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Archive pour octobre 2008

Présence de Nietzsche : Coups de marteau sur l’enseignement

Dimanche 26 octobre 2008

 Article paru dans le journal « Le Monde » du 5 juillet 1974.

nietzsche241.jpg Friedrich Nietzsche

* Sur l’avenir de nos établissements d’enseignement. Gallimard. Traduit de l’allemand par Jean-Louis Backès. 154 p. Collection »Idées », 4,25 F.

        De tous les écrits « mineurs » de Nietzsche, ces cinq conférences prononcées à Bâle en 1872, publiées après sa mort et restées jusqu’à ce jour inédites en français, sont parmi les plus déconcertants. Invité à prononcer une série de conférences « sur l’avenir de nos établissements d’enseignement », le jeune professeur avertit déjà son honorable public  qu’il ne répondra pas à cette question, n’étant pas prophète, mais qu’il va analyser la situation de l’enseignement allemand, qu’il s’agisse de l’école communale, du gymnase, de l’école technique ou de l’Université. Si la référence aux Grecs nous renvoie à la Naissance de la tragédie, le ton général de ces conférences, les notations incisives qui les émaillent annoncent déjà l’iconoclaste, le philosophe au marteau.
        Car c’est bien à coups de marteau que Nietzsche va frapper sur cet enseignement pour en montrer la faillite et la prétention. Il rend, certes, hommage aux buts sublimes qui ont présidé à sa fondation mais il constate que, malheureusement, toutes les tentatives faites pour réaliser ce noble idéal n’ont conduit qu’à des échecs. En voulant réformer l’enseignement, on l’a surtout « médiocrisé ». Deux tendances contradictoires et aussi néfastes sont responsables pour Nietzsche de cette décadence : la volonté d’élargir de plus en plus la culture et la nécessité de l’affaiblir. sans doute l’enseignement moderne se veut-il « démocratique » mais c’est à la condition que la culture que l’on y enseigne soit d’abord devenue « la servante de l’État ».
        Même si Nietzsche présente ces idées comme étant celles d’un philosophe qu’il a entendu discourir dans les bois, avec un de ses disciples, l’artifice ne trompe personne. Aussi ne peut-on qu’être frappé par la radicalité et la violence de sa dénonciation. Non seulement il ne croit pas à la possibilité de ressusciter l’idéal culturel dans sa pureté, mais il estime qu’en ces temps de confusion extrême, on pourrait bien assister à la destruction de l’Université et du gymnase : la culture que l’on prétend y transmettre ne forme absolument personne. A l’ancienne culture humaniste, on oppose désormais « la culture rapide », universelle et rentable. Suprême trivialité, on voudrait aussi faire croire qu’elle conduit au bonheur.
        Pour Nietzsche, il s’agit en fait, d’une nouvelle et lente barbarie. Le « libre penseur » est devenu un fonctionnaire, un fossoyeur d’idées. Quant à l’aspiration à la culture populaire, il n’y voit que mensonge : cette culture populaire est médiocre et si on la revendique, c’est que l’État exerce son oppression. Nietzsche n’est guère plus tendre à l’égard de la « culture scientifique » ce que l’on appellerait aujourd’hui l’ »hyperspécialisation ». L’enseignement scientifique n’est pas supérieur à l’enseignement littéraire. sans doute y acquiert-on un savoir spécialisé « de plus en plus aléatoire et invraisemblable » par lequel le savoir se distingue de la masse, mais il se confond avec elle dès qu’il sort de sa discipline. Le savant est aussi inculte que l’ouvrier qui, toute sa vie, n’aurait appris que les mêmes gestes destinés à fabriquer la même vis. Entre la médiocrité culturelle de la masse et la fausse culture scientifique, il accorde une place particulière à la presse, « couche de colle visqueuse », qui permet d’unir les joints entre toutes les formes de vie et qui donne l’illusion d’une culture générale.

Une « impénitente barbarie »

        Tableau pessimiste? Nietzsche ne veut pas décourager ses auditeurs – étudiants et professeurs – mais montrer du doigt les grandes tares de l’enseignement moderne. La pédagogie lui semble en grande partie responsable de cette crise. Ce qui la caractérise, c’est un manque total d’imagination, des méthodes archaïques et rigides faites de vieilles habitudes. Toute réforme universitaire devrait pour lui, commencer par une refonte radicale de l’enseignement du gymnase, et elle seule permettrait ensuite une transformation de la vieille Université. D’ailleurs Nietzsche prophétise l’effondrement de tous les « établissements de culture » si on parvient à transformer le lycée. Celui-ci, loin de former la personnalité de l’élève, lui inculque une érudition grise et inutile par un enseignement totalement coupé de la vie. Alors que tant d’élèves sont incapables de parler et d’écrire correctement leur propre langue, on voudrait les initier à la « composition allemande ». quant à l’enseignement des classiques, il est risible ! A quoi bon étudier les classiques si on ne donne pas les moyens de les comprendre ? Cette culture formelle, « impénitente barbarie » n’est qu’une illusion vaniteuse.
        L’Université n’échappe pas non plus à ses invectives. Il se moque des prétentions orgueilleuses de la sacro-sainte philologie dont il est issu, et qualifie ceux qui prétendent « posséder » la culture grecque de traîtres et d’imposteurs, condamnés à être écrasés par les statues qu’ils tentent de relever.
        Quand on relit, un siècle plus tard, ces conférences écrites par un jeune et fougueux philologue de vingt-huit ans, élevé à la vieille école de Pforta, nourri par les respectables universités allemandes, membre des corporations d’étudiants batailleurs, on est frappé par leur étonnante actualité. On ne sait trop ce qu’il faut admirer le plus : la précision et la force de l’analyse ou la magnifique insolence. Le plus inquiétant, c’est que ce réquisitoire est loin d’être dépassé.

JEAN-MICHEL PALMIER

Un mythe : Che Guevara

Dimanche 26 octobre 2008

Article publié dans le Magazine Littéraire de Mai 1968

cheguevara.jpg

Par sa mort, Che Guevara est devenu pour les étudiants surtout, le mythe de la révolution en marche. Le théoricien de la guérilla s’est effacé devant l’apôtre exécuté. Mais un poster peut-il encore incarner la révolution ?

