Article paru dans Le Monde du 9 août 1973
Robert Wiene De Caligari à Hitler
* DE CALIGARI A HITLER traduit de l’anglais par Claude B. Levenson. L’Age d’Homme, 409 p., 45 F
Voici enfin traduit, presque trente ans après sa parution, l’admirable ouvrage que Siegfried Kracauer consacra au cinéma allemand de l’entre-deux guerres. Critique cinématographique de la « Frankfurter Zeitung » de 1920 à 1933, nul n’était mieux qualifié que Kracauer pour écrire cette histoire du cinéma qui se confond avec celle de l’ Allemagne et de ses plus violentes convulsions. Le cinéma n’est pas un art innocent, et ce que tente de découvrir Kracauer à travers tant de films qui aujourd’hui encore nous fascinent, qu’ il s’agisse du « Golem », de « Nosferatu », du « Maudit », de « l’Opéra de quat’sous », de « Lulu » ou de l’ Ange bleu », c’est l’histoire politique et sociale de l’Allemagne préhitlhérienne. Le cinéma expressionniste et réaliste ne fut pas seulement un miroir de l’évolution sociale, mais un exutoire à l’angoisse et la traduction des désirs, des fantasmes et des rêves collectifs. Au terme de cette étude, on ne sait plus si ce sont les nazis qui sont sortis du monstrueux « Cabinet des figures de cire » ou s’ils ont seulement donné vie aux monstres que le cinéma avait déjà produits, et qui demeurent tapis dans l’ inconscient de chacun.
Du Golem à Caligari
A partir de 1913, l’ Europe et l’Amérique découvrent avec surprise le cinéma allemand. Non seulement les réalisateurs ont acquis une maîtrise éblouissante de la caméra – dont témoigne « Le Dernier des Hommes » de Murnau -, mais ils ont introduit un climat psychologique fait de clair-obscur, de paysages insolites, de réel sordide et d’irréel inquiétant, qui donne à tous ces films leur caractère. » l’ Étudiant de Prague », « le Golem », « Homunculus », en reprenant de vieux mythes, présentaient une première série de figures démoniaques et envoûtantes, poussées au crime par la frustration, qui étaient autant de sombres pressentiments. A travers le suicide de « l’ Étudiant de Prague », ses cauchemars et ses rêves, c’était l’Allemagne qui s’interrogeait sur elle-même en une longue et douloureuse introspection. La guerre avait engendré la misère et l’humiliation, la révolution assassinée dans la sang des spartakistes laissait un profond traumatisme. Partout régnait le chômage et le désordre. Aussi le cinéma est-il appelé à jouer un grand rôle. Il attire les soldats démobilisés et tous ceux qui veulent oublier ce qu’ ils ont vécu.
La procession des tyrans
On s’amuse en regardant des films pornographiques et les productions pseudo-historiques de Lubitsch, où culminent le mépris des masses, le cynisme et la sentimentalité mélodramatique. Mais d’ autres films ne tardent pas à susciter l’ étonnement. Ainsi ce « Cabinet du docteur Caligari », premier des grands films expressionnistes, qui inaugure ce long monologue peuplé de fantasmes que sera le cinéma allemand. Dans son scénario initial, il s’agissait de montrer le caractère criminel de l’autorité à travers le directeur d’un asile qui s’avérait être un meurtrier. Le film qu’en tire R. Wiene ramène, au contraire, cette accusation au délire de l’un des malades internés. Transformation significative et inquiétante, mais l’architecture du film, uniquement composée de lignes obliques, à l’image du délire et du rêve, est d’une étonnante beauté, digne des gravures de Kubin, de Prague, cette ville où les murs et les ombres se traduisent spontanément en poèmes et en cauchemars.
Caligari, bien avant Mabuse, est par certains aspects une préfiguration de Hitler. Le psychiatre criminel qui agit par hypnose est la première d’une suite de figures qui semblent montrer aux allemands qu’il n’existe qu’ un choix : le chaos ou la tyrannie. En 1922, « Nosferatu », le vampire aux longues mains effilées, incarnation du malheur et de la haine, n’est vaincu que grâce à l’ amour d’une jeune fille qui se sacrifie pour la communauté. « Mabuse le joueur » (1922) est un monstre moderne qui évolue dans le décor des maisons de jeu de l’aristocratie décadente. Possédé par le démon du crime, il est traqué par une police étrangement organisée en gang, comme dans « M. le Maudit » où elle est concurrencée dans ses méthodes par la pègre. Avec « le Cabinet des figures de cire » (1924), Ivan le Terrible et Jack l’Eventreur font leur entrée dans cet étrange guignol sanglant. A côté de ce monde démoniaque, un personnage tout aussi inquiétant fait son apparition : le Destin. Tandis que le « Déclin de l’ Occident » d’ Oswald Spengler connaît en Allemagne un succès foudroyant, Fritz Lang nous montre dans « Les trois lumières » – ce film qui tient à la fois de la légende et du compte de fée, – le Destin lui-même sous les traits poétiques de cette Mort fatiguée. C’est le destin qui soutient la tyrannie et nul ne peut y échapper. Cette union du destin et du crime se retrouve dans les « Niebelungen » qui unissent les thèmes wagnériens et le Moyen-Age germanique, à travers la mort de Siegfried et l’effroyable vengeance de Kriemhild. Les hommes, privés de liberté ne sont plus que des jouets. L’anarchie est le plus terrible de tous les maux, et seule la force peut la vaincre.
