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Archive pour septembre 2008

Marxisme et psychologie

Dimanche 28 septembre 2008

bcea1marxismeetthoriedelapersonnalit.jpgMARXISME ET THÉORIE DE LA PERSONNALITÉ, de Lucien Sève. Postface à la troisième édition. Éditions sociales, 72p.; 10F.

Peu d’ouvrages récents ont suscité autant de discussions théoriques en France, et surtout en Allemagne et dans les pays socialistes, que Marxisme et théorie de la personnalité, paru en 1968. La clarté de l’exposé, l’ ampleur des vues, l’analyse rigoureuse à laquelle se livrait l’auteur, à partir des textes fondamentaux du marxisme sur les relations qui existent entre l’individu et les rapports sociaux, montraient qu’aucune science de l’homme ne pouvait méconnaître l’importance du matérialisme historique. Depuis les premières ébauches de G. Politzer, aucune contribution aussi importante n’avait été apportée à la confrontation du marxisme et de la psychologie.

Un « antihumanisme »?

La publication, en volume séparé, de la postface à la troisième édition montre l’intérêt de toutes les discussions et mises au point que ce livre a suscitées. Lucien Sève ne se contentait pas , en effet, de critiquer les théories de Janet, de Lewin ou de Freud. Il prenait position sur l’ensemble des questions soulevées par l’anthropologie, envisagée du point de vue marxiste. Après une importante discussion avec Adam Schaff, philosophe marxiste polonais, qui, au nom de l’ »humanisme philosophique » voulait substituer à la thèse fondatrice du « matérialisme historique »  : «  l’essence humaine est l’ensemble des rapports sociaux« , une définition feuerbachienne, Lucien Sève répond aujourd’hui à l’ »antihumanisme théorique » et plus précisément à l’amalgame qu’effectue Louis Althusser dans sa Réponse à John Lewis entre l’ »humanisme scientifique » qu’il défend et l’ »humanisme idéaliste » que représente Roger Garaudy ou encore Sartre. A partir de l’autocritique  de L. Althusser, de sa reconnaissance du rôle que jouent des catégories philosophiques  comme celle d’aliénation et de négation de la négation dans le « marxisme mûr« , Lucien Sève montre les perspectives qu’elles ouvrent, en particulier la remise en cause radicale de la réduction du marxisme à un «  antihumanisme théorique« . Non seulement la critique que Lucien Sève fait des positions d’Althusser dans le domaine philosophique  est l’une des plus claires et des plus pertinentes, mais on trouve aussi abordés, à propos d’objections formulées par des marxistes d’Allemagne démocratique où d’autres pays, les problèmes fondamentaux que pose toute articulation du marxisme et de la psychologie. Par delà un livre et un auteur, c’est un secteur important de la recherche en sciences humaines qui est ainsi exploré.

JEAN-MICHEL PALMIER

 

Marx et ses héritiers : Lucien Sève : « Un des terrains de la lutte des classes »

Dimanche 28 septembre 2008

Entretien publié dans Le Monde du 24 janvier 1975, propos recueillis par Jean -Michel Palmier

editionssociales.jpg      editionssociales1.jpg Ouvrages édités par les Editions Sociales

Lucien Sève, directeur des Editions sociales, membre du comité central du parti communiste a bien voulu faire le point, au cours d’un entretien, sur les recherches marxistes, menées actuellement dans les organisations du parti.

. Le travail théorique des Editions sociales est surtout connu par la publication des oeuvres de Marx et Engels et la préparation d’une édition complète. Pourriez-vous préciser l’importance des recherches accomplies à partir de ces textes et de ce grand travail d’édition ?

- Je voudrais souligner avant de répondre que ce travail d’édition et ces recherches ne constituent que l’un des aspects de l’activité des Editions sociales. Tout aussi important à nos yeux est le travail politique, l’intervention dans l’actualité.
Cela dit, l’édition de Marx et Engels représente en effet une part importante de notre activité. Avec les très importantes publications en cours, les Editions sociales disposeront dans leur catalogue d’à peu près tous les grands textes de genèse comme de maturité du marxisme. Ce travail nécessite évidemment des équipes hautement qualifiées fonctionnant en collectif, unissant les efforts de germanistes, d’économistes, d’historiens, de philosophes. La simple réédition d’un texte de Marx exige une telle collaboration, car, en dehors de réimpressions courantes, chaque réédition est pour nous l’occasion de retravailler la traduction comme l’appareil de notes et d’index. A travers cette activité collective mûrissent les conditions matérielles et humaines d’une compréhension de plus en plus juste de ce que ces oeuvres ont à nous dire.

