemand en 1911), d’inspiration néo-romantique, qui cherchent à saisir le malheur de la vie, la déchirure que certains poètes semblent ressentir dans leur rapport avec le monde, et ces « Écrits de Moscou », rédigés au cours des années 30, et principalement consacrés aux problèmes du réalisme ? Peu de choses assurément, en dehors de la référence à l’esthétique et une certaine problématique qui, tout au long de l’itinéraire de Lukacs change quant au contenu mais non quant à la forme. Souhaitons que la traduction de ces deux livres soit le signe d’un renouveau des études lukacsiennes en France auxquelles Lucien Goldmann avait donné un premier essor.
Proche du courant romantique allemand, rencontrant parfois certains aspects des premiers écrits de Heidegger dominés par le même kantisme tragique, l’ »Âme et les formes » est sans doute, l’oeuvre la plus profonde et la plus belle du jeune Lukacs. A l’époque, le jeune aristocrate hongrois qui signe encore Georg von Lukacs, vient de quitter la vie tumultueuse de Budapest où il a été étroitement lié aux milieux théâtraux. A Berlin, puis à Heidelberg, il va se lier avec Simmel, Lask, Rickert, Max Weber, toutes les figures du néo-kantisme, de la philosophie de la vie, et de la phénoménologie qui dominent alors l’ Université allemande. Si les écrits ultérieurs marquent le triomphe de l’influence de Hegel et de Lask sur sa problématique, « l’Âme et les formes » est entièrement marqué par le climat de décomposition du romantisme qui règne encore en Allemagne.
Le refus de l’absolu
Ayant brûlé ses premières oeuvres, animé par une « nostalgie insondable », Lukacs tente de se faire connaître, d’abord en Hongrie, puis en Allemagne, comme critique littéraire. Influencé par Alfred Kerr et son style impressionniste, il s’efforce de faire de l’ »essai » un genre autonome, qui réconcilie l’exposé théorique et la poésie. Ces « Formes », qu’analyse Lukacs, sont des attitudes esthétiques à l’égard de la vie et du monde, dominées par le refus, l’exaltation du déchirement. Qu’il oppose le platonicien au poète, qu’il étudie le geste de Kierkegaard voulant entrer en contact direct avec l’Absolu, par la rupture de ses fiançailles, qu’il aborde les oeuvres poétiques de Schlegel et de Novalis, le lyrisme de Stéfan George, l’exaltation de de la grande solitude, c’est pour y découvrir autant de variations sur la conscience malheureuse, dont la plus authentique expression, s’incarne pour lui dans la tragédie, c’est à dire le refus absolu.
Les oeuvres ultérieures de Lukacs, « la Théorie du roman »(1) et « Histoire et conscience de classe » (2) apporteront, certes, d’autres réponses, moins idéalistes, aux questions posées ici pour la première fois. Mais, la « Théorie du roman » ne fait souvent que développer les intuitions de l »Âme et les formes » en analysant les conflits entre l’âme, tantôt trop large, tantôt trop étroite par rapport au monde. La conscience malheureuse , qui éprouve le sentiment aigu de la limitation de la vie, est l’ébauche de cet « individu problématique » dont Lukacs ne cessera de suivre les métamorphoses dans le roman bourgeois. Ce n’est qu’avec la révolution hongroise, son adhésion au parti communiste, que Lukacs trouvera la réponse aux questions qu’il pose dans dans ses premiers écrits. Les concepts de « totalité », de « conscience possible » et de « possibilité objective » esquisseront une solution politique que Lukacs avait d’abord cherchée dans l’esthétique.
La querelle du réalisme
Si les écrits de jeunesse de Lukacs ont éveillé, en France, grâce à Lucien Goldmann, un intérêt certain, il n’en va pas de même de ses écrits plus tardifs, souvent qualifiés, à tort, de « staliniens ». Il ne saurait être question de défendre des livres comme « la Destruction de la raison » (3), ouvrage médiocre qui amalgame toute la philosophie post-hégélienne à l’ idéologie fasciste. Mais ses écrits sur le réalisme sont un apport considérable à l’esthétique et au marxisme. Ainsi, les « Écrits de Moscou » aident-ils à comprendre les polémiques qui marquèrent les années 20 et 30. D’où l’importance de leur traduction.
Lukacs séjourna à Moscou comme émigré anti-fasciste, et c’est au cours d’une douzaine d’années qu’il élabora quelques-uns des concepts-clés de son esthétique et de sa méthodologie littéraire. Ami de Lifschitz – esthéticien marxiste dont l’oeuvre reste à redécouvrir – et collaborateur de l’institut Marx-Engels, Lukacs propose une relecture des textes de Marx et Engels sur l’art et la littérature, mais aussi des écrits de Laforgue, de Lassalle et de Mehring. Sans doute ses écrits sont-ils difficiles, sans référence historique précise aux querelles esthétiques au sein du parti communiste allemand, concernant la littérature prolétarienne, les premiers écrits de Brecht, les thèses de l’ »Agit-prop » et, en général, les questions débattues dans l’organe communiste « Linkskurve ». Aussi faut-il souligner l’intérêt de l’introduction critique de Jean Prévost qui fait surgir les interlocuteurs invisibles et partout présents de Georg Lukacs.
Ces écrits annoncent le grand débat qui éclatera plus tard, en 1937-38, parmi les écrivains allemands émigrés groupés autour de la revue « Das Wort » éditée à Moscou, et qui opposera, après la célèbre lettre de Klauss Mann à Gottfried Benn, partisans et adversaires de l’expressionnisme. Lukacs ébauche déjà des grands thèmes qui domineront ses ouvrages parus après son retour d’émigration. Sans tomber dans le sociologisme vulgaire et la seule analyse formelle, il tente de poser les problèmes fondamentaux d’une approche marxiste de la littérature. Quarante ans après leur rédaction, ces « Ecrits de Moscou » surprennent par leur actualité. Loin de donner une réponse dogmatique aux questions qu’ils posent, ils invitent à une prise de position et ouvrent la voie à de nouvelles discussions.
JEAN-MICHEL PALMIER
(1) Gonthier-Médiations, 1963
(2) Récemment rééditée avec une préface nouvelle de Lukacs. Editions de Minuit, 1974
(3) L’Arche, 1959.
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