En octobre 1967, la nouvelle de la mort de Che Guevara éclatait. L’étrangeté des circonstances de cette mort, les déclarations contradictoires du gouvernement bolivien laissaient encore le place au doute et à l’espoir, avant de déchaîner l’indignation et la fureur.
Vivant, beaucoup l’avait méconnu, voire ignoré. Mort, chacun voulait s’approprier son reflet, approcher son ombre, imprimer à tout jamais les traits de ce cadavre aux yeux grands ouverts et criblé de balles, dans son souvenir.
C’est alors qu’il devint vraiment redoutable et invincible. Le « Che » lui-même l’ avait bien compris, lorsque vivant, il s’était déjà dissous dans sa légende, immatériel et omniprésent, traqué par le F.B.I et la C.I.A., mais reconnu partout en Amérique latine par les pauvres et les paysans qui croyaient en lui, comme en un nouveau Christ.
Citoyen de l’Amérique latine, ce médecin argentin devenu ministre à La Havane, s’est identifié par sa mort à la figure de la Révolution.
Les mois qui suivirent son assassinat furent marqués par cette flambée de Romantisme révolutionnaire qu’il ranimait, après Hegel et Georg Büchner.
Ce fut sans doute dans les universités du monde entier, que la réaction fut la plus violente. Dès le 20  octobre, les étudiants de Rome criaient son nom dans les rues. Le 21, c’était à Moscou, devant l’ambassade des Etats-Unis, que les étudiants africains, asiatiques, latino-américains criaient à travers les slogans anti américains, leur indignation. Sa figure et son assassinat le confondaient avec Lumumba, Malcom X, Van Troï.
A Berlin éclatèrent les manifestations les plus violentes. L’Allemagne de Rudi Dutschke aller donner, à la mémoire du héros cubain, un hommage digne de lui. Toutes les Universités allemandes, les unes après les autres manifestèrent leur solidarité à sa lutte. A Heidelberg, le professeur et ministre socialiste Carlo Schmidt était interrompu dans ses cours et mis en demeure de répondre au mot d’ordre du Che:  » Créer deux, trois, de nombreux Vietnam ». A Hambourg, la faculté était investie par les comités qui, occupant les amphithéâtres, retraçaient sa lutte.
Le 21 octobre 1967, 6000 étudiants défilaient sur le Kurfürstendam, la plus grande artère de Berlin, en brandissant les premiers portraits de Che Guevara, symbole de leur lutte. Les jours suivants, les journaux de la chaîne Springer dénonçaient la vague de « guévarisme » qui ravageait l’Université allemande.
Il fallait très peu de temps pour que l’agitation gagne la France. Du 1er au 9 décembre était organisée une « semaine Che Guevara » pour le soutien de la lutte du peuple vietnamien. Des milliers de jeunes, étudiants principalement, se pressèrent, dans la grande salle de la Mutualité, afin de revoir encore dans les projections la silhouette triste et sombre du Che, son regard étincelant, son célèbre béret noir avec l’étoile de « Commandante » de la révolution cubaine. A  Nanterre, un amphithéâtre porte désormais son nom.
Sa lutte contre une société moribonde, contre un monde « sans coeur et sans joie », comme l’écrivait déjà le jeune Marx est devenue la lutte de tous les étudiants,  qui partout s’acharnent à en saper les fondements. Loin d’avoir atténuer leur ardeur, sa mort devint pour eux le symbole de leur lutte. Che Guevara est sans doute avec Herbert Marcuse, l’une des rares figures à réaliser l’unanimité des tendances souvent opposées, qui déchirent le monde étudiant progressiste. Cette unanimité tient non seulement à son immense prestige, au sceau tragique dont son assassinat a marqué sa vie, à cette pureté et ce romantisme révolutionnaire qui entourent tous ses actes, mais surtout à l’originalité de l’expérience du Socialisme cubain.
dans son célèbre article Le socialisme et l’homme à Cuba, Che Guevara répétait sans cesse: »il nous faut créer l’homme du XXIème siècle ». C’est une telle tentative qui reste liée à son nom.
Mais il est à craindre que le révolutionnaire soit enseveli sous le mythe qu’il a suscité. La gangrène est déjà à l’oeuvre. depuis cet hiver, sa figure s’étale dans tous les journaux, quelles que soient leurs tendances politiques. Les illustrés, les magazines féminins consacrent de longues colonnes au « héros ». Le soldat des forêts tropicales et des plateaux boliviens est devenu le héros des Drugstores, où l’on peut pour quelques centaines de francs, acquérir son portrait « poster » décoratif. Il est devenu le héros d’une jeunesse désabusée, avide d’émotion et qui cherche désespérément à retrouver dans sa légende celle de James Dean, voire de Johnny Halliday.
Aujourd’hui, sans aucun doute, le héros politique a été tué par la publicité qui s’attache à son nom. Sa lutte s’est obscurcie et ses traits de révolté, multipliés par les machines, ne sont plus qu’un mythe : celui d’un monde qui se console de sa mort, en revendiquant la force abstraite de l’idéal, alors qu’il porte en  lui, le sens et la responsabilité de son assassinat.
Ceux qui ont élevé Che Guevara au rang d’un héros et d’un martyr l’ont tué plus certainement que cette balle qui le frappa en plein coeur.
Aussi , n’est-il pas étonnant que ce soit avec un certain agacement que beaucoup de ceux qui se réclamèrent de lui voient aujourd’hui mésinterprété le sens de sa lutte.
Mais les étudiants de Berlin rappellent avec violence ce qu’il fut :

 » Che Guevara
Je ne veux pas faire de toi un martyr
Mais nous avons entendu l’annonce de ta mort
Et que tu voulais incendier le monde
Mais nous n’entendons ici
Aucune parole pour ceux que l’on exploite
Mais nous regardons tous vers un autre pays
Celui vers lequel se tournent tous nos espoirs. »

JEAN-MICHEL PALMIER

Georg Lukacs; du romantisme au marxisme

Dimanche 26 octobre 2008

Article publié dans le journal Le Monde du 11 octobre 1974

  seele.jpgL’Âme et les formes georglukacs.jpg Georg Lukacs     

* L’AME ET LES FORMES, traduit de l’allemand par Guy Haarscher, Gallimard, 343 Pages, 46 F.
* ECRITS DE MOSCOU, traduit de l’allemand par Claude Prévost. Editions sociales, 290 pages, 20 F.

Deux livres fondamentaux de Georg Lukacs, « l’Âme et les formes » et les « Ecrits de Moscou récemment traduits en français soulignent l’étrangeté de l’itinéraire politique et théorique de ce philosophe hongrois dont les essais ont marqué la pensée marxiste, l’esthétique et la critique littéraire. Quoi de commun en effet entre ce recueil d’essais réunis sous le titre « l’Ame et les formes » (paru en hongrois en 1909, en allemand en 1911), d’inspiration néo-romantique, qui cherchent à saisir le malheur de la vie, la déchirure que certains poètes semblent ressentir dans leur rapport avec le monde, et ces « Écrits de Moscou », rédigés au cours des années 30, et principalement consacrés aux problèmes du réalisme ? Peu de choses assurément, en dehors de la référence à l’esthétique et une certaine problématique qui, tout au long de l’itinéraire de Lukacs change quant au contenu mais non quant à la forme. Souhaitons que la traduction de ces deux livres soit le signe d’un renouveau des études lukacsiennes en France auxquelles Lucien Goldmann avait donné un premier essor.
Proche du courant romantique allemand, rencontrant parfois certains aspects des premiers écrits de Heidegger dominés par le même kantisme tragique, l’ »Âme et les formes » est sans doute, l’oeuvre la plus profonde  et la plus belle du  jeune Lukacs. A l’époque, le jeune aristocrate hongrois qui signe encore Georg von Lukacs, vient de quitter la vie tumultueuse de Budapest où il a été étroitement lié aux milieux théâtraux. A Berlin, puis à Heidelberg, il va se lier avec Simmel, Lask, Rickert, Max Weber, toutes les figures du néo-kantisme, de la philosophie de la vie, et de la phénoménologie qui dominent alors l’ Université allemande. Si les écrits ultérieurs marquent le triomphe de l’influence de Hegel et de Lask sur sa problématique, « l’Âme et les formes » est entièrement marqué par le climat de décomposition du romantisme qui règne encore en Allemagne.

Le refus de l’absolu

Ayant brûlé ses premières oeuvres, animé par une « nostalgie insondable », Lukacs tente de se faire connaître, d’abord en Hongrie, puis en Allemagne, comme critique littéraire. Influencé par Alfred Kerr et son style impressionniste, il s’efforce de faire de l’ »essai » un genre autonome, qui réconcilie l’exposé théorique et la poésie. Ces « Formes », qu’analyse Lukacs, sont des attitudes esthétiques à l’égard de la vie et du monde, dominées par le refus, l’exaltation du déchirement. Qu’il oppose le platonicien au poète, qu’il étudie le geste de Kierkegaard voulant entrer en contact direct avec l’Absolu, par la rupture de ses fiançailles, qu’il aborde les oeuvres poétiques de Schlegel et de Novalis, le lyrisme de Stéfan George, l’exaltation de de la grande solitude, c’est pour y découvrir autant de variations sur la conscience malheureuse, dont la plus authentique expression, s’incarne pour lui dans la tragédie, c’est à dire le refus absolu.
Les oeuvres ultérieures de Lukacs, « la Théorie du roman »(1) et « Histoire et conscience de classe » (2) apporteront, certes, d’autres réponses, moins idéalistes, aux questions posées ici pour la première fois. Mais, la « Théorie du roman » ne fait souvent que développer les intuitions de l »Âme et les formes » en analysant les conflits entre l’âme, tantôt trop large, tantôt trop étroite par rapport au monde. La conscience malheureuse , qui éprouve le sentiment aigu de la limitation de la vie, est l’ébauche de cet « individu problématique » dont Lukacs ne cessera de suivre les métamorphoses dans le roman bourgeois. Ce n’est qu’avec la révolution hongroise, son adhésion au parti communiste, que Lukacs trouvera la réponse aux questions qu’il pose dans dans ses premiers écrits. Les concepts de « totalité », de « conscience possible » et de « possibilité objective » esquisseront une solution politique que Lukacs avait d’abord cherchée dans l’esthétique.

