Article paru dans Le Monde du 8 mars 1967 – propos recueillis par François Bott
Ouvrage de Jean-Michel Palmier sur Herbert Marcuse
Ouvrage de Jean-Michel Palmier sur Wilhelm Reich
t Quelle a été la carrière de Marcuse? Il est né à Berlin, je crois, il a vécu en 1919, la révolte des spartakistes.
Oui, d’abord partisan et militant de la social-démocratie, il en est parti quand Rosa Luxemburg a été assassinée par la police du ministre social-démocrate Noske – ensuite il n’a adhéré à aucun parti politique. Il a toujours voulu garder sa liberté. L’exemple du marxiste hongrois Lukacs lui a redonné raison. Lukacs, en effet , n’a cessé d’être attaqué, sinon persécuté, par l’orthodoxie soviétique.
Marcuse, né en 1898, dans une très ancienne famille juive, quittera sa ville pour l’université de Fribourg, où Heidegger enseignait. C’est sous la direction de Heidegger que Marcuse va préparer sa thèse de doctorat sur le problème de l’historicité chez Hegel. Cette thèse porte l’empreinte de Heidegger dans les questions qu’elle pose.
Des rapports très étroits se sont établis entre Heidegger et Marcuse. Rapports qui durent encore, puisque Heidegger, souvent interrogé aujourd’hui sur Marcuse, s’intéresse beaucoup aux travaux de son ancien élève.
t Marcuse a quitté l’ Allemagne au moment de la montée du nazisme?
Oui, comme juif, Marcuse risquait sa vie en Allemagne. Il a quitté son pays vers 1933.
Il va séjourner un moment à Paris, puis, en 1934, il émigre aux Etats-Unis. D’abord lecteur en sociologie à l’ Institut de recherches sociologiques de l’Université Columbia, il va travailler, de 1952 à 1954, au centre de recherches de l’université Harvard, accomplissant une carrière universitaire classique et très brillante. On a dit en France que Marcuse était un obscur philosophe germano-américain. Mais on l’a toujours apprécié en Amérique et il a fallu la révolte des universités pour que son statut soit compromis: on ne voulait pas, en effet, lui renouveler son contrat. C’est sous la pression des étudiants et enseignants que Marcuse a été réintégré à l’ université de San-Diego.
t Quelles influences a subi Marcuse ?
Tout d’abord, celle de Heidegger. Heidegger est sans doute le premier penseur qui ait pris au sérieux la question de la technique. Il ne considère pas la technique comme un chapitre de l’histoire des sciences, mais comme une réalité historico-mondiale qui relève de la métaphysique. Pour lui, la technique marque » l’achèvement de la métaphysique occidentale ».
De même, chez Marcuse, la technique tient une place importante: elle a modelé la face du monde et la vie secrète de chaque individu. Un autre penseur a influencé profondément Marcuse, c’est Reich, ce psychanalyste qui est mort anonyme, dans un pénitencier américain. Reich, qui a connu Freud à Vienne, a tenté, le premier, de concilier la pensée de Marx et celle de Freud. Il a vécu dans la pratique même de la psychanalyse une expérience unique. Les autres psychanalystes, à Berlin, Vienne, Londres avaient une clientèle riche. Reich, le premier, a travaillé dans un milieu pauvre. Et il a acquis la certitude que la psychanalyse n’était pas une simple thérapeutique mais qu’elle recelait une exigence révolutionnaire. . Il a pensé qu’il fallait changer le monde, la société, pour que s’effacent les névroses. Il a mis l’accent sur le côté social de la psychanalyse, que Freud avait abordé à la fin de sa vie, notamment dans » Pourquoi la guerre? » et » Malaise dans la civilisation ».
t Marcuse, comme Reich, a fait une synthèse de la pensée marxiste et de la pensée freudienne.
Marcuse est un des rares philosophes qui aient acquis une connaissance aussi profonde des théories freudiennes. Je ne dirai pas qu’il a fait une synthèse, je dirai qu’il a tenté une rencontre, un dialogue, entre Marx et Freud, entre l’homme du travail et l’homme du désir.
t Marcuse a fait une critique du marxisme orthodoxe tel qu’il est pratiqué dans les pays de l’Est et aussi par les partis communistes occidentaux.
