Entretien publié dans Le Monde du 24 janvier 1975, propos recueillis par Jean -Michel Palmier
Ouvrages édités par les Editions Sociales
Lucien Sève, directeur des Editions sociales, membre du comité central du parti communiste a bien voulu faire le point, au cours d’un entretien, sur les recherches marxistes, menées actuellement dans les organisations du parti.
. Le travail théorique des Editions sociales est surtout connu par la publication des oeuvres de Marx et Engels et la préparation d’une édition complète. Pourriez-vous préciser l’importance des recherches accomplies à partir de ces textes et de ce grand travail d’édition ?
- Je voudrais souligner avant de répondre que ce travail d’édition et ces recherches ne constituent que l’un des aspects de l’activité des Editions sociales. Tout aussi important à nos yeux est le travail politique, l’intervention dans l’actualité.
Cela dit, l’édition de Marx et Engels représente en effet une part importante de notre activité. Avec les très importantes publications en cours, les Editions sociales disposeront dans leur catalogue d’à peu près tous les grands textes de genèse comme de maturité du marxisme. Ce travail nécessite évidemment des équipes hautement qualifiées fonctionnant en collectif, unissant les efforts de germanistes, d’économistes, d’historiens, de philosophes. La simple réédition d’un texte de Marx exige une telle collaboration, car, en dehors de réimpressions courantes, chaque réédition est pour nous l’occasion de retravailler la traduction comme l’appareil de notes et d’index. A travers cette activité collective mûrissent les conditions matérielles et humaines d’une compréhension de plus en plus juste de ce que ces oeuvres ont à nous dire.
Les grands théoriciens
Nous sommes en train d’organiser le même travail sur Lénine, dont nous avons maintenant l’oeuvre complète. Mais sans nous limiter à ces trois fondateurs du marxisme-léninisme, nous nous occupons de tous les grands dirigeants et théoriciens du mouvement ouvrier international : nous avons publié Plekhanov, Dimitrov, Rosa Luxemburg, Lukacs, nous travaillons sur Mehring, Clara Zetkin – et ces jours-ci sort des presses un Gramsci de 750 pages. Il ne s’agit pas seulement là de faire connaître des « classiques » mais de donner accès sous toutes ses formes à la démarche vivante du marxisme, plus que jamais nécessaire à la compréhension du monde contemporain.
. Quels sont les principaux domaines dans lesquels s’effectue aujourd’hui cette recherche marxiste au sein du parti ?
- Je crois qu’aujourd’hui elle enveloppe presque tous les domaines et je ne citerai que quelques exemples. L’économie politique d’abord, qui, loin de relever d’une rubrique spécialisée, est pour nous une discipline fondamentale, approfondie et mise en oeuvre comme telle par les économistes communistes. Il y a d’ailleurs interaction entre une publication comme celle des Théories sur la plus-value de Marx et cette recherche menée en économie: l’oeuvre de Marx aide à déchiffrer la crise actuelle, dont l’analyse à son tour aide à atteindre la rigueur dans l’appréhension de cette oeuvre. En même temps à partir de l’acquis de la recherche, nous nous préoccupons vivement de « rendre l’économie politique populaire ».
L’ampleur de la recherche est tout aussi visible en histoire, comme en témoignent notamment les débats recueillis dans Aujourd’hui l’histoire. Le travail des historiens communistes se développe à un tel point notamment dans le cadre de l’institut Maurice Thorez, que nous avons décidé la création d’une collection d’histoire qui ne se limitera ni au mouvement ouvrier ni à l’époque contemporaine.