Les grands théoriciens

Nous sommes en train d’organiser le même travail sur Lénine, dont nous avons maintenant l’oeuvre complète. Mais sans nous limiter à ces trois fondateurs du marxisme-léninisme, nous nous occupons de tous les grands dirigeants et théoriciens du mouvement ouvrier international : nous avons publié Plekhanov, Dimitrov, Rosa Luxemburg, Lukacs, nous travaillons sur Mehring, Clara Zetkin – et ces jours-ci sort des presses un Gramsci de 750 pages. Il ne s’agit pas seulement là de faire connaître des « classiques » mais de donner accès sous toutes ses formes à la démarche vivante du marxisme, plus que jamais nécessaire à la compréhension du monde contemporain.

. Quels sont les principaux domaines dans lesquels s’effectue aujourd’hui cette recherche marxiste au sein du parti ?

- Je crois qu’aujourd’hui elle enveloppe presque tous les domaines et je ne citerai que quelques exemples. L’économie politique d’abord, qui, loin de relever d’une rubrique  spécialisée, est pour nous une discipline fondamentale, approfondie et mise en oeuvre comme telle par les économistes communistes. Il y a d’ailleurs interaction entre une publication comme celle des Théories sur la plus-value de Marx et cette recherche menée en économie: l’oeuvre de Marx aide à déchiffrer la crise actuelle, dont l’analyse à son tour aide à atteindre la rigueur dans l’appréhension de cette oeuvre. En même temps à partir de l’acquis de la recherche, nous nous préoccupons vivement de « rendre l’économie politique populaire ».
L’ampleur de la recherche est tout aussi visible en histoire, comme en témoignent notamment les débats recueillis dans Aujourd’hui l’histoire. Le travail des historiens communistes se développe à un tel point notamment dans le cadre de l’institut Maurice Thorez, que nous avons décidé la création d’une collection d’histoire qui ne se limitera ni au mouvement ouvrier ni à l’époque contemporaine.
En philosophie, les initiatives du Centre d’études et de recherches marxistes (CERM), en particulier, ont donné naissance à plusieurs importants ouvrages collectifs. Ce n’est pas un hasard si la question qui donne lieu au plus grand nombre de travaux est celle des rapports entre la philosophie marxiste et les sciences : tous les observateurs attentifs savent que quelque chose est en train de « bouger » dans nombre de sciences. Un peu partout est en train de craquer le cadre de l’idéologie bourgeoise positiviste et formaliste, des percées théoriques se font en direction de la dialectique matérialiste. Des livres comme Dialectique de la nature d’Engels , et matérialisme et empiriocriticisme, de Lénine, qui jadis avaient fait parfois l’objet de lectures restrictives, apparaissent beaucoup comme ayant encore à nous instruire dans le sens d’une démarche critique. Ici aussi le marxisme apparaît comme pleinement de notre temps.
On pourrait donner l’exemple de l’esthétique : de manière là encore collective, et en même temps dans la diversité des recherches individuelles, une réflexion collective des communistes sur l’art est en plein développement.

. Vous insistez beaucoup sur l’importance du caractère collectif de ce travail. Que signifie exactement ce « travail collectif » dans la recherche théorique?

-D’abord, que nombre de nos livres sont l’aboutissement d’un travail poursuivi par un collectif, comme le CERM ou l’institut Maurice Thorez, ou celui qui élabore une revue comme   Economie et Politique ou La Nouvelle Critique. Mais collectif ne signifie pas travail des seuls communistes : de plus en plus souvent nous publions des travaux auxquels ont collaboré des non-communistes. Ils  nous apportent et nous leur apportons. Dans la crise que connaît aujourd’hui la société bourgeoise et son idéologie, le marxisme, conception du monde exempte d’ uni-latéralité, apparaît de plus en plus comme la base théorique capable de supporter le savoir dans toutes ses dimensions. C’est pourquoi notre démarche d’éditeur n’est aucunement écartelée entre un dogmatisme et un éclectisme.

Un arbre et des branches

La diversité très réelle des oeuvres que nous publions est, si vous voulez, celle d’un arbre dont les branches se développent dans toutes les directions sans cesser de se rattacher à un même tronc. Encore cette image est-elle un peu sommaire, car, de même que les Editions sociales, chacun des collectifs que j’ai évoqués est lui même autonome et responsable de sa démarche, de son travail théorique, de ses manifestations publiques. Mais l’expérience montre que, globalement, les résultats de toutes ces recherches s’insèrent sans difficulté dans notre politique de collections, dans la mesure où existe entre tous une communauté d’analyse politique et de souci théorique.

