Après la disparition de Jean Duvignaud.

 Article  publié dans Les Nouvelles Littéraires le 23 février 2007

jeanduvignaud.jpg

 

        Jean Duvignaud, collaborateur de la Quinzaine littéraire à ses tous débuts en 1966, vient de nous quitter. Jean-Michel Palmier avait chroniqué en 1996 son autobiographie L’Oubli ou la chute des corps

Jean Duvignaud et le temps retrouvé

        L’autobiographie est un genre difficile. Quand on confronte sa vie avec l’histoire, grande est la tentation de donner à la première une dimension épique qu’elle n’avait guère dans la réalité ou d’utiliser l’histoire pour justifier chaque geste, chaque acte que l’on a cru devoir accomplir. L’Oubli de Duvignaud s’apparente beaucoup plus à la création romanesque qu’au plaidoyer pro domo.

Par Jean-Michel Palmier

Jean Duvignaud L’Oubli ou la chute des corps
Actes Sud éd.

        “Dans la vie, on perd toujours, il n’y a que les salauds qui s’imaginent réussir” écrivait Sartre. Duvignaud, lui, n’aborde l’histoire qu’à partir d’une rhapsodie d’émotions, de souvenirs qui se sont inscrits dans sa chair, comme les cicatrices de l’enfance. D’où le caractère éminemment proustien de sa démarche, l’histoire n’étant finalement que le décor, l’horizon au sein duquel surgissent ses émotions, ses souvenirs et ses rêves. Le présent, le passé ne cessent d’interférer. A chaque époque de sa vie, il semble mourir pour renaître, surpris de se retrouver encore lui-même. Et ce bric-à-brac du passé, que l’on traîne derrière soi, c’est finalement une âme que l’on s’est lentement forgée.

        Les souvenirs font mal car on a peur d’être oublié ou trahi. On les rassemble comme les enfants des contes jettent des cailloux, prisonniers de la maudite forêt enchantée. Ses confidences, Duvignaud nous les livre avec une infinie pudeur. Tout d’abord l’enfant qu’il fut, à La Rochelle, prisonnier du mythe familial, de figures qui prennent la rigidité des atlantes au-dessus des portes, véritables divinités mythologiques. A travers ces ancêtres, il est confronté une première fois à l’histoire, à leur histoire, avec leurs prénoms d’empereurs romains, les souvenirs de la Révolution française et des guerres. Mais il y a aussi ces paysages qu’il portera toujours en lui, comme autant de secrets, avec “le goût de la fleur de sel qu’on cueille dans les marais”.

        C’est dans ces portraits impressionnistes, faits de touches intimistes, qu’éclate tout son talent de conteur. Chaque figure est évoquée avec le même respect, la même pudeur tandis que, comme les stries d’un arbre, s’enroulent les tranches de vie. A une enfance rêveuse, écartelée entre un passé mythologique et la nature – surtout l’odeur de la liberté, de la mer et du large – succède l’adolescence au moment de la guerre. C’est dans la France occupée qu’il lit l’Ethique de Spinoza, qu’il suit les cours de la “khâgne” de Royan. Il rêve de s’enfuir, erre dans Marseille, tandis qu’autour de lui un monde s’effondre. En 1942, il retrouve Paris, aperçoit Valéry à la Librairie José Corti, découvre Les Mouches, dans la mise en scène de Dullin. L’impossibilité de sortir à cause du couvre-feu le fait se réfugier dans la lecture : Camus, Sartre, Bataille. Avec les cours de Jean Hyppolite, il découvre la puissance hégélienne du négatif. Puis, muni de faux papiers, il travaille dans une usine de ciment qui construit les bunkers et s’emploie au sabotage.

        A peine sorti de l’enfance, il est confronté à la tourmente de l’après-guerre, rencontre le communisme sans y adhérer vraiment. Le poids de sensibilité qu’il porte en lui, le politique ne peut le traduire ou s’en emparer. Mais avec Henri Lefebvre, il découvre le Marx des Manuscrits de 1844, fasciné par les “aînés” : Vaillant, Aragon, Paulhan. En 1947, il rencontre Clara Malraux, à l’écoute de tout, asservie à aucune doctrine. Avec elle, il rêve à la liberté reconquise.

        Assurément Jean Duvignaud qui a consacré tant de pages magnifiques à l’imaginaire, ne peut s’empêcher de vivre ses rêves et de rêver sa vie. Le théâtre lui en a donné le moyen. Avant d’en écrire la sociologie, il s’enthousiasmera tour à tour pour Artaud, Vilar, Piscator et Brecht. La vie brûle sur les planches plus intensément que dans la tristesse des rues. Et cette tristesse, cette cruauté de la vie, il les retrouve chez Artaud et Buchner. Duvignaud évoque toutes ces prestigieuses figures qu’il a connues, Adamov, Barrault ou Blin, comme des fantômes dans sa nuit, qui se rencontrent pour boire un café crème dans un poème de Prévert.

        L’adolescent rêveur et révolté est devenu un “intellectuel”. Il ne s’est jamais renié. Dans le Paris des années 50, il participe à la création d’Arguments avec Kostas Axelos, Edgar Morin, fréquentant Barthes et Georges Perec. Ils cherchent à s’orienter au-delà des dogmes, des déceptions et des utopies. La seule ivresse qu’il connaît, c’est l’écriture et l’aventure qui le pousse à la création du théâtre d’Hammamet, vers les steppes de Chebika. Après la mer, ce sont les déserts et les forêts tropicales qui entrent dans ses rêves. En Afrique ou au Brésil, il continue à chercher ses diamants : les poussières de rêve que les hommes emportent avec eux, comme un fleuve ses cailloux, et qui ne disparaîtront jamais.

        Inclassable, Duvignaud manie tour à tour la sociologie, la création littéraire, cherchant, en arpentant le monde, à prendre l’éphémère, la richesse du vécu dans le filet de ses revues, de ses romans et de ses essais. Intelligence théorique, sa sensibilité fait s’effondrer tous les cadres qui voudraient l’emprisonner. Avec sa lucidité enjouée, sa générosité, il est demeuré ce petit garçon rêveur, qui contemplait le monde inaccessible des adultes, incapable d’imaginer que les bosses, les plaies, les rêves et les désirs, les instants de détresse et d’illumination qui s’inscrivaient dans sa mémoire constitueraient un jour un regard sur notre histoire.

        Cette vie, qu’il fait défiler devant nos yeux, comme un paysage inachevé, appartient à cette histoire. Mais sa trame n’est pas seulement tissée d’événements exceptionnels. Elle est faite de rencontres, d’émotions, de hasards. Et c’est l’amour qu’il porte à ceux qui traversèrent sa vie, qui en forgèrent le visage, qui les fait accéder, dans l’écriture, à une sorte d’éternité.

JEAN-MICHEL PALMIER

Laisser un commentaire