histoire de l’art et marxisme

 Nicos Hadjinicolaou : Histoire de l’art et marxisme, Maspéro, 220 p. 30 F.

 Article paru dans Politique Hebdo du 1er novembre 1973

   jcallotm5673.jpg Jacques Callot kandinskyimages.jpg W. Kandinsky 

        Le projet de Nicolas Hadjinicolaou est si vaste qu’on ne saurait lui en vouloir si, en terminant son ouvrage Histoire de l’art et marxisme, on garde l’impression que nombre des questions qu’il pose demeurent sans réponse ou que celles qu’il donne ne sont guère satisfaisantes. Il s’agit ni plus ni moins d’analyser ce qu’est l’histoire de l’art dans son développement historique, à quel type d’idéologie elle correspond, comment sa méthode, ses présupposés véhiculent sans cesse les clichés idéologiques de la classe dominante. Mais cet examen critique des méthodes de l’histoire de l’art n’a de sens que si  on redéfinit son objet : quel est l’objet que l’on désigne communément par ce mot « art » et dont cette science est censée écrire l’histoire.
        Il est nécessaire tout d’abord de montrer la fausseté des conceptions bourgeoises de l’histoire de l’art, conceptions qui constituent autant d’obstacles à une approche marxiste véritable. Et c’est ce que fait bien Hadjinicolaou. Le premier obstacle est bien sûr l’histoire de l’art comme histoire des artistes. Cette conception prend trois formes traditionnelles : l’explication psychologique (l’art est un produit de l’âme humaine et chaque oeuvre d’art est l’expression d’un psychisme), l’explication psychanalytique (qui, comme le montrent les analyses de Freud sur Léonard de Vinci ou le Moïse de Michel-Ange, nous renseignent toujours sur la psychologie de l’artiste, du spectateur, mais aucunement sur l’oeuvre elle-même) et enfin l’explication par le milieu: comprendre l’oeuvre d’art c’est comprendre le milieu social de l’artiste et expliquer sa création par les influences qu’il a subies. C’est la thèse d’Hippolyte Taine, mais sûrement pas celle de Lucien Goldmann comme le prétend Hadjinicolaou en méconnaissant totalement le sens de l’étude que Goldmann consacra à la peinture de Chagall. Prendre le « créateur » comme point de départ de l’histoire de l’art conduit inévitablement à un style d’approche totalement faux : la monographie ou le « beau livre d’art ».
        Le second obstacle, c’est la conception de l’histoire de l’art comme histoire des civilisations. On substitue aux notions psychologiques, des notions vaguement sociologiques telles « culture », « société ». L’histoire de l’art se résorbe dans l’histoire des civilisations, de l’ »esprit humain » ou de l’histoire des sociétés. C’est l’approche de Panofsky, mais déjà de Burckardt et aussi de Francastel.
        Le troisième enfin, c’est l’histoire de l’art conçue comme histoire des oeuvres d’art. On limitera alors l’histoire de l’art à l’histoire des formes (Wölfflin), à l’histoire des structures (Riegl), à l’addition des analyses d’oeuvres d’art particulières. Ces trois conceptions sont évidemment caractéristiques de l’idéologie bourgeoise qui sur-valorise l’individu par rapport au monde historique, nie que ce monde historique soit divisé en classes ou nie tout rapport de l’oeuvre avec ce contexte historique en prônant la théorie de l’art pour l’art.
        Mais abordant l’analyse prétendue marxiste, on rencontre les mêmes problèmes. Le point de départ est tout aussi faussé par le marxisme vulgaire que par l’idéologie bourgeoise : trop souvent on confond l’art militant, indispensable pour la lutte idéologique présente et la nécessité de se confronter à l’art du passé. Enfin, le réalisme, prôné comme art officiel aboutit à une série d’absurdités dont plusieurs pays socialistes ne sont pas encore sortis.
        Sur le plan théorique, ce malaise et cette confusion ne cessent de paralyser toute recherche véritable : l’analyse de l’art du passé se réfère aux conceptions du parti : on refuse l’art passé comme bourgeois ou on tourne en dérision tout ce qui est « moderne » comme résultant de l’influence pernicieuse du capitalisme. De Jdanov à Khrouchtchev, une anthologie des prises de position des représentants les plus éminents du parti communiste a de quoi effrayer. Si Jdanov combat le formalisme sans parvenir à le définir, hydre de Lerne sans cesse renaissante, à travers Eisenstein, les lambeaux du futurisme, la peinture et la musique, Krouchtchev, lorsqu’il compare la peinture abstraite à ce que