. Vous accordez une grande importance aux débats, aux confrontations avec des chercheurs communistes ou non, mais aussi avec le public. Quel rôle donnez-vous à ces débats ?

- La conception des communistes en matière d’édition a  été souvent exprimée, mais peut-être n’est-elle pas toujours comprise. Nous sommes pour une France où soient bien plus réelles qu’aujourd’hui la diversité et la liberté d’édition. Lorsque Georges Marchais a exprimé cette idée, en disant notamment que Soljenitsyne y serait publié s’il trouvai un éditeur, certains ont feint d’y voir une inquiétante restriction. C’est tout le contraire : pour nous, il ne saurait y avoir d’édition « obligatoire », imposée par l’Etat ou la toute-puissance de l’argent. Ce qu’il doit y avoir, c’est une véritable diversité d’éditeurs pleinement responsables de leur politique éditoriale.
Cela dit, dans le champ aujourd’hui bien contraint de l’édition française, nous occupons une place clairement exprimée. Le livre est un des terrains essentiels de la lutte idéologique des classes, et, dans cette lutte nous intervenons en tant que maison d’édition communiste. Mais c’est justement à ce titre que nous avons une conception ouverte de notre travail. Notre politique n’est pas celle d’une secte, et le marxisme n’est pas un dogme, s’il n’est pas non plus une auberge espagnole. Dans le domaine de la recherche, plus qu’en tout autre, la confrontation, le débat sont nécessaires précisément pour l’élaboration de thèses justes. Le débat avec le public est alors le prolongement naturel du livre et de son « travail », et répond à une attente visiblement croissante.

Propos recueillis par JEAN-MICHEL PALMIER.

 

 

 

 

Marcuse : Entre Karl Marx et Sigmund Freud. Entretien avec Jean-Michel Palmier

Dimanche 28 septembre 2008

Article paru dans Le Monde du 8 mars 1967 – propos recueillis par François Bott

       656790surmarcuse.jpg     Ouvrage de Jean-Michel Palmier sur Herbert Marcuse

834543370mwreich.jpg Ouvrage de Jean-Michel Palmier sur Wilhelm Reich

 

 

t Quelle a été la carrière de Marcuse? Il est né à Berlin, je crois, il a vécu en 1919, la révolte des spartakistes.

Oui, d’abord partisan et militant de la social-démocratie, il en est parti quand Rosa Luxemburg a été assassinée par la police du ministre social-démocrate Noske – ensuite il n’a adhéré à aucun parti politique. Il a toujours voulu garder sa liberté. L’exemple du marxiste hongrois Lukacs lui a redonné raison.  Lukacs, en effet , n’a cessé d’être attaqué, sinon persécuté, par l’orthodoxie soviétique.
Marcuse, né en 1898, dans une très ancienne famille juive, quittera sa ville pour l’université de Fribourg, où Heidegger enseignait. C’est sous la direction de Heidegger que Marcuse va préparer sa thèse de doctorat sur le problème de l’historicité chez Hegel. Cette thèse porte l’empreinte de Heidegger dans les questions qu’elle pose.
Des rapports très étroits se sont établis entre Heidegger et Marcuse. Rapports qui durent encore, puisque Heidegger, souvent interrogé aujourd’hui sur Marcuse, s’intéresse beaucoup aux travaux de son ancien élève. 

t Marcuse a quitté l’ Allemagne au moment de la montée du nazisme?

Oui, comme juif, Marcuse risquait sa vie en Allemagne. Il a quitté son pays vers 1933.
Il va séjourner un moment à Paris, puis, en 1934, il émigre aux Etats-Unis. D’abord lecteur en sociologie à l’ Institut de recherches sociologiques de l’Université Columbia, il va travailler, de 1952 à 1954, au centre de recherches de l’université Harvard, accomplissant une carrière universitaire classique et très brillante.  On a dit en France que Marcuse était un obscur philosophe germano-américain. Mais on l’a toujours apprécié en Amérique et il a fallu la révolte des universités pour que son statut soit compromis: on ne voulait pas, en effet, lui renouveler son contrat. C’est sous la pression des étudiants et enseignants que Marcuse a été réintégré à l’ université de San-Diego.

t Quelles influences a subi Marcuse ?