La querelle du réalisme

Si les écrits de jeunesse de Lukacs ont éveillé, en France, grâce à Lucien Goldmann, un intérêt certain, il n’en va pas de même de ses écrits plus tardifs, souvent qualifiés, à tort, de « staliniens ». Il ne saurait être question de défendre des livres comme « la Destruction de la raison » (3), ouvrage médiocre qui amalgame toute la philosophie post-hégélienne à l’ idéologie fasciste. Mais ses écrits sur le réalisme sont un apport considérable à l’esthétique et au marxisme. Ainsi, les « Écrits de Moscou » aident-ils à comprendre les polémiques qui marquèrent les années 20 et 30. D’où l’importance de leur traduction.
Lukacs séjourna à Moscou comme émigré anti-fasciste, et c’est  au cours d’une douzaine d’années qu’il élabora quelques-uns des concepts-clés de son esthétique et de sa méthodologie littéraire. Ami de Lifschitz – esthéticien marxiste dont l’oeuvre reste à redécouvrir – et collaborateur de l’institut Marx-Engels, Lukacs propose une relecture des textes de Marx et Engels sur l’art et la littérature, mais aussi des écrits de Laforgue, de Lassalle et de Mehring. Sans doute ses écrits sont-ils difficiles, sans référence historique précise aux querelles esthétiques au sein du parti communiste allemand, concernant la littérature prolétarienne, les premiers écrits de Brecht, les thèses de l’ »Agit-prop » et, en général, les questions débattues dans l’organe communiste « Linkskurve ». Aussi faut-il souligner l’intérêt de l’introduction critique de Jean Prévost qui fait surgir les interlocuteurs invisibles et partout présents de Georg Lukacs.
Ces écrits annoncent le grand débat qui éclatera plus tard, en 1937-38, parmi les écrivains allemands émigrés groupés autour de la revue « Das Wort » éditée à Moscou, et qui opposera, après la célèbre lettre de Klauss Mann à Gottfried Benn, partisans et adversaires de l’expressionnisme. Lukacs ébauche déjà des grands thèmes qui domineront ses ouvrages parus après son retour d’émigration. Sans tomber dans le sociologisme vulgaire et la seule analyse formelle, il tente de poser les problèmes fondamentaux d’une approche marxiste de la littérature. Quarante ans après leur rédaction, ces « Ecrits de Moscou » surprennent par leur actualité. Loin de donner une réponse dogmatique aux questions qu’ils posent, ils invitent à une prise de position et ouvrent la voie à de nouvelles discussions.

JEAN-MICHEL PALMIER

(1) Gonthier-Médiations, 1963
(2) Récemment rééditée avec une préface nouvelle de Lukacs. Editions de Minuit, 1974
(3) L’Arche, 1959.

Après la disparition de Jean Duvignaud.

Mercredi 22 octobre 2008

 Article  publié dans Les Nouvelles Littéraires le 23 février 2007

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        Jean Duvignaud, collaborateur de la Quinzaine littéraire à ses tous débuts en 1966, vient de nous quitter. Jean-Michel Palmier avait chroniqué en 1996 son autobiographie L’Oubli ou la chute des corps

Jean Duvignaud et le temps retrouvé

        L’autobiographie est un genre difficile. Quand on confronte sa vie avec l’histoire, grande est la tentation de donner à la première une dimension épique qu’elle n’avait guère dans la réalité ou d’utiliser l’histoire pour justifier chaque geste, chaque acte que l’on a cru devoir accomplir. L’Oubli de Duvignaud s’apparente beaucoup plus à la création romanesque qu’au plaidoyer pro domo.

Par Jean-Michel Palmier

Jean Duvignaud L’Oubli ou la chute des corps
Actes Sud éd.

        “Dans la vie, on perd toujours, il n’y a que les salauds qui s’imaginent réussir” écrivait Sartre. Duvignaud, lui, n’aborde l’histoire qu’à partir d’une rhapsodie d’émotions, de souvenirs qui se sont inscrits dans sa chair, comme les cicatrices de l’enfance. D’où le caractère éminemment proustien de sa démarche, l’histoire n’étant finalement que le décor, l’horizon au sein duquel surgissent ses émotions, ses souvenirs et ses rêves. Le présent, le passé ne cessent d’interférer. A chaque époque de sa vie, il semble mourir pour renaître, surpris de se retrouver encore lui-même. Et ce bric-à-brac du passé, que l’on traîne derrière soi, c’est finalement une âme que l’on s’est lentement forgée.

        Les souvenirs font mal car on a peur d’être oublié ou trahi. On les rassemble comme les enfants des contes jettent des cailloux, prisonniers de la maudite forêt enchantée. Ses confidences, Duvignaud nous les livre avec une infinie pudeur. Tout d’abord l’enfant qu’il fut, à La Rochelle, prisonnier du mythe familial, de figures qui prennent la rigidité des atlantes au-dessus des portes, véritables divinités mythologiques. A travers ces ancêtres, il est confronté une première fois à l’histoire, à leur histoire, avec leurs prénoms d’empereurs romains, les souvenirs de la Révolution française et des guerres. Mais il y a aussi ces paysages qu’il portera toujours en lui, comme autant de secrets, avec “le goût de la fleur de sel qu’on cueille dans les marais”.

        C’est dans ces portraits impressionnistes, faits de touches intimistes, qu’éclate tout son talent de conteur. Chaque figure est évoquée avec le même respect, la même pudeur tandis que, comme les stries d’un arbre, s’enroulent les tranches de vie. A une enfance rêveuse, écartelée entre un passé mythologique et la nature – surtout l’odeur de la liberté, de la mer et du large – succède l’adolescence au moment de la guerre. C’est dans la France occupée qu’il lit l’Ethique de Spinoza, qu’il suit les cours de la “khâgne” de Royan. Il rêve de s’enfuir, erre dans Marseille, tandis qu’autour de lui un monde s’effondre. En 1942, il retrouve Paris, aperçoit Valéry à la Librairie José Corti, découvre Les Mouches, dans la mise en scène de Dullin. L’impossibilité de sortir à cause du couvre-feu le fait se réfugier dans la lecture : Camus, Sartre, Bataille. Avec les cours de Jean Hyppolite, il découvre la puissance hégélienne du négatif. Puis, muni de faux papiers, il travaille dans une usine de ciment qui construit les bunkers et s’emploie au sabotage.

        A peine sorti de l’enfance, il est confronté à la tourmente de l’après-guerre, rencontre le communisme sans y adhérer vraiment. Le poids de sensibilité qu’il porte en lui, le politique ne peut le traduire ou s’en emparer. Mais avec Henri Lefebvre, il découvre le Marx des Manuscrits de 1844, fasciné par les “aînés” : Vaillant, Aragon, Paulhan. En 1947, il rencontre Clara Malraux, à l’écoute de tout, asservie à aucune doctrine. Avec elle, il rêve à la liberté reconquise.

        Assurément Jean Duvignaud qui a consacré tant de pages magnifiques à l’imaginaire, ne peut s’empêcher de vivre ses rêves et de rêver sa vie. Le théâtre lui en a donné le moyen. Avant d’en écrire la sociologie, il s’enthousiasmera tour à tour pour Artaud, Vilar, Piscator et Brecht. La vie brûle sur les planches plus intensément que dans la tristesse des rues. Et cette tristesse, cette cruauté de la vie, il les retrouve chez Artaud et Buchner. Duvignaud évoque toutes ces prestigieuses figures qu’il a connues, Adamov, Barrault ou Blin, comme des fantômes dans sa nuit, qui se rencontrent pour boire un café crème dans un poème de Prévert.

        L’adolescent rêveur et révolté est devenu un “intellectuel”. Il ne s’est jamais renié. Dans le Paris des années 50, il participe à la création d’Arguments avec Kostas Axelos, Edgar Morin, fréquentant Barthes et Georges Perec. Ils cherchent à s’orienter au-delà des dogmes, des déceptions et des utopies. La seule ivresse qu’il connaît, c’est l’écriture et l’aventure qui le pousse à la création du théâtre d’Hammamet, vers les steppes de Chebika. Après la mer, ce sont les déserts et les forêts tropicales qui entrent dans ses rêves. En Afrique ou au Brésil, il continue à chercher ses diamants : les poussières de rêve que les hommes emportent avec eux, comme un fleuve ses cailloux, et qui ne disparaîtront jamais.

        Inclassable, Duvignaud manie tour à tour la sociologie, la création littéraire, cherchant, en arpentant le monde, à prendre l’éphémère, la richesse du vécu dans le filet de ses revues, de ses romans et de ses essais. Intelligence théorique, sa sensibilité fait s’effondrer tous les cadres qui voudraient l’emprisonner. Avec sa lucidité enjouée, sa générosité, il est demeuré ce petit garçon rêveur, qui contemplait le monde inaccessible des adultes, incapable d’imaginer que les bosses, les plaies, les rêves et les désirs, les instants de détresse et d’illumination qui s’inscrivaient dans sa mémoire constitueraient un jour un regard sur notre histoire.

        Cette vie, qu’il fait défiler devant nos yeux, comme un paysage inachevé, appartient à cette histoire. Mais sa trame n’est pas seulement tissée d’événements exceptionnels. Elle est faite de rencontres, d’émotions, de hasards. Et c’est l’amour qu’il porte à ceux qui traversèrent sa vie, qui en forgèrent le visage, qui les fait accéder, dans l’écriture, à une sorte d’éternité.