réaliserait un âne avec sa queue, témoigne de la même sensibilité esthétique et de la même intelligence. Les travaux de Plekhanov sur l’art et la vie sociale, si intéressants qu’ils soient, sont loin d’être rigoureux et s’avèrent même parfois dangereux : il suffit pour s’en convaincre de comparer les écrits de Lénine sur Tolstoï à ceux de Plekhanov. Alors que ceux de Lénine sont un modèle de prudence, de finesse et de nuances, Plekhanov enterre allègrement, tout comme Trotsky, Tolstoï avec le monde social qui l’a produit, méconnaissant la signification critique et révolutionnaire de son oeuvre. Si l’on prend les travaux les plus récents, il faut bien reconnaître qu’ils sont tout aussi peu satisfaisants. Lukacs considère que l’art et le littérature bourgeoise sont un produit de la décadence capitaliste et prône le bon vieux réalisme (de Tolstoï à Thomas Mann en passant par Soljenitsyne) et méprise Joyce, Kafka, Faulkner et Proust. Il ne s’est jamais intéressé profondément aux autres arts que la littérature. Fischer n’est guère plus rigoureux, malgré son louable souci de lutter contre le dogmatisme.
        Quant à Garaudy, s’il a le mérite d’avoir su montrer l’absurdité du culte du réalisme à tout prix et de la conception de l’art non-socialiste comme « décadent », ses écrits théoriques sont l’envers des vieilles erreurs. S’il exalte Saint John Perse et kafka, il recherche en eux leur »contenu humain » et en vient à séparer dangereusement l’art des autres superstructures idéologiques.
        Après cette remise en question excellente des conceptions traditionnelles, Hadjinicolaou propose sa propre conception : définir l’artiste comme un producteur d’images, mais aussi l’oeuvre d’art comme une idéologie imagée. Il appuie cette thèse sur une brillante analyse des gravures de Jacques Callot : les Petites Misères et les Misères et Malheurs de la guerre, parues en 1632 et 1633, soulignant comme Engels le faisait déjà pour Balzac, la contradiction entre l’idéologie imagée de l’oeuvre et son idéologie personnelle. Niant qu’il existe un style propre à l’artiste qui lui soit personnel, il voit dans cette conception le dernier refuge de l’histoire de l’art bourgeois et et montre, à partir d’une série d’analyses beaucoup trop simplifiées des portraits exécutés par David et Rembrandt, qu’ils sont caractérisés par des styles absolument opposés. La conception idéologique qui émane de telle ou telle oeuvre de David n’est pas la même qu’il s’agisse du Sacre ou de la Mort de Marat.
        En définissant ce que devrait être une histoire marxiste de l’art comme science de l’histoire des idéologies imagées, il aboutit à un canevas d’analyse qui définit une méthode si simple et si évidente, que l’on se demande comment aucun historien marxiste de l’art n’y avait encore songé.
        Seulement il reste à l’appliquer et là, il est à craindre que l’auteur rencontre des difficultés beaucoup plus graves que celles qu’il prétend résoudre. Définir l’art comme une production d’images n’est pas entièrement satisfaisant car si, en plus, on refuse le concept de style, on se demande à partir de quels critères, il est possible de comprendre pourquoi tel peintre est considéré comme important et tel autre comme un épigone sans génie. Pourquoi tel artiste est-il considéré comme représentatif de son époque plutôt que tel autre ? Le schéma proposé par Hadjinicolaou est si rudimentaire qu’il méconnaît totalement la complexité des médiations qui unissent l’oeuvre d’art aux autres productions idéologiques et à l’univers social.
        Ainsi, serait-il intéressant de savoir comment l’auteur s’y prend pour déceler du premier coup d’oeil la « mise en relief du rapport entre l’oeuvre et la conjoncture idéologique de son temps » lorsqu’il s’agit par exemple de Kandinsky. Comment il passe – étape suivante de la démarche qu’il propose – à l’ »explication de l’idéologie imagée de l’oeuvre » et enfin à la structure de l’ »idéologie imagée d’une classe »
        Lorsqu’il écrivit le Dieu caché, cette analyse magistrale des Pensées de Pascal et des pièces de Racine, en quelque cinq cents pages et après dix ans de recherches, Lucien Goldmann n’estimait avoir apporté que quelques éclaircissements et aucunement une explicationdu rapport de Pascal et Racine à leur monde. C’est un exemple de modestie à méditer.

Jean-Michel Palmier 

 

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