Tout d’abord, celle de Heidegger. Heidegger est sans doute le premier penseur qui ait pris au sérieux la question de la technique. Il ne considère pas la technique comme un chapitre de l’histoire des sciences, mais comme une réalité historico-mondiale qui relève de la métaphysique. Pour lui, la technique marque  » l’achèvement de la métaphysique occidentale ».
De même, chez Marcuse, la technique tient une place importante: elle a modelé la face du monde et la vie secrète de chaque individu. Un autre penseur a influencé profondément Marcuse, c’est Reich, ce psychanalyste qui est mort anonyme, dans un pénitencier américain. Reich, qui a connu Freud à Vienne, a tenté, le premier, de concilier la pensée de Marx et celle de Freud. Il a vécu dans la pratique même de la psychanalyse une expérience unique. Les autres psychanalystes, à Berlin, Vienne, Londres avaient une clientèle riche. Reich, le premier,  a travaillé dans un milieu pauvre. Et il a acquis la certitude que la psychanalyse n’était pas une simple thérapeutique mais qu’elle recelait une exigence révolutionnaire. . Il a pensé qu’il fallait changer le monde, la société, pour que s’effacent les névroses. Il a mis l’accent sur le côté social de la psychanalyse, que Freud avait abordé à la fin de sa vie, notamment dans  » Pourquoi la guerre? » et  » Malaise dans la civilisation ».

t  Marcuse, comme Reich, a fait une synthèse de la pensée marxiste et de la pensée freudienne.

Marcuse est un des rares philosophes qui aient acquis une connaissance aussi profonde des théories freudiennes. Je ne dirai pas qu’il a fait une synthèse, je dirai qu’il a tenté une rencontre, un dialogue, entre Marx et Freud, entre l’homme du travail et l’homme du désir.

 t  Marcuse a fait une critique du marxisme orthodoxe tel qu’il est pratiqué dans les pays de l’Est et aussi par les partis communistes occidentaux.

Oui, l’essai de Marcuse  » le Marxisme soviétique » a été publié à New-York  en 1958. Ce livre, évidemment a été condamné par les « orthodoxes » qui tiennent Marcuse pour un traître. Que Roger Garaudy soit hostile à un marxisme aussi critique et aussi ouvert que celui de Marcuse n’a rien d’étonnant. Mais Garaudy est-il le représentant du « marxisme du vingtième siècle »?
Lorsque Marcuse a participé à un colloque sur Marx à Paris, « la Pravda » l’a comparé à une star de cinéma…Il est attaqué de la même façon par les Soviétiques et les Américains…

t    C’est qu’il fait à la société soviétique et à la sociétè américaine le même procès.

Marcuse montre dans son essai « le Marxisme soviétique » comment des sociétés aussi différentes que la société russe et la société américaine présentent aujourd’hui un même visage tyrannique, répressif. Il a montré aussi que le prolétariat peut s’habituer à son malheur réel dans un faux bonheur. Quand le niveau de vie s’accroît en Europe ou aux Etats-Unis, il se crée dans la classe ouvrière une fausse conscience heureuse, qui efface l’exigence révolutionnaire.

A l’ Est comme à l’ Ouest

t    Comment définissez-vous la répression qui sévit dans les pays de l’Est et dans les pays capitalistes occidentaux ?

Cette répression, telle que Marcuse la définit, est une répression masquée, le plus souvent. Les hommes ont le sentiment d’être libres, mais ils sont de plus en plus aliénés. Ainsi, toute la publicité, en Amérique et en Europe, repose sur la sexualité, donnant le sentiment d’un grand libertinage; en fait la vie sexuelle des individus s’appauvrit de plus en plus.

 t  La sexualité est réprimée parce que nous vivons dans une société fondée sur le rendement, le travail, le profit…

Dans les sociétés industrielles, le principe de rendement s’identifie au principe de réalité : il domine la vie de chacun, mobilise toutes ses forces. Analysant des horaires d’ouvriers américains, Marcuse montre que leur vie personnelle est réduite à presque rien. Ils gagnent de l’argent et ils sont persuadés qu’ils sont libres, sans voir qu’ils sont brisés par l’univers dans lequel ils ont trouvé un faux bonheur. Le rendement et la domination du monde (nous vivons dans des économies de guerre) sont devenues les seules valeurs de nos sociétés. C’est absurde : avec le développement de la technique et de l’industrie, il serait possible d’assurer la vie de nos sociétés, sans forcer tous les individus à un labeur acharné.

 t    Nos sociétés sont « unidimensionnelles » parce que la dimension négative, la négation, est supprimée en chaque individu…

Les sociétés industrielles « apprivoisent », neutralisent en les nommant les contestations esthétiques, même les plus violentes; ainsi celle de la « beat generation », aux Etats-Unis : Ginsberg, Corso, Ferlighetti, Burroughs, Kauman, Kerouac, qui ont exprimé un refus total du mode de vie américain. Mais la puissance de l’idéologie dominante les a étouffés.

  t    Pour Reich et pour Marcuse, l’idéologie de la société capitaliste est inscrite dans le »sur-moi » de chaque individu.