JEAN-MICHEL PALMIER

Else Lasker Schüler, la tragique: Une étoile à Weimar

Mercredi 22 octobre 2008

Article paru dans Le Monde Diplomatique en juin 1995 

laskerschuler1.jpgElse Lasker Schüler, la clocharde céleste.

Le Malik. une histoire d’empereur, d’Else Lasker-Schüler, traduit de l’allemand par Geneviève Capgras et Silke Hass, éditions Fourbis, Paris, 1995, 154 pages, 120 F ; du même auteur, Mon piano bleu, traduit de l’allemand par Jean-Yves Masson et Annick Yaiche, éditions Fourbis, 1995, 380 pages, 150 F.

Une étoile à Weimar

ELSE LASKER-SCHÜLER demeure l’une des figures les plus énigmati ques et les plus tragiques de la vie artistique allemande du début du siècle. Liée à la bohème des cafés de Berlin, amie des poètes et des peintres, sa vie se confond avec celle de l’avant-garde de l’époque. Deux recueils, remarquablement traduits, Le Malik, qui rassemble les lettres échevelées, tissées de rêves et d’angoisses, qu’elle adressait à ses amis, et un volume de poèmes, Mon piano bleu, permettent d’entrevoir la richesse de son oeuvre . Considérée, dès le début des années 20, comme une figure de proue de l’expressionnisme, Else Lasker-Schüler est l’auteur de drames où se mêlent une sensibilité déchirée et une dimension mystique. Ses splendides poèmes, où se confondent Berlin et Jérusalem, la rendirent célèbre. Mais sa vie, très tôt transformée en légende, est devenue emblématique de la symbiose judéo-allemande et de son destin. De cette créature de rêve, évoquée souvent comme une apparition fantomatique, l’existence se confond avec l’oeuvre. Née à Elberfeld, le 11 février 1869, au sein d’une famille juive assimilée, elle rompit avec la vie bourgeoise après l’échec de son premier mariage. Passionnée par la peinture, elle étudia à l’atelier de Simon Goldberg à Berlin, se lia avec le cercle de poètes de Peter Hille et publia Stryx, son premier recueil de poèmes. La beauté de son style, l’étrangeté de ses images surprirent. Elle partagea bientôt l’existence de Herwarth Walden, surtout connu comme éditeur de la revue expressionniste Der Sturm et fondateur de la galerie du même nom. Walden fit se rencontrer à Berlin toute l’avant-garde européenne. C’est lui qui fit venir dans la capitale Kokoschka et Chagall. La pièce d’Else Lasker-Schüler Die Wupper demeure l’un des drames les plus représentatifs de cette époque. En 1912, elle se lia avec Gottfried Benn, auteur du célèbre recueil Morgue et autres poèmes. L’année suivante, elle voyagea à Saint-Pétersbourg et à Moscou. Hostile à la guerre, elle se réfugia en Suisse, fréquentant pacifistes et dadaïstes. C’est au début des années 20, avec la mise en scène de son drame par Max Reinhardt et la publication de six volumes de poèmes, qu’elle devint réellement célèbre. On exposa aussi ses dessins. Admirée, elle scandalisait par son style de vie insolite : sans domicile fixe, vivant en sous-location ou dormant sur les bancs des gares. A tous ses amis, elle donnait des surnoms mythiques. Franz Marc était le Cavalier bleu, Karl Kraus le Dalaï-Lama, Gottfried Benn Giselheer le Barbare. Elle-même se désignait comme Prince de Thèbes, Tino de Bagdad, maquillait les données réelles de sa vie. Qualifiée de « juive pornographique » par les nazis, elle émigra en Suisse, en 1933, avant de se fixer en Palestine, en 1939. Le rêve de Jérusalem s’effondra en partie contre la réalité conflictuelle qu’elle y découvrit. Elle y lira ses oeuvres mais fera aussi scandale par son peu d’attachement à la religion. Elle refusa que l’on traduisît ses poèmes en hébreu, les jugeant « assez juifs » en allemand. Son recueil Mon piano bleu parut en 1943, à trente-trois exemplaires, et son dernier drame, Ich und Ich (« Je et je »), suscita des appréciations contradictoires : apothéose d’un destin ou oeuvre d’une démente ? Else Lasker-Schüler s’éteignit le 22 janvier 1945 et fut enterrée sur le mont des Oliviers. Plus d’un demi-siècle a été nécessaire pour qu’elle retrouve sa place dans l’histoire de la littérature, dans le firmament de cette culture de Weimar dont elle fut l’une des plus étranges étoiles.

Jean-Michel Palmier.

Else Lasker Schüler, la tragique: Une étoile à Weimar dans SOCIETE Quelques poèmes écrits par Else Lasker Schüler

Mère

une étoile blanche chante une chanson de mort
dans la nuit de juillet
comme un carillon de mort dans la nuit de juillet
et sur le toit la main des nuages,
la main frôlante, humide
recherche ma mère.

Je sens ma vie nue,
elle s’élance hors de ma patrie,
ma vie ne fut jamais aussi nue,
aussi donnée au temps,
comme si fanée je me tenais
derrière la fin du jour
entre les immense nuits.

Seule.

laskerschulerautoportrait dans SOCIETE


Mère (2)

la bougie a brûlé toute la nuit
toute la nuit
mère, mère adorée
mon coeur brûle sous mon omoplate
toute la nuit
mère, mère adorée


Partout dans le monde je cherche une ville
qui a un ange devant la porte
je porte ses grandes ailes sur moi
mes omoplates sont brisées lourdement
et sur le front son étoile comme un sceau


mon peuple

le rocher devient pourri
d’où je sautais
et chantent mes chansons à Dieu..
soudain je m’étale hors du chemin
et je coule tout en moi
loin de tout, seule sur la pierre des plaintes
vers la mer.

Je me suis tant immergée
que mon propre sang
est fermentation.

Et toujours, toujours encore l’écho
en moi,
quand affreusement vers l’Orient
le rocher pourri,
mon peuple,
hurle vers Dieu


je sais

je sais, que je dois mourir bientôt
pourtant tous les arbres brillent
vers le baiser de Juillet si longuement espéré-
mes rêves deviennent blafards-
jamais je n’ai écrit un une fin si triste
dans les livres de mes rimes,
tu brises une fleur pour me saluer-
déjà je l’aimais en germe.

Mais je sais, que je dois mourir bientôt
mon souffle flotte au dessus du fleuve de Dieu-
je pose doucement mes pieds
sur le chemin de l’éternelle demeure


Fin du monde

il y a pleur sur le monde,
comme si le cher Dieu était mort,
et l’ ombre de plomb, elle tombe,
pesant le poids des tombeaux.

Viens, nous voulons nous cacher encore plus prés…
La vie repose dans tous les coeurs
comme en un cercueil.

Toi! Nous voulons nous embrasser profondément-
il bat une nostalgie ardente en ce monde,
pour cela nous devons mourir


Me vois-tu?

Entre terre et ciel?
Nul n’a croisé ma trace.
Mais ton visage réchauffe mon monde,
de toi pousse toute floraison.

Quand tu me dévisages, doux devient mon coeur.
Je repose sous ton sourire
et j’apprends à préparer jour et nuit,
pour me désenvoûter de toi et te faire disparaître,
toujours je joue ce seul jeu que je connaisse


oh je voudrais tant quitter ce monde!

Alors tu pleureras sur moi.
hêtres de sang répandent le feu
sur mes rêves guerriers.

Je dois être
au travers de sombres broussailles
fossés et eau.

Toujours des vagues sauvages
se brisent sur mon coeur;
ennemi intérieur.

oh je voudrais tant quitter ce monde!
mais pourtant si loin de lui,
j’erre, une lumière vacillante

autour de la tombe de Dieu.


au barbare

les nuits je repose
sur ton visage.

sur les marches de ton corps
je plante cèdres et amandiers.

infatigable je fouille ta poitrine
pour chercher la joie d’or des pharaons.

mais tes lèvres sont lourdes,
mes miracles ne les sauvent pas.

Soulève donc ton ciel de neige
depuis mon âme-

tes rêves de diamants
cisaillent mes veines.

Je suis Joseph, je porte une douce ceinture
sur ma peau multicolore.

les bruissements affolés de mes coquillages
te réjouisses

Mais ton coeur ne laisse entrer aucune mer
Oh Toi!     


adieu

mais tu n’es point venu avec le soir.
J’étais assise sous le manteau d’étoiles.

… Si à ma porte l’on frappait, même si ce n’était que mon propre cœur .
Cela pend seulement à chaque montant de porte, à la tienne aussi ;
entre les lampions d’une rose de feu au milieu du brun de la guirlande.
avec mon sang je te peignais le ciel couleur mûre.