En philosophie, les initiatives du Centre d’études et de recherches marxistes (CERM), en particulier, ont donné naissance à plusieurs importants ouvrages collectifs. Ce n’est pas un hasard si la question qui donne lieu au plus grand nombre de travaux est celle des rapports entre la philosophie marxiste et les sciences : tous les observateurs attentifs savent que quelque chose est en train de « bouger » dans nombre de sciences. Un peu partout est en train de craquer le cadre de l’idéologie bourgeoise positiviste et formaliste, des percées théoriques se font en direction de la dialectique matérialiste. Des livres comme Dialectique de la nature d’Engels , et matérialisme et empiriocriticisme, de Lénine, qui jadis avaient fait parfois l’objet de lectures restrictives, apparaissent beaucoup comme ayant encore à nous instruire dans le sens d’une démarche critique. Ici aussi le marxisme apparaît comme pleinement de notre temps.
On pourrait donner l’exemple de l’esthétique : de manière là encore collective, et en même temps dans la diversité des recherches individuelles, une réflexion collective des communistes sur l’art est en plein développement.
. Vous insistez beaucoup sur l’importance du caractère collectif de ce travail. Que signifie exactement ce « travail collectif » dans la recherche théorique?
-D’abord, que nombre de nos livres sont l’aboutissement d’un travail poursuivi par un collectif, comme le CERM ou l’institut Maurice Thorez, ou celui qui élabore une revue comme Economie et Politique ou La Nouvelle Critique. Mais collectif ne signifie pas travail des seuls communistes : de plus en plus souvent nous publions des travaux auxquels ont collaboré des non-communistes. Ils nous apportent et nous leur apportons. Dans la crise que connaît aujourd’hui la société bourgeoise et son idéologie, le marxisme, conception du monde exempte d’ uni-latéralité, apparaît de plus en plus comme la base théorique capable de supporter le savoir dans toutes ses dimensions. C’est pourquoi notre démarche d’éditeur n’est aucunement écartelée entre un dogmatisme et un éclectisme.
Un arbre et des branches
La diversité très réelle des oeuvres que nous publions est, si vous voulez, celle d’un arbre dont les branches se développent dans toutes les directions sans cesser de se rattacher à un même tronc. Encore cette image est-elle un peu sommaire, car, de même que les Editions sociales, chacun des collectifs que j’ai évoqués est lui même autonome et responsable de sa démarche, de son travail théorique, de ses manifestations publiques. Mais l’expérience montre que, globalement, les résultats de toutes ces recherches s’insèrent sans difficulté dans notre politique de collections, dans la mesure où existe entre tous une communauté d’analyse politique et de souci théorique.
. Vous accordez une grande importance aux débats, aux confrontations avec des chercheurs communistes ou non, mais aussi avec le public. Quel rôle donnez-vous à ces débats ?
- La conception des communistes en matière d’édition a été souvent exprimée, mais peut-être n’est-elle pas toujours comprise. Nous sommes pour une France où soient bien plus réelles qu’aujourd’hui la diversité et la liberté d’édition. Lorsque Georges Marchais a exprimé cette idée, en disant notamment que Soljenitsyne y serait publié s’il trouvai un éditeur, certains ont feint d’y voir une inquiétante restriction. C’est tout le contraire : pour nous, il ne saurait y avoir d’édition « obligatoire », imposée par l’Etat ou la toute-puissance de l’argent. Ce qu’il doit y avoir, c’est une véritable diversité d’éditeurs pleinement responsables de leur politique éditoriale.
Cela dit, dans le champ aujourd’hui bien contraint de l’édition française, nous occupons une place clairement exprimée. Le livre est un des terrains essentiels de la lutte idéologique des classes, et, dans cette lutte nous intervenons en tant que maison d’édition communiste. Mais c’est justement à ce titre que nous avons une conception ouverte de notre travail. Notre politique n’est pas celle d’une secte, et le marxisme n’est pas un dogme, s’il n’est pas non plus une auberge espagnole. Dans le domaine de la recherche, plus qu’en tout autre, la confrontation, le débat sont nécessaires précisément pour l’élaboration de thèses justes. Le débat avec le public est alors le prolongement naturel du livre et de son « travail », et répond à une attente visiblement croissante.
Propos recueillis par JEAN-MICHEL PALMIER.
Laisser un commentaire
Vous devez être connecté pour rédiger un commentaire.