Oui, Reich a montré que la famille est comme l’usine idéologique de la répression.
Nous vivons dans une société « close » et « totalitaire », où toutes les forces des individus sont asservies au principe du rendement. L’originalité de Marcuse c’est qu’il remet en question non seulement un système politique mais un style de vie, une civilisation.

 t      Marcuse distingue la répression et la sur-répression, la sur-répression étant l’emprise de la société moderne sur les individus en même temps « castrés » dans la vie sexuelle et aliénés dans la vie sociale, ayant perdu sur eux-mêmes tout pouvoir réel, ne reconnaissant pas leur visage dans le monde anonyme qu’ils habitent. Marcuse espère qu’un jour sera abolie cette sur-répression. Mais toute répression peut-elle être supprimée?

Pour Freud, la civilisation naît avec la prohibition de l’inceste. A chaque fois, une interdiction décide de l’avenir. C’est une répression nécessaire. Et Marcuse n’a jamais dit le contraire. Il constate seulement que la sur-répression dans les sociétés industrielles avancées est devenue superflue et barbare.
Jadis, elle s’expliquait par la rareté. Aujourd’hui, rien ne la justifie.

  t   Cette répression nécessaire concerne l’instinct de mort, l’agressivité?

Freud a identifié les pulsions de l’ Eros à la vie et il a montré que la pulsion thanatos fixait non seulement la mort mais le retour à l’inorganique. Et il suppose qu’elle exprime un regret du pouvoir pour l’inorganique. Le sens même du développement de l’homme serait ce retour vers l’inorganique. De là les forces meurtrières, l’agressivité qui habitent chaque vivant.
Il semble aussi que cette pulsion de mort soit liée au malheur. On veut fuir la souffrance de la vie pour retrouver le calme de l’inorganique.
Freud a montré que l’agressivité tournée vers le moi engendre un sentiment de culpabilité et l’angoisse, et il constate que l’angoisse et la culpabilité s’accroîssent avec la répression.

  t    Libérer l’homme du sentiment du péché…

Oui, Marcuse ne pense pas qu’une culture non répressive pourrait supprimer l’agressivité. Mais l’abolition de la sur-répression, la naissance d’une société heureuse, atténueraient cette agressivité et diminueraient ainsi l’angoisse et le sentiment de culpabilité qui caractérisent la foule solitaire, selon David Riesman, le sociologue américain dont l’oeuvre éclaire celle de Marcuse.

 t   Selon Marcuse, quels sont les moyens de changer cette société? Comment définit-il une pratique révolutionnaire?

Trop souvent on a simplifié la thèse de Marcuse. Le prolétariat serait devenu incapable, selon lui, d’entreprendre une révolution dans un pays industriel avancé, et seules des minorités pourraient le faire. Ce n’est pas vrai. Marcuse a noté seulement que ces minorités pourraient susciter un éveil révolutionnaire dans le prolétariat. Toutefois les partis communistes soviétiques et occidentaux qui régressent vers la social-démocratie, le révisionisme, n’incarnent plus aux yeux de Marcuse une conscience révolutionnaire authentique. Ils sont contestés à leur tour par une gauche plus radicale qui leur adresse les mêmes reproches que ceux de Marx à la social-démocratie allemande. Le marxisme soviétique est contesté par le communisme chinois comme par le socialisme cubain. De même , en Tchécoslovaquie, des marxistes poursuivent d’importantes recherches sur une autre forme de socialisme.
L’idéologie totalitaire est si puissante en Occident comme à l’Est et les partis communistes « orthodoxes » si intégrés que seuls des éléments marginaux portent encore l’exigence révolutionnaire. C’est la thèse qu’a reprise Daniel Cohn-Bendit dans son essai sur le gauchisme.
Aux Etats-Unis, ce sont les « sans espoir » qui maintiennent l’espoir révolutionnaire. Les Noirs de Harlem qui mettent le feu à leurs maisons, dans les ghettos, et les étudiants non encore intégrés dans une société qu’ils refusent. Mais Marcuse n’a pas prétendu que les Noirs et les étudiants feraient « seuls » la révolution.

t     Mais de quels besoins peut-elle naître dans les pays occidentaux ? Le besoin du bonheur, le besoin du pouvoir.
Pendant le mois de mai on lisait sur les murs de Paris: « Est prolétaire l’homme qui n’a aucun pouvoir sur sa vie. » C’est de Marx. Je crois que toutes les révolutions, même celles des pays pauvres, naissent du besoin de pouvoir. En mai, beaucoup de gens (petits-bourgeois, étudiants, ouvriers) ont découverts soudain qu’ils pouvaient ‘faire la politique » et la faire dans la vie quotidienne.