La rue, elle aussi, devient un thème poétique dans des films comme « la Tragédie de la rue », « Asphalte ». L’Allemagne connaît une stabilisation relative et si la rue est encore le lieu de la misère, c’est aussi là que les vestiges du romantisme et des valeurs morales se sont réfugiés, parmi les mendiants et leurs orgues de barbarie. C’est dans la rue que naissent et meurent les révoltes. Il y a dans ses paysages une étrange beauté, une chaleur même, celle des pauvres. Mais tout finit par rentrer dans l’ordre.
Le Berlin de « l’ Opéra de quat’sous »
Pourtant une nouvelle tendance se dessine : après le monde des hallucinations à travers lesquelles on conjure sa propre angoisse, il y a la vie, celle de tous les jours, où chacun travaille et meurt. Pabst est le représentant le plus brillant de cette » nouvelle objectivité ». Après » la Rue sans joie », tourné en 1925, » Un amour de Jeanne Ney », qui en est la prolongation, il se trouve à la tête d’une nouvelle école qui nous montre la paupérisation des classes moyennes en Autriche et en Allemagne et l’effondrement de leurs rêves. Les restaurants illuminés contrastent avec les taudis. Bientôt la situation se détériore. En 1932, à Berlin, les colporteurs, les mendiants, les affamés, remplissent les rues. Les chômeurs se tournent vers Hitler. Dans les rues défilent les S.A. C’est l’univers du Berlin de Döblin avec sa « Place Alexander » où l’on reconnaît à travers ces visages faméliques, désespérés, Franz Biberkopf, le héro de Döblin qui tente en vain de rester honnête, attiré par les nazis et les communistes, incapable de s’orienter dans une histoire qu’il ne comprend plus.
Deux films admirables trahissent cette crise et ce pessimisme : « M. Le Maudit », de Fritz Lang et « L’ange bleu », de Sternberg. Pour mettre fin aux recherches policières qui menacent leurs affaires, les voleurs et les criminels décident d’arrêter un sadique qui égorge les petites filles. Le meurtrier n’a rien d’effrayant : gras, efféminé, il vole des pommes aux étalages et hante les rues, poursuivi par les mendiants. La pègre est plus sympathique que l’inefficace police bourgeoise. Elle est plus humaine aussi. « l’Ange bleu », avec l’admirable interprétation de Marlène Dietrich, illustre l’effondrement des valeurs bourgeoises à travers ce professeur qui ruine sa carrière pour tomber amoureux d’une chanteuse de cabaret. L’ humiliation qu’elle fait subir au ridicule professeur Rath et la beauté de Marlène bouleversent l’Allemagne.
Contre ce pessimisme, certains tentent de réagir en développant une critique sociale. C’est encore Pabst qui illustre ce courant en montrant l’absurdité et la cruauté de la guerre (« Quatre de l’infanterie »), en exaltant la solidarité ouvrière (« La tragédie de la mine »). Mais ces films, admirables, qui soulignent la nécessité d’une union entre tous les prolétaires, passent dans les quartiers ouvriers de Berlin, dans des salles vides. « Ventres glacés » de Brecht, le seul film d’inspiration communiste, ne réussit pas non plus à animer ce prolétariat déçu qui se tourne vers Hitler. Dans les rues, les mendiants sont devenus plus nombreux. Ils crèvent les écrans, surgissent brusquement, hagards et tristes, dans ce monde fascinant que Pabst met en scène à partir de la pièce de Brecht « l’ Opéra de quat’sous ». La révolte s’efface. Il ne reste que la soumission, la terreur quotidienne, que vont faire régner les nazis. Et c’est Goebbels qui réalise « le Testament du Dr Mabuse » au moment où il interdit le film de Fritz Lang.
La méthode de Kracauer est parfois peu rigoureuse. En voulant traduire dans le psychologique ce qui est social et économique, il simplifie souvent les médiations entre le collectif et l’individuel. Ce qu’il importe de décrire, ce n’est pas une « âme collective », mais cette idéologie complexe des classes moyennes qui vont porter Hitler au pouvoir et dont tous ces films retracent l’histoire. Les travaux de Goldmann fourniraient assurément une méthode d’approche beaucoup plus sérieuse à ce problème. Mais, malgré ces réserves, il faut bien reconnaître que cette fresque – de Caligari à Hitler – est fascinante par sa beauté, son érudition, l’éclairage brutal qu’elle projette sur telle ou telle image. Elle nous montre qu’il est impossible de dissocier les structures esthétiques des structures mentales, sociales et politiques. Tous ces films expressionnistes et réalistes, témoins de la crise qui ravageait l’Allemagne, annonçaient quelque chose de terrifiant, une sorte d’écho de la parole de Rimbaud : » Voici le temps des assassins. » Mais on le découvrit trop tard : l’imaginaire était devenu réel.
JEAN-MICHEL PALMIER.
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