Article paru dans le journal Le Monde
* SEXE ET CARACTÈRE, d’Otto Weininger, traduit de l’allemand par Daniel Rénaud. Préface de Roland Jaccard. Ed. L’Age d’Homme, 291 p.; 45 F.
Lorsqu’il se suicida, à l’aube du 4 octobre 1903, à l’âge de 23 ans, bien peu connaissaient Otto Weininger. Ce jeune juif viennois venait pourtant de publier un livre Sexe et caractère dont la postérité allait être surprenante. Ce texte hyper-moral, anti-féministe et anti-sémite devint, quelques mois après la mort de Weininger, un des ouvrages les plus controversés dans tous les pays de langue allemande : constamment réédité tout au long des années 20, il fut traduit dans le monde entier sauf en France.
Karl Krauss, Ludwig Wittgenstein et Freud lui-même se passionnèrent pour ce livre étrange. Aujourd’hui, le délire de Weininger, pour tragique et dérisoire qu’il soit, ne cesse de nous interpeller. Dans sa conception puritaine et névrotique de la sexualité, nous retrouvons les fantasmes les plus profonds de notre inconscient, et les plus tenaces de nos préjugés dans cette construction théorique qui fait appel à la philosophie et à la biologie, pour tenter de justifier des angoisses infantiles.
La haine de la sexualité
Dans la vienne du début du siècle, fascinée par la splendeur de son déclin et qui cherche dans les cafés l’idée qui sauvera l’Empire, Weininger fait figure d’iconoclaste. Cette « Joyeuse Apocalypse », il l’a traversée comme un somnambule. Assurément, il n’a rien d’un viennois même s’il est né dans la capitale autrichienne. Passionné par Beethoven et Wagner, il déteste la légèreté de ses contemporains, se réclame de Kant et de Nietzsche, et se convertira au protestantisme. Cette conversion traduira ses convictions les plus profondes : un rigorisme éthique quasi luthérien, un idéalisme forcené, une haine du corps qu’il ne trouve ni dans le judaïsme ni dans le catholicisme, cela le fait apparaître comme une sorte de « prussien » égaré dans la Vienne romantique. Le personnage déconcerte. Son visage sérieux, taciturne, reflète son angoisse.
Le génie de Weininger consiste à faire tenir dans la synthèse de thèmes empruntés à Nietzsche, à Schopenhauer, à Kant, à Platon et à Wagner, ses angoisses les plus profondes à l’égard de la sexualité. Derrière les masques et les oripeaux philosophiques dont il pare ses tourments, se dissimulent quelques idées très simples qu’il développe avec une logique implacable: la sexualité n’est belle que spirituelle, sa réalité est immorale et répugnante; seul l’homme est capable d’échapper au désir purement physique, seul il est pur et moral; la structure psychologique de l’homme et de la femme s’enracine dans ce rapport à la sexualité.
Retrouvant la dureté et la stupidité de tant de propos de Nietzsche sur la femme, il voit, comme lui, dans l’ »émancipation » de celle-ci, une des causes de l’enlaidissement de l’Europe et l’annonce du naufrage prochain de l’humanité. La femme qui s’émancipe vraiment ne peut être selon lui qu’une amazone, car elle cherche alors à libérer en elle-même l’élément masculin. Le génie est d’essence masculine et l’on ne saurait concevoir la moindre égalité entre les sexes. Mieux encore, « le plus grand, le seul ennemi de l’émancipation de la femme est la femme », c’est à dire sa propre sexualité. Ce n’est qu’en renonçant à sa sensualité, à son désir, qu’elle pourrait accéder à une véritable libération. Qu’il analyse la conscience, la mémoire, l’intelligence, l’éthique, l’ esthétique ou la logique, qu’il parle de la virginité, du coït ou du mariage, Weininger ne trouve pas de termes assez durs pour stigmatiser l’attachement de la femme à son propre corps, à son sexe, et à tout ce qu’elle en attend comme source de jouissance. Ce plaisir, selon lui, ne peut être que coupable. L’homme et la femme existent seulement, dans sa vision du monde, comme des principes abstraits, des ombres platoniciennes ou des catégories kantiennes. L’amour tel que le conçoit Weininger n’est même pas l’Eros platonicien, encore trop charnel; c’est l’amour de Jésus pour Marie-Madeleine, qui s’édifie par la négation du corps. La femme n’arrive pas à vaincre l’attraction charnelle. »On n’a encore jamais osé dire ouvertement où était le servage de la femme; or il est dans la puissance souveraine qu’exerce sur elle le phallus. » Sensuelle, la femme n’a pas d’existence. Weininger n’accepte de la reconnaître que frigide et castrée. Si elle ne renonce pas à son corps, elle n’entrera jamais dans le royaume de Dieu et de l’intelligible. Prophète d’une chasteté impitoyable, il avance des thèses encore plus inquiétantes lorsqu’il aborde les problèmes sociaux et politiques.
L’antisémitisme
Son angoisse de la castration le conduit non seulement à l’antiféminisme mais aussi à l’antisémitisme. Il rapproche la femme du Chinois et du Juif : il n’hésite pas à affirmer qu’il existe des races viriles et des races femelles. S’il méprise si fortement le Juif, c’est qu’il le trouve trop proche de la femme : trop sensuel, trop attaché aux biens de ce monde. Comme la femme, le Juif est amoral. On reconnaît chez Weininger, à l’état d’ébauche, les thèmes que développera Goebbels.
Si Sexe et caractère n’était qu’un ouvrage antisémite parmi d’autres, il ne mériterait guère de retenir l’attention. Mais ce livre nous fournit une illustration éclatante de l’angoisse de castration. La haine de la sexualité, le mépris de la femme et du Juif s’enracinent dans cette angoisse. L’idéologie de Weininger s’ancre dans les fantasmes les plus archaïques de l’inconscient. Son délire ne nous est pas radicalement étranger. Il sous-tend la plupart des préjugés antiféministes et antisémites. Mieux encore, lorsque Weininger parle de la supériorité de l’homme sur la femme, de leurs différences psychologiques, on croit retrouver parfois sous une forme grossière, certaines thèses freudiennes violemment prises à parie aujourd’hui.
JEAN-MICHEL PALMIER
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