Mais tu ne vins jamais avec le soir…

Je me tenais dans mes chaussures dorées


Brouillard

nous étions assis tristes et main dans la main,
la rose jaune du soleil,
la rayonnante fiancée de Dieu,
luisait tordue hors de la terre.
Et comme son regard était d’or,
et nos yeux attendent,
questionnant comme des yeux d’enfant,
blanche déjà la nostalgie gît dans nos cheveux.

Et d’entre les bouleaux dénudés
montent sans repos des ténèbres,
des nuits ressuscitées,
qui cherchent leurs jours en pleurs.
nos mains se referment comme des roses;
toi, nous voulons nous aimer
comme des jeunes cieux
dans la couronne venant des frontières perdues.
un lourd été planera vers la terre
avec des ailes de feuillage,
et une douceur bruissante
afflue de la vie mélancolique
et que jouerons-nous ensemble…
nous nous tenons fermement enlacés
et nous nous enroulons au-dessus de la terre,
au-dessus de la terre.


petite chanson de mort

je suis si calme,
tout le sang sourd à l’intérieur.

tout autour si doux.
je ne sais plus rien.

mon coeur encore petit,
est mort doucement de douleur.

Il était bleu et pieux!
O ciel, viens!

un bruit profond-
nuit sur tout.


fuite du monde

aux frontières perdues
je veux revenir chez moi,
déjà fleurit la perte de l’automne
de mon âme,
sans doute est-il trop tard pour revenir.
O, je meurs sous vous tous!
car vous m’étouffez avec vous.
je voudrais tirer autour de moi des liens
pour clore le chaos!
vous confondant,
vous surmontant,
pour m’enfuir
vers moi.


Écoute

je vole dans les nuits
les roses de ta bouche,
afin qu’aucune femelle ne puisse y boire.

Celle qui t’enlace
me dépouille de mes frissons,
ceux que j’avais peint sur tes membres.
je suis la bordure de route
qui t’effleure,
te jette à terre.

Sens-tu ma vie autour
partout
comme un bord lointain?


quand tu viens

voulons-nous cacher le jour dans le calice de la nuit,
alors nous aspirons vers la nuit.
Nos corps sont étoiles d’or,
qui veulent s’embrasser-s’embrasser.

Sens-tu le parfum des roses ensommeillées
sur les herbes sombres-
ainsi devra être notre nuit.
Nos corps d’or veulent s’embrasser.
Toujours je sombre de nuit en nuit.
tous les cieux fleurissent denses de notre amour flamboyant.

S’embrasser veulent nos corps, s’embrasser- s’embrasser.


Toi, il est déjà nuit

nous voulons partager notre nostalgie
et regarder dans les choses dorées.
Toujours dans la rue est assis un mort
et il mendie pour une aumône.
Il fredonne mes chansons
déjà depuis tout au long d’un été devenu blême.
Nous voulons nous aimer,
par-dessus le chemin du cimetière,
enfants follement téméraires,
rois, qui ne bougent qu’avec le sceptre.

-Ne demandes rien-, j’épie
tes yeux de miel ivre.
la nuit est une rose douce,
nous voulons nous coucher dans sa corolle,
toujours plus profondément noyés,
je suis fatiguée de la mort.
si je ne trouve pas bientôt une île bleue…

Racontes-moi ses miracles!


le piano bleu

chez moi j’ai un piano bleu
mais je ne sais aucune note.
il se tient dans le noir de la porte de la cave,
depuis le jour où le monde est devenu brutal.
les étoiles jouaient jadis à quatre mains
- la femme lune chantait dans le bateau-
maintenant des rats dansent dans sa gorge.

cassé est le clavier -
je pleure pour la mort bleue.
Ah chers anges, ouvrez-moi
-j’ai tant mangé du pain amer-
les portes du paradis pendant que je vis encore,
oui même contre les interdictions.


Mal du pays

de ce pays froid
je ne connais point la langue,
et ne peut suivre ses pas.
Et les nuages qui passent,
je ne sais point les interpréter.

La nuit est une reine d’un autre lit.
Toujours je dois me souvenir des forêts du pharaon
et embrasser les images de mon étoile.
mes lèvres luisent déjà
et parle le lointain,
et je suis un livre bariolé
sur tes genoux.

Mais ton visage file
un voile de larmes.
Mes oiseaux chatoyants
sont les coraux arrachés,
dans les coins du jardin
leurs doux nids deviennent pierre.
qui va oindre mes palais morts-
ils portent la couronne de mon père,
leurs prières se noient dans le fleuve sacré


étoile d’amour

tes yeux attendent devant ma vie
comme nuits, qui se tendent vers les jours,
et le rêve lourd repose sur elles incréé.
des étoiles étranges regardent fixement vers la terre,
couleur métal avec l’errance de la nostalgie,
avec des bras brûlants qui cherchent l’amour
et dans la fraîcheur n’agrippent que de l’air.


ma chanson d’amour

comme une fontaine céleste
bruit mon sang,
toujours de toi, toujours de moi.
dansent mes rêves dénudés et en quête;
enfants somnanbules,
doucement dans les recoins obscurs.

O, tes lèvres sont du miel…
l’odeur enivrante de tes lèvres…
et d’ombelles bleues t’entourant d’argent
tu souries…toi, toi.
toujours le ruissellement qui serpente
sur ma peau
sur les épaules s’en va-
j’épie…
comme une fontaine céleste

bruit mon sang,


son sang

ce qu’il préférait c’était de cueillir mon bonheur
dernières roses de mai
et il les jetait dans le caniveau.
…son sang le harcelait.
ce qu’il préférait c’était d’attirer mon âme
rayon de soleil tremblant
dans les noirs tourments de ses nuits.
ce qu’il préférait…son sang le harcelait.
c’était de saisir mon coeur joueur
du souffle de printemps berceur
et de le pendre comme cela à un buisson d’épines.

…son sang le harcelait.


LA SULAMITE

O de ta bouche si tendre
J’ai appris les paroles de la Béatitude!
Déjà, je sens les lèvres de l’ange Gabriel
Brûlantes sur ma poitrine…
Et le nuage de la nuit boit
Mon rêve profond parmi les cèdres.
O, comme la vie me réjouit
Et je me dissous
Et mon coeur est floraison
Et je dérive dans l’Univers
Dans le Temps
Jusqu’au Toujours
Et mon âme s’enflamme dans
les couleurs solaires du ciel
de Jérusalem.
(Traduction d’Alain Suied)

Copyright © Else Lasker-Schuller / La République des Lettres, dimanche 01 septembre 1996


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Henri Lefebvre : La Somme et le Reste.

Dimanche 19 octobre 2008

Article publié dans le journal Le Monde 

 596e23.jpg la Somme et le Reste

 * La Somme et le Reste;  Editions Belibaste; 435 pages, 36 F.

Roman politique, critique du dogmatisme stalinien et oeuvre de transition, la Somme et le Reste, écrite fin 1958, est un des ouvrages les plus denses d’ Henri Lefebvre. En mélangeant tous les styles – récits, poèmes, analyses historiques et politiques, esquisses littéraires – Henri Lefebvre retraçait son itinéraire philosophique et sociologique avec une sincérité qui lui valut de nombreuses critiques et des attaques mémorables. En relisant aujourd’hui, dans cette nouvelle édition abrégée, la Somme et le Reste, on est surpris d’y découvrir tant de clairvoyance et d’actualité. Témoin et acteur de toutes les batailles théoriques de son temps, Henri Lefebvre est un des premiers sociologues français, sinon le premier, à oser écrire « JE », à unir la trame de sa vie et sa réflexion politique. Et cela, il le fait avec avec beaucoup de verve et d’intelligence, d’ironie et de sensibilité.
                                                                                                                  J-M P.

Un essai d’Henri Lefebvre; Hegel, Marx, Nietzsche et la modernité

Dimanche 19 octobre 2008

Article paru dans le journal Le Monde

henrilefebvre.gif Henri Lefebvre

* Hegel, Marx, Nietzsche ou le royaume des ombres, de Henri Lefebvre, Casterman, 224 p.; 36 F.  

      « La beauté du surhumain m’est apparue comme une ombre » – c’est sur cette parole énigmatique de Zarathoustra que s’ouvre le nouveau livre d’Henri Lefebvre. Livre passionnant, dont l’itinéraire sinueux, tourmenté, fait de lumière et d’ombre, veut nous faire découvrir le visage défiguré de la civilisation moderne, la trahison des rêves et l’oppression acceptée du vécu. En nous invitant à une nouvelle lecture, philosophique, politique, sociologique, de Hegel, Marx et Nietzsche, Henri Lefebvre tente aussi de découvrir le fondement de toute son oeuvre : ni philosophe ni sociologue, il se veut le défenseur d’un nouveau style de pensée critique.