Cela évoque la Commune. Un des livres qui ont le plus marqué les étudiants, c’est l’ouvrage d’Henri Lefèbvre sur la Commune de Paris. Il y a montré la toute-puissance de la spontanéité populaire.
Je pense à un autre slogan qui peut résumer aussi la révolte de mai : « l’imagination prend le pouvoir. » C’est un slogan dans l’esprit de Marcuse.
Dans « Eros et Civilisation » il montre que seule la poésie, l’imagination dans la société industrielle, incarnent encore un refus total.  Ce n’est pas un hasard si les étudiants ont voulu en mai, comme les surréalistes, unir la phrase de Marx « transformer le monde » et la phrase de Rimbaud : »Changer la vie ». Marcuse n’est pas pris au sérieux par les universitaires. Il a fallu que les étudiants se mettent à lire ses livres, à les commenter entre eux, à en vivre la vérité pour que Marcuse devienne brusquement une figure inquiétante.

 

 

 

Quand le cinéma annonce l’histoire : Du docteur Caligari à Hitler

Dimanche 21 septembre 2008

Article paru dans Le Monde du 9 août 1973

    28612.jpg      Robert Wiene     resize.jpg   De Caligari à Hitler       caligari.jpg        caligari2.jpg 

* DE CALIGARI A HITLER traduit de l’anglais par Claude B. Levenson. L’Age d’Homme, 409 p., 45 F

