Antonio Gramsci Pour Gramsci Lettres de prison
Article publié dans le journal » Le Monde « du 22 mars 1974.
Le purgatoire est terminé. Tous ceux qui regrettaient le demi-silence entretenu en France sur l’oeuvre du dirigeant communiste italien Antonio Gramsci, auquel on doit une contribution considérable au marxisme contemporain, marqueront 1974 d’une pierre blanche. Celle -ci sera une véritable « année Gramsci » : Les oeuvres complètes vont en effet commencer de paraître au moment où s’amorcent de véritables études gramsciennes dans notre pays.
Outre Lire Gramsci, de Dominique Grisoni et Robert Maggiori, aux éditions universitaires, dont nous avons rendu compte dans Le Monde su 29 novembre 1973, et le Pour Gramsci de Maria - Antonietta Macchiocchi, dont J-M. Palmier rend compte ici, sont annoncés pour avril les Notes sur Gramsci, d’ALfonso Léonetti (E.D.I.), vieux compagnon du leader communiste italien du temps de l’Ordine Nuovo et des conseils d’usine de Turin, et un Gramsci et la question religieuse d’ Hugues Portelli (Editions Anthropos).
Enfin, la revue Dialectiques lui consacre un numéro spécial (N° 4-5, mars 1974) autour de trois thèmes principaux : l ‘Etat et l’hégémonie, l’ art et la culture, la révolution et la démocratie.
Le livre militant de M. A. Macciocchi
Depuis ses » Lettres de l’intérieur du parti » (1) et surtout « De la Chine » (2) Maria – Antonietta Macchiocchi n’a cessé de provoquer, par ses prises de position, les réactions les plus vives. Son livre sur la Chine fut refusé à la vente officielle de la fête de l »Humanité », son cours sur Gramsci à l’ Université de Paris VIII (Vincennes) faillit être interdit par la Ministre de l’intérieur, et l’on peut prévoir que de nombreuses phrases de son « Pour Gramsci », comme celle-ci : « il y a un cadavre dans le placard et ce cadavre c’est la théorie marxiste elle-même comme pratique révolutionnaire », feront grincer des dents. Cette militante italienne a choisi de devenir la mauvaise conscience du marxisme établi, qu’il s’agisse des partis communistes ou des professeurs gauchistes qui enseignent à l’ université. On retrouvera dans son étude sur Gramsci (3), la foi, l’enthousiasme et la richesse d’analyse qui caractérisaient ses précédents ouvrages.
Parler de Gramsci pour Maria – Antonietta Macchiocchi, c’est d’abord éclaircir un mystère et briser une conspiration du silence. Aujourd’hui encore, de tous les théoriciens marxistes, il est le moins connu. Sa vie elle même s’est dissoute dans la légende. Pendant longtemps, on a tout ignoré de cet homme, véritable plaie vivante, dont la lente agonie a commencé dans les prisons de Mussolini; cet homme solitaire, abandonné des siens, depuis qu’il avait manifesté officiellemnt en 1935 son désaccord avec Staline. Même en Italie, Gramsci est resté longtemps un inconnu. La figure du martyr avait recouvert celle du militant. Il a fallu briser le « tandem de fer Togliatti-Gramsci » pour que s’éclairent les relations avec le parti communiste italien, et que son oeuvre devienne, entre 1957 et 1967, objet d’étude théorique. En France, en dehors d’un volume d’écrits paru aux Editions sociales et des « Lettres de prison », peu de textes de Gramsci sont accessibles (4).
Souvent, les historiens se sont emparés de quelques – uns de ses concepts sans souci d’en montrer le lien avec l’ensemble de son oeuvre, et les disciples d’Althusser, qui ont pourtant retenu ses analyses dans leur conception des « appareils idéologiques d’Etat », l’ont finalement relégué dans le marécage « idéaliste », « historiciste », « humaniste », aux côtés de Lukacs, Korsch et Marcuse. Pourtant son étonnante figure ne cesse de fasciner.
Maria – Antonietta Macchiocchi n’hésite pas à attaquer les interprètes de Gramsci – ceux qui l’ont relégué au musée de l’histoire comme ceux qui en ont fait un de leurs précurseurs – pour montrer qu’il est l’héritier directe de Lénine, le seul qui nous permette peut-être aujourd’hui d’élaborer une théorie révolutionnaire à la mesure des pays capitalistes et de comprendre des phénomènes aussi importants que le schisme sino-soviétique, la révolution culturelle chinoise et la pensée de Mao Tse-Toung. Ce livre est la plus importante étude sur Gramsci publiée jusqu’ à ce jour. C’est non seulement le théoricien qui ressucite, c’est un « Gramsci vivant », c’est le révolutionnaire, l’homme.
Ni Staline, ni Trotski
Si Gramsci n’a cessé d’être suspecté d’hérésie, c’est avant tout parce qu’il a été un « critique de gauche du stalinisme », le premier peut-être à mettre en question les rapports entre le parti et les masses, la démocratie et la hiérarchie politique.
