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Un essai d’Henri Lefebvre; Hegel, Marx, Nietzsche et la modernité

Article paru dans le journal Le Monde

henrilefebvre.gif Henri Lefebvre

* Hegel, Marx, Nietzsche ou le royaume des ombres, de Henri Lefebvre, Casterman, 224 p.; 36 F.  

      « La beauté du surhumain m’est apparue comme une ombre » – c’est sur cette parole énigmatique de Zarathoustra que s’ouvre le nouveau livre d’Henri Lefebvre. Livre passionnant, dont l’itinéraire sinueux, tourmenté, fait de lumière et d’ombre, veut nous faire découvrir le visage défiguré de la civilisation moderne, la trahison des rêves et l’oppression acceptée du vécu. En nous invitant à une nouvelle lecture, philosophique, politique, sociologique, de Hegel, Marx et Nietzsche, Henri Lefebvre tente aussi de découvrir le fondement de toute son oeuvre : ni philosophe ni sociologue, il se veut le défenseur d’un nouveau style de pensée critique.

        Plus de trente cinq ans après son premier essai sur Nietzsche, il s’efforce de nous montrer l’évidence qui guide tous ses travaux : il y a, même pour un marxiste, beaucoup à apprendre de la philosophie, lorsque celle-ci ne se borne pas à un simple exercice universitaire ou à la célébration de sa propre mort, quand elle descend parmi les hommes et les choses pour poser les questions quotidiennes de l’existence, avec le sérieux tragique que prennent de telles questions lorsqu’elles concernent une vie, ni « heureuse » ni « malheureuse » une vie toute ordinaire qui s’en va à la dérive.

         » le monde moderne est hégélien, le monde moderne est marxiste, le monde moderne est nietzschéen. » Cette affirmation paradoxale de Lefebvre, inaugure sa longue errance parmi les systèmes philosophiques et les paysages de la modernité; L’hégélianisme n’est pas mort, c’est le sol sur lequel nous vivons, travaillons et mourront. C’est le monde de l’Etat-nation, de la société civile policée, de la division du travail. Le marxisme, ce n’est pas seulement une doctrine, une science, c’est la présence constante du capital, de l’ aliénation, de l’oppression, de la lutte des classes, qui déferle dans les rues. Quant à Nietzsche,  c’est celui qui nous enseigne moins l’Eternel Retour que la révolte du corps meurtri, des désirs et de l’imaginaire bafoués, truqués, monnayés. Il y a de la joie sauvage dans la destruction des interdits et des dogmes, quelque chose de dionysiaque. La lutte contre les idéologies, les arrières-mondes, pour une vie qui voulait connaître dans l’instant sa plénitude et son éternité est aussi un programme politique. Au -delà de Nietzsche, Lefebvre entrevoit Vailland, Artaud, Bataille comme autant de signes vers un ailleurs qui reste à conquérir.

 L’Etat et le bonheur

        Aussi les trois « dossiers » proposés ne se veulent-ils pas une contribution à l’ histoire de la philosophie. Souvent, ce sont Hegel et Nietzsche qui permettent de comprendre Lefebvre. L’historien se sentira agressé par ces analyses étranges, ces raccourcis abrupts qui ouvrent les linceuls des philosophes pour les faire surgir comme des interlocuteurs quotidiens. Au moment où la philosophie voit son droit à l’existence remis en question, où son inutilité est déclarée scandaleuse, Lefebvre nous montre que ces attaques elles-mêmes font partie de son histoire et de son destin.

        Hegel n’a pas succombé aux coups des jeunes hégéliens, il est assassiné chaque fois que l’Etat se transforme en instrument d’oppression. Il est présent, invisible, dans chaque débat sur le pouvoir. Le développement des sciences humaines, l’avènement des technocrates, l’optimisme rationnel, résultent de l’éclatement du système hégélien. Si Lefebvre n’a aucune pitié à l’égard de ceux qui affirment que Marx est mort ou dépassé, il ne pardonne pas non plus à ceux qui ont confisqué à leur profit la dialectique et déclarent réaliser le règne du rationnel dans des institutions répressives..  Nul, selon lui n’a le droit de se proclamer le seul héritier de Marx. Le marxisme est beaucoup trop important pour cela. Par delà tout dogmatisme, il montre que la révolution qui s’impose toujours, c’est la révolution contre l’Etat.

         Si Hegel a vu en lui  » le divin sur la terre », Lefebvre, comme Nietzsche, le nomme « le plus froid des monstres ». Les prophéties du solitaire Sils-Maria, nous les avons réalisées ; on aménage le désert, on accepte de ne plus avoir de rêves, sauf ceux qu’on nous propose, et le souffle d’un nouveau monde, d’une autre sensibilité s’étiole. Le « dernier homme » dit Nietzsche, est celui qui vivra le plus longtemps.. Il cligne des yeux et dit :  » Nous avons inventé le bonheur. »

        Des cendres de la philosophie occidentale, Lefebvre veut faire jaillir des flammes, montrant que ces pensées au fond nous ne les avons pas comprises. On étudie aujourd’hui Nietzsche comme on lit Breton et Rimbaud : sans que le caractère subversif de leurs paroles, de leurs images nous assaille encore… A  soixante dix ans, Lefebvre est le plus jeune de  nos philosophes. Qu’il parle de la Grèce, de Goethe, de l’Etat, du capital, c’est toujours pour y déceler une certaine conception de la vie, des rapports à autrui. A ceux qui lui réclament des réponses, il dit seulement :  » Le royaume des ombres, mythiquement, de la poésie homérique à la Divine Comédie, possédait entrée et sortie, parcours guidé et puissances médiatrices. Il avait des portes, celles d’une ville souterraine, dominée par la Cité terrestre et la Cité de Dieu. Aujourd’hui, où sont les portes du royaume des ombres? où est la sortie ? »

JEAN-MICHEL PALMIER 

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