        Plus de trente cinq ans après son premier essai sur Nietzsche, il s’efforce de nous montrer l’évidence qui guide tous ses travaux : il y a, même pour un marxiste, beaucoup à apprendre de la philosophie, lorsque celle-ci ne se borne pas à un simple exercice universitaire ou à la célébration de sa propre mort, quand elle descend parmi les hommes et les choses pour poser les questions quotidiennes de l’existence, avec le sérieux tragique que prennent de telles questions lorsqu’elles concernent une vie, ni « heureuse » ni « malheureuse » une vie toute ordinaire qui s’en va à la dérive.

         » le monde moderne est hégélien, le monde moderne est marxiste, le monde moderne est nietzschéen. » Cette affirmation paradoxale de Lefebvre, inaugure sa longue errance parmi les systèmes philosophiques et les paysages de la modernité; L’hégélianisme n’est pas mort, c’est le sol sur lequel nous vivons, travaillons et mourront. C’est le monde de l’Etat-nation, de la société civile policée, de la division du travail. Le marxisme, ce n’est pas seulement une doctrine, une science, c’est la présence constante du capital, de l’ aliénation, de l’oppression, de la lutte des classes, qui déferle dans les rues. Quant à Nietzsche,  c’est celui qui nous enseigne moins l’Eternel Retour que la révolte du corps meurtri, des désirs et de l’imaginaire bafoués, truqués, monnayés. Il y a de la joie sauvage dans la destruction des interdits et des dogmes, quelque chose de dionysiaque. La lutte contre les idéologies, les arrières-mondes, pour une vie qui voulait connaître dans l’instant sa plénitude et son éternité est aussi un programme politique. Au -delà de Nietzsche, Lefebvre entrevoit Vailland, Artaud, Bataille comme autant de signes vers un ailleurs qui reste à conquérir.

 L’Etat et le bonheur

        Aussi les trois « dossiers » proposés ne se veulent-ils pas une contribution à l’ histoire de la philosophie. Souvent, ce sont Hegel et Nietzsche qui permettent de comprendre Lefebvre. L’historien se sentira agressé par ces analyses étranges, ces raccourcis abrupts qui ouvrent les linceuls des philosophes pour les faire surgir comme des interlocuteurs quotidiens. Au moment où la philosophie voit son droit à l’existence remis en question, où son inutilité est déclarée scandaleuse, Lefebvre nous montre que ces attaques elles-mêmes font partie de son histoire et de son destin.

        Hegel n’a pas succombé aux coups des jeunes hégéliens, il est assassiné chaque fois que l’Etat se transforme en instrument d’oppression. Il est présent, invisible, dans chaque débat sur le pouvoir. Le développement des sciences humaines, l’avènement des technocrates, l’optimisme rationnel, résultent de l’éclatement du système hégélien. Si Lefebvre n’a aucune pitié à l’égard de ceux qui affirment que Marx est mort ou dépassé, il ne pardonne pas non plus à ceux qui ont confisqué à leur profit la dialectique et déclarent réaliser le règne du rationnel dans des institutions répressives..  Nul, selon lui n’a le droit de se proclamer le seul héritier de Marx. Le marxisme est beaucoup trop important pour cela. Par delà tout dogmatisme, il montre que la révolution qui s’impose toujours, c’est la révolution contre l’Etat.

         Si Hegel a vu en lui  » le divin sur la terre », Lefebvre, comme Nietzsche, le nomme « le plus froid des monstres ». Les prophéties du solitaire Sils-Maria, nous les avons réalisées ; on aménage le désert, on accepte de ne plus avoir de rêves, sauf ceux qu’on nous propose, et le souffle d’un nouveau monde, d’une autre sensibilité s’étiole. Le « dernier homme » dit Nietzsche, est celui qui vivra le plus longtemps.. Il cligne des yeux et dit :  » Nous avons inventé le bonheur. »

        Des cendres de la philosophie occidentale, Lefebvre veut faire jaillir des flammes, montrant que ces pensées au fond nous ne les avons pas comprises. On étudie aujourd’hui Nietzsche comme on lit Breton et Rimbaud : sans que le caractère subversif de leurs paroles, de leurs images nous assaille encore… A  soixante dix ans, Lefebvre est le plus jeune de  nos philosophes. Qu’il parle de la Grèce, de Goethe, de l’Etat, du capital, c’est toujours pour y déceler une certaine conception de la vie, des rapports à autrui. A ceux qui lui réclament des réponses, il dit seulement :  » Le royaume des ombres, mythiquement, de la poésie homérique à la Divine Comédie, possédait entrée et sortie, parcours guidé et puissances médiatrices. Il avait des portes, celles d’une ville souterraine, dominée par la Cité terrestre et la Cité de Dieu. Aujourd’hui, où sont les portes du royaume des ombres? où est la sortie ? »

JEAN-MICHEL PALMIER 

Henri Lefebvre, ou l’insolence du philosophe.

Dimanche 19 octobre 2008

Article paru dans le journal Le Monde du 3 octobre 1976 

Henri Lefebvre, ou l'insolence du philosophe. dans SOCIETE 24382275 Henri Lefevre

* Le temps des méprises, d’Henri Lefebvre, Stock, 252 pages, 35 F.

 » Je puis dire que mes meilleures oeuvres, je les ai parlées plutôt qu’écrites. J’ai improvisé des récits, des poèmes pour des femmes que je désirais ou que j’aimais. » Ce ton de confidence mi-ironique, mi-enjoué, nous le retrouvons tout au long de ce volume d’entretiens. Lefebvre est l’un des rares sociologues qui osent dire « je » même dans ses ouvrages les plus théoriques. Ici, il prend au contraire une distance par rapport à sa vie pour la comprendre et la regarder comme quelque chose qui lui échappe peu à peu. Parfois il semble sourire en se remémorant un souvenir d’enfance ou le nom d’une femme qu’il a aimée, mais il glisse. La « chaude expérience du vécu », il ne nous la livre qu’à travers son expérience intellectuelle, celle qu’il a mené tantôt avec les poètes, tantôt avec les militants, avec ce goût du rêve et de l’aventure qui ne l’a jamais quitté.
« Le stalinisme fut la grande affaire de ma vie » affirme-t-il. Lorsqu’il raconte ses démêlés avec le parti communiste, il retrouve le ton d’un écolier frondeur. Il y a adhéré en 1928, enthousiasmé par la révolution qui devait détruire le monde bourgeois et changer la vie. L’ URSS, c’était alors, pour lui, Octobre, Essénine le Voyou qu’il rencontra avec Isadora Duncan, les constructivistes et les futuristes, Khlebnikov et Maïakovski. Son amitié avec Politzer fut un grand moment de sa vie; un moment malheureux aussi, car celui-ci sombra dans le dogmatisme et méprisa ses premiers essais dans lesquels il voyait des symptômes de la pensée fasciste. L’ ironie voulut que ce fût Maurice Thorez le défenseur de Lefebvre contre Politzer lui-même. Aujourd’hui encore, il n’en parle pas sans une certaine tristesse. Si Lefebvre ne cache guère son antipathie pour Nizan, il ne renie rien de son passé de militant, n’a que mépris pour l’anti-communisme.
Sa rupture avec le parti, ce fut un rêve déçu, un ami que l’on quitte, car il a trahi l’idéal auquel on croyait. A presque soixante quinze ans, le philosophe raconte avec la même émotion comment on contraignît Rajk à avouer qu’il était membre de la police fasciste : par la fenêtre, il apercevait sa femme et ses enfants que l’on tenait en joue. La déstalinisation, ce fut une occasion manquée.
Lorsqu’il rompt avec le parti, Lefebvre déclare que c’était sur des positions de gauche. Il n’aime pas qu’on le confonde avec Roger Garaudy.
Du CNRS à l’enseignement, c’est la rencontre avec les étudiants. Ceux de Strasbourg tout d’abord, puis de Nanterre. Mai 1968 lui semble moins un phénomène français que l’aboutissement d’un grand mouvement de critique internationale qui découvrait d’autres formes de lutte, d’autres possibilités de vie. Le quotidien devenait de plus en plus triste et oppressant. Les premiers textes situationnistes théorisaient cette misère. Ses démêlés avec Debord et Vaneigem? « il faut les voir comme une histoire d’amour qui n’a pas bien fini. » A Nanterre, il fait découvrir à ses auditeurs que la critique politique du quotidien est une arme révolutionnaire et il sera l’un des premiers à parler de Reich, de Marcuse, à les faire découvrir.
A présent, il n’a rien perdu de sa passion et avoue prendre plaisir à inventorier, avec Norbert Gutermann, le contenu des poubelles de New-York…On l’admire, on le hait. Face aux critiques,  il se montre ironique. Des regrets, il en a de nombreux. Certains hommes ont traversé sa vie comme des ombres et il souhaiterait les avoir mieux connus. Ainsi Sartre, avec lequel il n’eut que des malentendus, qu’il a combattu en l’admirant, parce qu’il lui demandait trop. S’il est féroce à l’égard de Raymond Aron, Lévy-Strauss, Lacan (1), par contre Deleuze, Guattari, Lyotard, le font sourire : de vieilles idées auxquelles on tente de donner des vêtements neufs.
Il leur reproche de ne pas comprendre ce qui l’a toujours passionné : le vécu, le subjectif, qui dévorent tout. Souvent, au sein de l’analyse la plus conceptuelle, il ouvre une parenthèse pour raconter un souvenir, une anecdote, et la referme vingt pages plus loin. Sans doute, peut-on déceler les structures et les thèmes de son oeuvre – la lutte contre le fascisme, l’investigation du quotidien, la modernité, l’étude de l’espace de la ville – mais où placer les pièces de théâtre, les esquisses littéraires que Lefebvre a écrites sans jamais les publier? En lisant ces entretiens, on découvre qu’elles expriment, plus originellement peut-être que ses écrits théoriques, la trame de sa vie, les contradictions qu’il n’a jamais pu résoudre.
Un chaos d’images, de désirs et de rêves: c’est le résumé de toute vie, et de la sienne. Beaucoup lui reproche son manque de cohérence. Il avoue que Hegel et Staline l’ont dégoûté à jamais des systèmes. Aussi ne faut-il pas s’étonner qu’il accorde autant d’importance aux filles dont il était amoureux, étant étudiant, qu’aux cours de Blondel. La suprême insolence du philosophe : ne rien prendre au sérieux, sinon la vie elle-même.