Dès ses premiers articles, sur la révolution d’Octobre, Gramsci s’oppose à toute conception mécaniste de la révolution. Même « le Capital » n’est pas un dogme et doit être sans cesse confronté au développement de l’ économie capitaliste. Historicisme ? Certitude au contraire que Marx « n’est pas un pasteur armé de sa houlette » et que marxiste « est un adjectif usé comme une monnaie passée par trop de mains ». Depuis l’expérience des conseils d’usine de Turin, Gramsci n’ a cessé de critiquer le réformisme syndical pour aboutir, en 1921, à la création du P.C.I. La période qu’inaugure « Ordine Nuovo » est celle du contact direct avec les masses et de sa collaboration la plus étroite avec Togliatti. Dès cette époque, rejoignant Lénine, il pose la nécessité d’une « révolution par le bas ». Le déferlement du fascisme italien lui permet d’approfondir le rôle politique joué par la petite bourgeoisie et d’élaborer une stratégie révolutionnaire à l’échelle des pays industrialisés, la France jouant dans sa pensée le rôle que l’Angleterre joua dans celle de Marx et Engels. S’il maintient vivant l’héritage de Lénine, il s’oppose aussi bien à Staline qu’à Trotski, dont il critique sévèrement l »utopisme » et le « formalisme littéraire ».
De nombreux testes de Gramsci sont consacrés à l’approfondissement de l’alliance entre la classe ouvrière et la paysannerie. Partant de la « Question méridionale », en Italie, Gramsci montre l’origine du silence politique du Sud et ses analyses sur le rapport ville-campagne sont toujours d’une extrême pertinence. Des concepts comme ceux d’hégémonie du prolétariat, de bloc historique, ne concernent pas que la question italienne. Ils élaborent une stratégie révolutionnaire qui tente d’ éviter les écueils du parlementarisme et de la démagogie. Maria - Antonietta Macchiocchi éclaire non seulement le contexte économique de tant de discussions théoriques chez Gramsci mais ébauche des parallèles avec la Chine et l’URSS, qui sont du plus grand intérêt.
L’ analyse approfondie qu’elle consacre au rôle des intellectuels selon Gramsci, question qu’il fut le seul à étudier avec tant d’ampleur, est sans doute l’un des chapîtres les plus riches de son ouvrage. Pour Gramsci, l’intellectuel ne saurait être autonome par rapport au groupe dominant. Opposant à « l ‘intellectuel traditionnel », « l’ intellectuel organique » dont le rapport à la classe ouvrière est « source d’une pensée commune », Gramsci a été amené à prendre position sur les questions les plus actuelles et les plus importantes que pose la relation de l’intellectuel au parti et à la classe ouvrière, ou celles que soulève la création artistique.
Entre l’étude proprement dite et le recueil de textes de Gramsci qui constituent les deux volets de cet essai prend place un post-scriptum « Paris – Cambridge – Paris » ou M-A Macchiocchi restitue les étapes de sa recherche. On la voit écrire dans son studio du boulevard Saint-Germain, on la suit à Cambridge lorsqu’ elle rencontre ce célèbre professeur, dernier ami vivant de Gramsci, et qui, terrorisé par ses questions, a oublié jusqu’à la date de naissance de celui dont elle recherche toutes les traces. » Les amis meurent, ils ne naissent pas » s’excuse-t-il. Enfin, elle évoque ce que fut son expérience d’enseignante de sociologie à Vincennes.
Regards sur la Chine
De nombreux historiens du marxisme etde Gramsci seront prêts à reconnaître l’importance et l’intérêt des questions soulevées par Maria - Antonietta Macchiocchi, mais les rapprochements qu’elle effectue entre la pensée de Gramsci et celle de Mao Tse-Toung éveilleront, sans nul doute, bien des réserves. C’est dans ces rapprochements, souvent inattendus, que réside le caractère le plus provoquant et le plus passionné de son livre. Mais les analogies qu’elle établit entre la conception de l »intellectuel organique » et la révolution culturelle donnent à réfléchir, même si elles ne sont pas toujours absolument convaincantes. Agressif, violent, chaleureux, ce livre, presqu’inclassable, qui prétend témoigner de ce que peut être un marxisme vivant, aussi éloigné du sectarisme que du gauchisme infantile, ne peut que séduire et irriter. Il réalise parfaitement son propos : c’est un livre militant.
Jean-Michel Palmier
(1) Maspéro, 1970 – (2) Le Seuil, 1971 – (3) Pour Gramsci. Le Seuil. 429 p., 39 F. (4) Gallimard annonce une édition complète de ses écrits.
VERS LES »OEUVRES COMPLETES »
La mise au point de l’édition française des « Oeuvres complètes » a été confiée par Gallimard à Robert Paris, diplômé d’études supérieures de philosophie et docteur en histoire contemporaine. Elle comprendra d’abord trois volumes d’ »écrits politiques », dont le premier paraîtra au mois de juin, ou au mois de septembre, au plus tard. Suivront trois à quatre volumes consacrés aux « Cahiers de prison » c’est à dire aux notes philosophiques et politiques accumulées par Antonio Gramsci tout au long de ses onze années d’incarcération dans les prisons mussoliniennes jusqu’à sa mort en 1937.La traduction des » Cahiers » ne suivra pas la première édition italienne, qui avait regroupé par grandes séries thématiques les notes prises au jour le jour au hasard des lectures qui les alimentaient. Elle reproduira au contraire, comme la deuxième édition italienne en cours, l’ordre originel. Elle respecte ainsi ce que Jacques Texier, auteur d’un livre pionnier et toujours indispensable sur le philosophe italien, appelait » l’aspect pascalien » de la réflexion de Gramsci.Le texte français est établi directement à partir des manuscrits. Il faut, d’autre part, noter la véritable floraison d’ouvrages consacrés à Antonio Gramsci, à sa pensée, à son rôle.
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