Oui, l’essai de Marcuse » le Marxisme soviétique » a été publié à New-York en 1958. Ce livre, évidemment a été condamné par les « orthodoxes » qui tiennent Marcuse pour un traître. Que Roger Garaudy soit hostile à un marxisme aussi critique et aussi ouvert que celui de Marcuse n’a rien d’étonnant. Mais Garaudy est-il le représentant du « marxisme du vingtième siècle »?
Lorsque Marcuse a participé à un colloque sur Marx à Paris, « la Pravda » l’a comparé à une star de cinéma…Il est attaqué de la même façon par les Soviétiques et les Américains…
t C’est qu’il fait à la société soviétique et à la sociétè américaine le même procès.
Marcuse montre dans son essai « le Marxisme soviétique » comment des sociétés aussi différentes que la société russe et la société américaine présentent aujourd’hui un même visage tyrannique, répressif. Il a montré aussi que le prolétariat peut s’habituer à son malheur réel dans un faux bonheur. Quand le niveau de vie s’accroît en Europe ou aux Etats-Unis, il se crée dans la classe ouvrière une fausse conscience heureuse, qui efface l’exigence révolutionnaire.
A l’ Est comme à l’ Ouest
t Comment définissez-vous la répression qui sévit dans les pays de l’Est et dans les pays capitalistes occidentaux ?
Cette répression, telle que Marcuse la définit, est une répression masquée, le plus souvent. Les hommes ont le sentiment d’être libres, mais ils sont de plus en plus aliénés. Ainsi, toute la publicité, en Amérique et en Europe, repose sur la sexualité, donnant le sentiment d’un grand libertinage; en fait la vie sexuelle des individus s’appauvrit de plus en plus.
t La sexualité est réprimée parce que nous vivons dans une société fondée sur le rendement, le travail, le profit…
Dans les sociétés industrielles, le principe de rendement s’identifie au principe de réalité : il domine la vie de chacun, mobilise toutes ses forces. Analysant des horaires d’ouvriers américains, Marcuse montre que leur vie personnelle est réduite à presque rien. Ils gagnent de l’argent et ils sont persuadés qu’ils sont libres, sans voir qu’ils sont brisés par l’univers dans lequel ils ont trouvé un faux bonheur. Le rendement et la domination du monde (nous vivons dans des économies de guerre) sont devenues les seules valeurs de nos sociétés. C’est absurde : avec le développement de la technique et de l’industrie, il serait possible d’assurer la vie de nos sociétés, sans forcer tous les individus à un labeur acharné.
t Nos sociétés sont « unidimensionnelles » parce que la dimension négative, la négation, est supprimée en chaque individu…
Les sociétés industrielles « apprivoisent », neutralisent en les nommant les contestations esthétiques, même les plus violentes; ainsi celle de la « beat generation », aux Etats-Unis : Ginsberg, Corso, Ferlighetti, Burroughs, Kauman, Kerouac, qui ont exprimé un refus total du mode de vie américain. Mais la puissance de l’idéologie dominante les a étouffés.
t Pour Reich et pour Marcuse, l’idéologie de la société capitaliste est inscrite dans le »sur-moi » de chaque individu.
Oui, Reich a montré que la famille est comme l’usine idéologique de la répression.
Nous vivons dans une société « close » et « totalitaire », où toutes les forces des individus sont asservies au principe du rendement. L’originalité de Marcuse c’est qu’il remet en question non seulement un système politique mais un style de vie, une civilisation.
t Marcuse distingue la répression et la sur-répression, la sur-répression étant l’emprise de la société moderne sur les individus en même temps « castrés » dans la vie sexuelle et aliénés dans la vie sociale, ayant perdu sur eux-mêmes tout pouvoir réel, ne reconnaissant pas leur visage dans le monde anonyme qu’ils habitent. Marcuse espère qu’un jour sera abolie cette sur-répression. Mais toute répression peut-elle être supprimée?
Pour Freud, la civilisation naît avec la prohibition de l’inceste. A chaque fois, une interdiction décide de l’avenir. C’est une répression nécessaire. Et Marcuse n’a jamais dit le contraire. Il constate seulement que la sur-répression dans les sociétés industrielles avancées est devenue superflue et barbare.
Jadis, elle s’expliquait par la rareté. Aujourd’hui, rien ne la justifie.
t Cette répression nécessaire concerne l’instinct de mort, l’agressivité?