Voici enfin traduit, presque trente ans après sa parution, l’admirable ouvrage que Siegfried Kracauer consacra au cinéma allemand de l’entre-deux guerres. Critique cinématographique de la « Frankfurter Zeitung » de 1920 à 1933, nul n’était mieux qualifié que Kracauer pour écrire cette histoire du cinéma qui se confond avec celle de l’ Allemagne  et de ses plus violentes convulsions. Le cinéma n’est pas un art innocent, et ce que tente de découvrir Kracauer à travers tant de films qui aujourd’hui encore nous fascinent, qu’ il s’agisse du « Golem », de « Nosferatu », du « Maudit », de « l’Opéra de quat’sous », de « Lulu » ou de l’ Ange bleu », c’est l’histoire politique et sociale de l’Allemagne préhitlhérienne. Le cinéma expressionniste et réaliste ne fut pas seulement un miroir de l’évolution sociale, mais un exutoire à l’angoisse et la traduction des désirs, des fantasmes et des rêves collectifs. Au terme de cette étude, on ne sait plus si ce sont les nazis qui sont sortis du monstrueux « Cabinet des figures de cire » ou s’ils ont seulement donné vie aux monstres que le cinéma avait déjà produits, et qui demeurent tapis dans l’ inconscient de chacun.
Du Golem à Caligari
A partir de 1913, l’ Europe et l’Amérique découvrent avec surprise le cinéma allemand. Non seulement les réalisateurs ont acquis une maîtrise éblouissante de la caméra – dont témoigne « Le Dernier des Hommes » de Murnau -, mais ils ont introduit un climat psychologique fait de clair-obscur, de paysages insolites, de réel sordide et d’irréel inquiétant, qui donne à tous ces films leur caractère.  » l’ Étudiant de Prague », « le Golem », « Homunculus », en reprenant de vieux mythes, présentaient une première série de figures démoniaques et envoûtantes, poussées au crime par la frustration, qui étaient autant de sombres pressentiments. A travers le suicide de « l’ Étudiant de Prague », ses cauchemars et ses rêves, c’était l’Allemagne qui s’interrogeait sur elle-même en une longue et douloureuse introspection. La guerre avait engendré la misère et l’humiliation, la révolution assassinée dans la sang des spartakistes laissait un profond traumatisme. Partout régnait le chômage et le désordre. Aussi le cinéma est-il appelé à  jouer un grand rôle. Il attire les soldats démobilisés et tous ceux qui veulent oublier ce qu’ ils ont vécu.
La procession des tyrans
On s’amuse en regardant des films pornographiques et les productions pseudo-historiques de Lubitsch, où culminent le mépris des masses, le cynisme et la sentimentalité mélodramatique. Mais d’ autres films ne tardent pas à susciter l’ étonnement. Ainsi ce « Cabinet du docteur Caligari », premier des grands films expressionnistes, qui inaugure ce long monologue peuplé de fantasmes que sera le cinéma allemand. Dans son scénario initial, il s’agissait de montrer le caractère criminel de l’autorité à travers le directeur d’un asile qui s’avérait être un meurtrier. Le film qu’en tire R. Wiene ramène, au contraire, cette accusation au délire de l’un des malades internés. Transformation significative et inquiétante, mais l’architecture du film, uniquement composée de lignes obliques, à l’image du délire et du rêve, est d’une étonnante beauté, digne des gravures de Kubin, de Prague, cette ville où les murs et les ombres se traduisent spontanément en poèmes et en cauchemars.
Caligari, bien avant Mabuse, est par certains aspects une préfiguration de Hitler. Le psychiatre criminel qui agit par hypnose est la première d’une suite de figures qui semblent montrer aux allemands qu’il n’existe qu’ un choix : le chaos ou la tyrannie. En 1922, « Nosferatu », le vampire aux longues mains effilées, incarnation du malheur et de la haine, n’est vaincu que grâce à l’ amour d’une jeune fille qui se sacrifie pour la communauté. « Mabuse le joueur » (1922) est un monstre moderne qui évolue dans le décor des maisons de jeu de l’aristocratie décadente. Possédé par le démon du crime, il est traqué par une police étrangement organisée en gang, comme dans « M. le Maudit » où elle est concurrencée dans ses méthodes par la pègre. Avec « le Cabinet des figures de cire » (1924), Ivan le Terrible et Jack l’Eventreur font leur entrée dans cet étrange guignol sanglant. A côté de  ce monde démoniaque, un personnage tout aussi inquiétant fait son apparition : le Destin. Tandis que le « Déclin de l’ Occident » d’ Oswald Spengler connaît en Allemagne un succès foudroyant, Fritz Lang nous montre dans « Les trois lumières » – ce film qui tient à la fois de la légende et du compte de fée, – le Destin lui-même sous les traits poétiques de cette Mort fatiguée. C’est le destin qui soutient la tyrannie et nul ne peut y échapper. Cette union du destin et du crime se retrouve dans les « Niebelungen » qui unissent les thèmes wagnériens et le Moyen-Age germanique, à travers la mort de Siegfried et l’effroyable vengeance de Kriemhild. Les hommes, privés de liberté ne sont plus que des jouets. L’anarchie est le plus terrible de tous les maux, et seule la force peut la vaincre.
La rue, elle aussi, devient un thème poétique dans des films comme « la Tragédie de la rue », « Asphalte ». L’Allemagne connaît une stabilisation relative et si  la rue est encore le lieu de  la misère, c’est aussi là que les vestiges du romantisme et des valeurs morales se sont réfugiés, parmi les mendiants et leurs orgues de barbarie. C’est dans la rue que naissent et meurent les révoltes. Il y a dans ses paysages une étrange beauté, une chaleur même, celle des pauvres. Mais tout finit par rentrer dans l’ordre.
Le Berlin de « l’ Opéra de quat’sous »
Pourtant une nouvelle tendance se dessine : après le monde des hallucinations à travers lesquelles on conjure sa propre angoisse, il y a la vie, celle de tous les jours, où chacun travaille et meurt. Pabst est le représentant le plus brillant de cette  » nouvelle objectivité ». Après  » la Rue sans joie », tourné en 1925,  » Un amour de Jeanne Ney », qui en est la prolongation, il se trouve à la tête d’une nouvelle école qui nous montre la paupérisation des classes moyennes en Autriche et en Allemagne et l’effondrement de leurs rêves. Les restaurants illuminés contrastent avec les taudis. Bientôt la situation se détériore
. En 1932, à Berlin, les colporteurs, les mendiants, les affamés, remplissent les rues. Les chômeurs se tournent vers Hitler. Dans les rues défilent les S.A. C’est l’univers du Berlin de Döblin avec sa « Place Alexander » où l’on reconnaît à travers ces visages faméliques, désespérés, Franz Biberkopf, le héro de Döblin qui tente en vain de rester honnête, attiré par les nazis et les communistes, incapable de s’orienter dans une histoire qu’il ne comprend plus.
Deux films admirables trahissent cette crise et ce pessimisme : « M. Le Maudit », de Fritz Lang et « L’ange bleu », de Sternberg. Pour mettre fin aux recherches policières qui menacent leurs affaires, les voleurs et les criminels décident d’arrêter un sadique qui égorge les petites filles. Le meurtrier n’a rien d’effrayant : gras, efféminé, il vole des pommes aux étalages et hante les rues, poursuivi par les mendiants. La pègre est plus sympathique que l’inefficace police bourgeoise. Elle est plus humaine aussi. « l’Ange bleu », avec l’admirable interprétation de Marlène Dietrich,  illustre l’effondrement des valeurs bourgeoises à travers ce professeur qui ruine sa carrière pour tomber amoureux d’une chanteuse de cabaret. L’ humiliation qu’elle fait subir au ridicule professeur Rath et la beauté de Marlène bouleversent l’Allemagne.
Contre ce pessimisme, certains tentent de réagir en développant une critique sociale. C’est encore Pabst qui illustre ce courant en montrant l’absurdité et la cruauté de la guerre (« Quatre de l’infanterie »), en exaltant la solidarité ouvrière (« La tragédie de la mine »). Mais ces films, admirables, qui soulignent la nécessité d’une union entre tous les prolétaires, passent dans les quartiers ouvriers de Berlin, dans des salles vides. « Ventres glacés » de Brecht, le seul film d’inspiration communiste, ne réussit pas non plus à animer ce prolétariat déçu qui se tourne vers Hitler. Dans les rues, les mendiants sont devenus plus nombreux. Ils crèvent les écrans, surgissent brusquement, hagards et tristes, dans ce monde fascinant que Pabst met en scène à partir de la pièce de Brecht « l’ Opéra de quat’sous ». La révolte s’efface. Il ne reste que la soumission, la terreur quotidienne, que vont faire régner les nazis. Et c’est Goebbels qui réalise « le Testament du Dr Mabuse » au moment où il interdit le film de Fritz Lang.
La méthode de Kracauer est parfois peu rigoureuse. En voulant traduire dans le psychologique ce qui est social et économique, il simplifie souvent les médiations entre le collectif et l’individuel. Ce qu’il importe de décrire, ce n’est pas une « âme collective », mais cette idéologie complexe des classes moyennes qui vont porter Hitler au pouvoir et dont tous ces films retracent l’histoire. Les travaux de Goldmann fourniraient assurément une méthode d’approche beaucoup plus sérieuse à ce problème. Mais, malgré ces réserves, il faut bien reconnaître que cette fresque – de Caligari à Hitler – est fascinante par sa beauté, son érudition, l’éclairage brutal qu’elle projette sur telle ou telle image. Elle nous montre qu’il est impossible de dissocier les structures esthétiques des structures mentales, sociales et politiques. Tous ces films expressionnistes et réalistes, témoins de la crise qui ravageait l’Allemagne, annonçaient quelque chose de terrifiant, une sorte d’écho de la parole de Rimbaud :  » Voici le temps des assassins. » Mais on le découvrit trop tard : l’imaginaire était devenu réel.

