Henri Lefebvre, ou l’insolence du philosophe.

Article paru dans le journal Le Monde du 3 octobre 1976 

Henri Lefebvre, ou l'insolence du philosophe. dans SOCIETE 24382275 Henri Lefevre

* Le temps des méprises, d’Henri Lefebvre, Stock, 252 pages, 35 F.

 » Je puis dire que mes meilleures oeuvres, je les ai parlées plutôt qu’écrites. J’ai improvisé des récits, des poèmes pour des femmes que je désirais ou que j’aimais. » Ce ton de confidence mi-ironique, mi-enjoué, nous le retrouvons tout au long de ce volume d’entretiens. Lefebvre est l’un des rares sociologues qui osent dire « je » même dans ses ouvrages les plus théoriques. Ici, il prend au contraire une distance par rapport à sa vie pour la comprendre et la regarder comme quelque chose qui lui échappe peu à peu. Parfois il semble sourire en se remémorant un souvenir d’enfance ou le nom d’une femme qu’il a aimée, mais il glisse. La « chaude expérience du vécu », il ne nous la livre qu’à travers son expérience intellectuelle, celle qu’il a mené tantôt avec les poètes, tantôt avec les militants, avec ce goût du rêve et de l’aventure qui ne l’a jamais quitté.
« Le stalinisme fut la grande affaire de ma vie » affirme-t-il. Lorsqu’il raconte ses démêlés avec le parti communiste, il retrouve le ton d’un écolier frondeur. Il y a adhéré en 1928, enthousiasmé par la révolution qui devait détruire le monde bourgeois et changer la vie. L’ URSS, c’était alors, pour lui, Octobre, Essénine le Voyou qu’il rencontra avec Isadora Duncan, les constructivistes et les futuristes, Khlebnikov et Maïakovski. Son amitié avec Politzer fut un grand moment de sa vie; un moment malheureux aussi, car celui-ci sombra dans le dogmatisme et méprisa ses premiers essais dans lesquels il voyait des symptômes de la pensée fasciste. L’ ironie voulut que ce fût Maurice Thorez le défenseur de Lefebvre contre Politzer lui-même. Aujourd’hui encore, il n’en parle pas sans une certaine tristesse. Si Lefebvre ne cache guère son antipathie pour Nizan, il ne renie rien de son passé de militant, n’a que mépris pour l’anti-communisme.
Sa rupture avec le parti, ce fut un rêve déçu, un ami que l’on quitte, car il a trahi l’idéal auquel on croyait. A presque soixante quinze ans, le philosophe raconte avec la même émotion comment on contraignît Rajk à avouer qu’il était membre de la police fasciste : par la fenêtre, il apercevait sa femme et ses enfants que l’on tenait en joue. La déstalinisation, ce fut une occasion manquée.
Lorsqu’il rompt avec le parti, Lefebvre déclare que c’était sur des positions de gauche. Il n’aime pas qu’on le confonde avec Roger Garaudy.
Du CNRS à l’enseignement, c’est la rencontre avec les étudiants. Ceux de Strasbourg tout d’abord, puis de Nanterre. Mai 1968 lui semble moins un phénomène français que l’aboutissement d’un grand mouvement de critique internationale qui découvrait d’autres formes de lutte, d’autres possibilités de vie. Le quotidien devenait de plus en plus triste et oppressant. Les premiers textes situationnistes théorisaient cette misère. Ses démêlés avec Debord et Vaneigem? « il faut les voir comme une histoire d’amour qui n’a pas bien fini. » A Nanterre, il fait découvrir à ses auditeurs que la critique politique du quotidien est une arme révolutionnaire et il sera l’un des premiers à parler de Reich, de Marcuse, à les faire découvrir.
A présent, il n’a rien perdu de sa passion et avoue prendre plaisir à inventorier, avec Norbert Gutermann, le contenu des poubelles de New-York…On l’admire, on le hait. Face aux critiques,  il se montre ironique. Des regrets, il en a de nombreux. Certains hommes ont traversé sa vie comme des ombres et il souhaiterait les avoir mieux connus. Ainsi Sartre, avec lequel il n’eut que des malentendus, qu’il a combattu en l’admirant, parce qu’il lui demandait trop. S’il est féroce à l’égard de Raymond Aron, Lévy-Strauss, Lacan (1), par contre Deleuze, Guattari, Lyotard, le font sourire : de vieilles idées auxquelles on tente de donner des vêtements neufs.
Il leur reproche de ne pas comprendre ce qui l’a toujours passionné : le vécu, le subjectif, qui dévorent tout. Souvent, au sein de l’analyse la plus conceptuelle, il ouvre une parenthèse pour raconter un souvenir, une anecdote, et la referme vingt pages plus loin. Sans doute, peut-on déceler les structures et les thèmes de son oeuvre – la lutte contre le fascisme, l’investigation du quotidien, la modernité, l’étude de l’espace de la ville – mais où placer les pièces de théâtre, les esquisses littéraires que Lefebvre a écrites sans jamais les publier? En lisant ces entretiens, on découvre qu’elles expriment, plus originellement peut-être que ses écrits théoriques, la trame de sa vie, les contradictions qu’il n’a jamais pu résoudre.
Un chaos d’images, de désirs et de rêves: c’est le résumé de toute vie, et de la sienne. Beaucoup lui reproche son manque de cohérence. Il avoue que Hegel et Staline l’ont dégoûté à jamais des systèmes. Aussi ne faut-il pas s’étonner qu’il accorde autant d’importance aux filles dont il était amoureux, étant étudiant, qu’aux cours de Blondel. La suprême insolence du philosophe : ne rien prendre au sérieux, sinon la vie elle-même.

JEAN-MICHEL PALMIER

(1) On retrouvera ces attaques et critiques dans cinq essais extraits de Au-delà du structuralisme, paru en 1971 chez Anthropos, qui viennent d’être réédités au format de poche sous le titre l’idéologie structuraliste (coll. »Points », Seuil, 256 pages, 11,40 F)

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