JEAN-MICHEL PALMIER

(1) On retrouvera ces attaques et critiques dans cinq essais extraits de Au-delà du structuralisme, paru en 1971 chez Anthropos, qui viennent d’être réédités au format de poche sous le titre l’idéologie structuraliste (coll. »Points », Seuil, 256 pages, 11,40 F)

« Sexe et caractère » Le délire d’un jeune juif viennois

Samedi 18 octobre 2008

Article paru dans le journal Le Monde 

weiningerm26c65819469f00985e652ae2ae00c6e8.jpg  Otto  Weininger

    * SEXE ET CARACTÈRE, d’Otto Weininger, traduit de l’allemand par Daniel Rénaud. Préface de Roland Jaccard. Ed. L’Age d’Homme, 291 p.; 45 F.

        Lorsqu’il se suicida, à l’aube du 4 octobre 1903, à l’âge de 23 ans, bien peu connaissaient Otto Weininger. Ce jeune juif viennois venait pourtant de publier un livre Sexe et caractère dont la postérité allait être surprenante. Ce texte hyper-moral, anti-féministe et anti-sémite devint, quelques mois après la mort de Weininger, un des ouvrages les plus controversés dans tous les pays de langue allemande : constamment réédité tout au long des années 20, il fut traduit dans le monde entier sauf en France.

        Karl Krauss, Ludwig Wittgenstein et Freud lui-même se passionnèrent pour ce livre étrange. Aujourd’hui, le délire de Weininger, pour tragique et dérisoire qu’il soit, ne cesse de nous interpeller. Dans sa conception puritaine et névrotique de la sexualité, nous retrouvons les fantasmes les plus profonds de notre inconscient, et les plus tenaces de nos préjugés dans cette construction théorique qui fait appel à la philosophie et à la biologie, pour tenter de justifier des angoisses infantiles.

La haine de la sexualité

        Dans la vienne du début du siècle, fascinée par la splendeur de son déclin et qui cherche dans les cafés l’idée qui sauvera l’Empire, Weininger fait figure d’iconoclaste. Cette « Joyeuse Apocalypse », il l’a traversée comme un somnambule. Assurément, il n’a rien d’un viennois même s’il est né dans la capitale autrichienne. Passionné par Beethoven et Wagner, il déteste la légèreté de ses contemporains, se réclame de Kant et de Nietzsche, et se convertira au protestantisme. Cette conversion traduira ses convictions les plus profondes : un rigorisme éthique quasi luthérien, un idéalisme forcené, une haine du corps qu’il ne trouve ni dans le judaïsme ni dans le catholicisme, cela le fait apparaître comme une sorte de  « prussien » égaré dans la Vienne romantique. Le personnage déconcerte. Son visage sérieux, taciturne, reflète son angoisse.

        Le génie de Weininger consiste à faire tenir dans la synthèse de thèmes empruntés à Nietzsche, à Schopenhauer, à Kant, à Platon et à Wagner, ses angoisses les plus profondes à l’égard de la sexualité. Derrière les masques et les oripeaux philosophiques dont il pare ses tourments, se dissimulent quelques idées très simples qu’il développe avec une logique implacable: la sexualité n’est belle que spirituelle, sa réalité est immorale et répugnante; seul l’homme est capable d’échapper au désir purement physique, seul il est pur et moral; la structure psychologique de l’homme et de la femme s’enracine dans ce rapport à la sexualité.

        Retrouvant la dureté et la stupidité de tant de propos de Nietzsche sur la femme, il voit, comme lui, dans l’ »émancipation » de celle-ci, une des causes de l’enlaidissement de l’Europe et l’annonce du naufrage prochain de l’humanité. La femme qui s’émancipe vraiment ne peut être selon lui qu’une amazone, car elle cherche alors à libérer en elle-même l’élément masculin. Le génie est d’essence masculine et l’on ne saurait concevoir la moindre égalité entre les sexes. Mieux encore, « le plus grand, le seul ennemi de l’émancipation de la femme est la femme », c’est à dire sa propre sexualité. Ce n’est qu’en renonçant à sa sensualité, à son désir, qu’elle pourrait accéder à une véritable libération. Qu’il analyse la conscience, la mémoire, l’intelligence, l’éthique, l’ esthétique ou la logique, qu’il parle de la virginité, du coït ou du mariage, Weininger ne trouve pas de termes assez durs pour stigmatiser l’attachement de la femme à son propre corps, à son sexe, et à tout ce qu’elle en attend comme source de jouissance. Ce plaisir, selon lui, ne peut être que coupable. L’homme et la femme existent seulement, dans sa vision du monde, comme des principes abstraits, des ombres platoniciennes ou des catégories kantiennes. L’amour tel que le conçoit Weininger n’est même pas l’Eros platonicien, encore trop charnel; c’est l’amour de Jésus pour Marie-Madeleine, qui s’édifie par la négation du corps. La femme n’arrive pas à vaincre l’attraction charnelle. »On n’a encore jamais osé dire ouvertement où était le servage de la femme; or il est dans la puissance souveraine qu’exerce sur elle le phallus. » Sensuelle, la femme n’a pas d’existence. Weininger n’accepte de la reconnaître que frigide et castrée. Si elle ne renonce pas à son corps, elle n’entrera jamais dans le royaume de Dieu et de l’intelligible. Prophète d’une chasteté impitoyable, il avance des thèses encore plus inquiétantes lorsqu’il aborde les problèmes sociaux et politiques.

L’antisémitisme

        Son angoisse de la castration le conduit non seulement à l’antiféminisme mais aussi à l’antisémitisme. Il rapproche la femme du Chinois et du Juif : il n’hésite pas à affirmer qu’il existe des races viriles et des races femelles. S’il méprise si fortement le Juif, c’est qu’il le trouve trop proche de la femme : trop sensuel, trop attaché aux biens de ce monde. Comme la femme, le Juif est amoral. On reconnaît chez Weininger, à l’état d’ébauche, les thèmes que développera Goebbels.

        Si Sexe et caractère n’était qu’un ouvrage antisémite parmi d’autres, il ne mériterait guère de retenir l’attention. Mais ce livre nous fournit une illustration éclatante de l’angoisse de castration. La haine de la sexualité, le mépris de la femme et du Juif s’enracinent dans cette angoisse. L’idéologie de Weininger s’ancre dans les fantasmes les plus archaïques de l’inconscient. Son délire ne nous est pas radicalement étranger. Il sous-tend la plupart des préjugés antiféministes et antisémites. Mieux encore, lorsque Weininger parle de la supériorité de l’homme sur la femme, de leurs différences psychologiques, on croit retrouver parfois sous une forme grossière, certaines thèses freudiennes violemment prises à parie aujourd’hui.

JEAN-MICHEL PALMIER

histoire de l’art et marxisme

Samedi 18 octobre 2008

 Nicos Hadjinicolaou : Histoire de l’art et marxisme, Maspéro, 220 p. 30 F.