Freud a identifié les pulsions de l’ Eros à la vie et il a montré que la pulsion thanatos fixait non seulement la mort mais le retour à l’inorganique. Et il suppose qu’elle exprime un regret du pouvoir pour l’inorganique. Le sens même du développement de l’homme serait ce retour vers l’inorganique. De là les forces meurtrières, l’agressivité qui habitent chaque vivant.
Il semble aussi que cette pulsion de mort soit liée au malheur. On veut fuir la souffrance de la vie pour retrouver le calme de l’inorganique.
Freud a montré que l’agressivité tournée vers le moi engendre un sentiment de culpabilité et l’angoisse, et il constate que l’angoisse et la culpabilité s’accroîssent avec la répression.
t Libérer l’homme du sentiment du péché…
Oui, Marcuse ne pense pas qu’une culture non répressive pourrait supprimer l’agressivité. Mais l’abolition de la sur-répression, la naissance d’une société heureuse, atténueraient cette agressivité et diminueraient ainsi l’angoisse et le sentiment de culpabilité qui caractérisent la foule solitaire, selon David Riesman, le sociologue américain dont l’oeuvre éclaire celle de Marcuse.
t Selon Marcuse, quels sont les moyens de changer cette société? Comment définit-il une pratique révolutionnaire?
Trop souvent on a simplifié la thèse de Marcuse. Le prolétariat serait devenu incapable, selon lui, d’entreprendre une révolution dans un pays industriel avancé, et seules des minorités pourraient le faire. Ce n’est pas vrai. Marcuse a noté seulement que ces minorités pourraient susciter un éveil révolutionnaire dans le prolétariat. Toutefois les partis communistes soviétiques et occidentaux qui régressent vers la social-démocratie, le révisionisme, n’incarnent plus aux yeux de Marcuse une conscience révolutionnaire authentique. Ils sont contestés à leur tour par une gauche plus radicale qui leur adresse les mêmes reproches que ceux de Marx à la social-démocratie allemande. Le marxisme soviétique est contesté par le communisme chinois comme par le socialisme cubain. De même , en Tchécoslovaquie, des marxistes poursuivent d’importantes recherches sur une autre forme de socialisme.
L’idéologie totalitaire est si puissante en Occident comme à l’Est et les partis communistes « orthodoxes » si intégrés que seuls des éléments marginaux portent encore l’exigence révolutionnaire. C’est la thèse qu’a reprise Daniel Cohn-Bendit dans son essai sur le gauchisme.
Aux Etats-Unis, ce sont les « sans espoir » qui maintiennent l’espoir révolutionnaire. Les Noirs de Harlem qui mettent le feu à leurs maisons, dans les ghettos, et les étudiants non encore intégrés dans une société qu’ils refusent. Mais Marcuse n’a pas prétendu que les Noirs et les étudiants feraient « seuls » la révolution.
t Mais de quels besoins peut-elle naître dans les pays occidentaux ? Le besoin du bonheur, le besoin du pouvoir.
Pendant le mois de mai on lisait sur les murs de Paris: « Est prolétaire l’homme qui n’a aucun pouvoir sur sa vie. » C’est de Marx. Je crois que toutes les révolutions, même celles des pays pauvres, naissent du besoin de pouvoir. En mai, beaucoup de gens (petits-bourgeois, étudiants, ouvriers) ont découverts soudain qu’ils pouvaient ‘faire la politique » et la faire dans la vie quotidienne.
Cela évoque la Commune. Un des livres qui ont le plus marqué les étudiants, c’est l’ouvrage d’Henri Lefèbvre sur la Commune de Paris. Il y a montré la toute-puissance de la spontanéité populaire.
Je pense à un autre slogan qui peut résumer aussi la révolte de mai : « l’imagination prend le pouvoir. » C’est un slogan dans l’esprit de Marcuse.
Dans « Eros et Civilisation » il montre que seule la poésie, l’imagination dans la société industrielle, incarnent encore un refus total. Ce n’est pas un hasard si les étudiants ont voulu en mai, comme les surréalistes, unir la phrase de Marx « transformer le monde » et la phrase de Rimbaud : »Changer la vie ». Marcuse n’est pas pris au sérieux par les universitaires. Il a fallu que les étudiants se mettent à lire ses livres, à les commenter entre eux, à en vivre la vérité pour que Marcuse devienne brusquement une figure inquiétante.
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