 Article paru dans Politique Hebdo du 1er novembre 1973

   jcallotm5673.jpg Jacques Callot kandinskyimages.jpg W. Kandinsky 

        Le projet de Nicolas Hadjinicolaou est si vaste qu’on ne saurait lui en vouloir si, en terminant son ouvrage Histoire de l’art et marxisme, on garde l’impression que nombre des questions qu’il pose demeurent sans réponse ou que celles qu’il donne ne sont guère satisfaisantes. Il s’agit ni plus ni moins d’analyser ce qu’est l’histoire de l’art dans son développement historique, à quel type d’idéologie elle correspond, comment sa méthode, ses présupposés véhiculent sans cesse les clichés idéologiques de la classe dominante. Mais cet examen critique des méthodes de l’histoire de l’art n’a de sens que si  on redéfinit son objet : quel est l’objet que l’on désigne communément par ce mot « art » et dont cette science est censée écrire l’histoire.
        Il est nécessaire tout d’abord de montrer la fausseté des conceptions bourgeoises de l’histoire de l’art, conceptions qui constituent autant d’obstacles à une approche marxiste véritable. Et c’est ce que fait bien Hadjinicolaou. Le premier obstacle est bien sûr l’histoire de l’art comme histoire des artistes. Cette conception prend trois formes traditionnelles : l’explication psychologique (l’art est un produit de l’âme humaine et chaque oeuvre d’art est l’expression d’un psychisme), l’explication psychanalytique (qui, comme le montrent les analyses de Freud sur Léonard de Vinci ou le Moïse de Michel-Ange, nous renseignent toujours sur la psychologie de l’artiste, du spectateur, mais aucunement sur l’oeuvre elle-même) et enfin l’explication par le milieu: comprendre l’oeuvre d’art c’est comprendre le milieu social de l’artiste et expliquer sa création par les influences qu’il a subies. C’est la thèse d’Hippolyte Taine, mais sûrement pas celle de Lucien Goldmann comme le prétend Hadjinicolaou en méconnaissant totalement le sens de l’étude que Goldmann consacra à la peinture de Chagall. Prendre le « créateur » comme point de départ de l’histoire de l’art conduit inévitablement à un style d’approche totalement faux : la monographie ou le « beau livre d’art ».
        Le second obstacle, c’est la conception de l’histoire de l’art comme histoire des civilisations. On substitue aux notions psychologiques, des notions vaguement sociologiques telles « culture », « société ». L’histoire de l’art se résorbe dans l’histoire des civilisations, de l’ »esprit humain » ou de l’histoire des sociétés. C’est l’approche de Panofsky, mais déjà de Burckardt et aussi de Francastel.
        Le troisième enfin, c’est l’histoire de l’art conçue comme histoire des oeuvres d’art. On limitera alors l’histoire de l’art à l’histoire des formes (Wölfflin), à l’histoire des structures (Riegl), à l’addition des analyses d’oeuvres d’art particulières. Ces trois conceptions sont évidemment caractéristiques de l’idéologie bourgeoise qui sur-valorise l’individu par rapport au monde historique, nie que ce monde historique soit divisé en classes ou nie tout rapport de l’oeuvre avec ce contexte historique en prônant la théorie de l’art pour l’art.
        Mais abordant l’analyse prétendue marxiste, on rencontre les mêmes problèmes. Le point de départ est tout aussi faussé par le marxisme vulgaire que par l’idéologie bourgeoise : trop souvent on confond l’art militant, indispensable pour la lutte idéologique présente et la nécessité de se confronter à l’art du passé. Enfin, le réalisme, prôné comme art officiel aboutit à une série d’absurdités dont plusieurs pays socialistes ne sont pas encore sortis.
        Sur le plan théorique, ce malaise et cette confusion ne cessent de paralyser toute recherche véritable : l’analyse de l’art du passé se réfère aux conceptions du parti : on refuse l’art passé comme bourgeois ou on tourne en dérision tout ce qui est « moderne » comme résultant de l’influence pernicieuse du capitalisme. De Jdanov à Khrouchtchev, une anthologie des prises de position des représentants les plus éminents du parti communiste a de quoi effrayer. Si Jdanov combat le formalisme sans parvenir à le définir, hydre de Lerne sans cesse renaissante, à travers Eisenstein, les lambeaux du futurisme, la peinture et la musique, Krouchtchev, lorsqu’il compare la peinture abstraite à ce que réaliserait un âne avec sa queue, témoigne de la même sensibilité esthétique et de la même intelligence. Les travaux de Plekhanov sur l’art et la vie sociale, si intéressants qu’ils soient, sont loin d’être rigoureux et s’avèrent même parfois dangereux : il suffit pour s’en convaincre de comparer les écrits de Lénine sur Tolstoï à ceux de Plekhanov. Alors que ceux de Lénine sont un modèle de prudence, de finesse et de nuances, Plekhanov enterre allègrement, tout comme Trotsky, Tolstoï avec le monde social qui l’a produit, méconnaissant la signification critique et révolutionnaire de son oeuvre. Si l’on prend les travaux les plus récents, il faut bien reconnaître qu’ils sont tout aussi peu satisfaisants. Lukacs considère que l’art et le littérature bourgeoise sont un produit de la décadence capitaliste et prône le bon vieux réalisme (de Tolstoï à Thomas Mann en passant par Soljenitsyne) et méprise Joyce, Kafka, Faulkner et Proust. Il ne s’est jamais intéressé profondément aux autres arts que la littérature. Fischer n’est guère plus rigoureux, malgré son louable souci de lutter contre le dogmatisme.
        Quant à Garaudy, s’il a le mérite d’avoir su montrer l’absurdité du culte du réalisme à tout prix et de la conception de l’art non-socialiste comme « décadent », ses écrits théoriques sont l’envers des vieilles erreurs. S’il exalte Saint John Perse et kafka, il recherche en eux leur »contenu humain » et en vient à séparer dangereusement l’art des autres superstructures idéologiques.
        Après cette remise en question excellente des conceptions traditionnelles, Hadjinicolaou propose sa propre conception : définir l’artiste comme un producteur d’images, mais aussi l’oeuvre d’art comme une idéologie imagée. Il appuie cette thèse sur une brillante analyse des gravures de Jacques Callot : les Petites Misères et les Misères et Malheurs de la guerre, parues en 1632 et 1633, soulignant comme Engels le faisait déjà pour Balzac, la contradiction entre l’idéologie imagée de l’oeuvre et son idéologie personnelle. Niant qu’il existe un style propre à l’artiste qui lui soit personnel, il voit dans cette conception le dernier refuge de l’histoire de l’art bourgeois et et montre, à partir d’une série d’analyses beaucoup trop simplifiées des portraits exécutés par David et Rembrandt, qu’ils sont caractérisés par des styles absolument opposés. La conception idéologique qui émane de telle ou telle oeuvre de David n’est pas la même qu’il s’agisse du Sacre ou de la Mort de Marat.
        En définissant ce que devrait être une histoire marxiste de l’art comme science de l’histoire des idéologies imagées, il aboutit à un canevas d’analyse qui définit une méthode si simple et si évidente, que l’on se demande comment aucun historien marxiste de l’art n’y avait encore songé.
        Seulement il reste à l’appliquer et là, il est à craindre que l’auteur rencontre des difficultés beaucoup plus graves que celles qu’il prétend résoudre. Définir l’art comme une production d’images n’est pas entièrement satisfaisant car si, en plus, on refuse le concept de style, on se demande à partir de quels critères, il est possible de comprendre pourquoi tel peintre est considéré comme important et tel autre comme un épigone sans génie. Pourquoi tel artiste est-il considéré comme représentatif de son époque plutôt que tel autre ? Le schéma proposé par Hadjinicolaou est si rudimentaire qu’il méconnaît totalement la complexité des médiations qui unissent l’oeuvre d’art aux autres productions idéologiques et à l’univers social.
        Ainsi, serait-il intéressant de savoir comment l’auteur s’y prend pour déceler du premier coup d’oeil la « mise en relief du rapport entre l’oeuvre et la conjoncture idéologique de son temps » lorsqu’il s’agit par exemple de Kandinsky. Comment il passe – étape suivante de la démarche qu’il propose – à l’ »explication de l’idéologie imagée de l’oeuvre » et enfin à la structure de l’ »idéologie imagée d’une classe »
        Lorsqu’il écrivit le Dieu caché, cette analyse magistrale des Pensées de Pascal et des pièces de Racine, en quelque cinq cents pages et après dix ans de recherches, Lucien Goldmann n’estimait avoir apporté que quelques éclaircissements et aucunement une explicationdu rapport de Pascal et Racine à leur monde. C’est un exemple de modestie à méditer.

Jean-Michel Palmier