JEAN-MICHEL PALMIER.

Heidegger : une pensée inactuelle ?

Samedi 20 septembre 2008

Article paru dans Le Monde du 03 janvier 1974.

 041017fh1.jpg Friedrich Hölderlin
* HEIDEGGER, par René Schérer et Arion Lothar Kelkel, Seghers; 192 pages, 13,70 F.

      La pensée de Heidegger se veut résolument inactuelle. Sans disciples, sans continuateur, Heidegger est une figure solitaire, un géant que beaucoup préfèrent ignorer. Pourtant tous les travaux publiés en Europe comme aux Etats-Unis sur les pré-socratiques, la poésie, le langage, ne peuvent manquer de faire référence à ses écrits sur Kant, Hölderlin, ou Héraclite. L’essai de René Schérer et A-L Kelkel est remarquable par sa clarté et son honnêteté. Ce qui constitue son originalité, c’est ce souci de montrer comment l’inactualité de la pensée d’Heidegger – qui dit volontiers qu’on ne le lira que dans plusieurs siècles – rejoint paradoxalement certaines tendances parfaitement actuelles de la contestation.
     On a souvent remarqué aux Etats-Unis les rencontres entre Marcuse et Heidegger dans leur pessimisme face à la technique et à la modernité. René Schérer, en présentant celui qu’il nomme « dernier des philosophes », montre la convergence qui existe aujourd’hui entre la volonté de sauvegarder la nature et un certain regard que Heidegger s’efforce de restituer sur l’ univers familier. La mise en question de l’essence de la technique, l’enracinement paysan de sa pensée, ses évocations de l’hiver, de l’orage, de la neige, que certains qualifiaient, il y a quelques années, de « conservatisme agraire » ne font plus sourire aujourd’hui. En parlant de « dévastation de la terre » par la volonté technicienne de l’homme, Heidegger est-il, comme le prétend Schérer, un précurseur de tout le courant écologique? C’est un paradoxe qu’il soutient avec humour.
     Ce qui est certain, c’est que cette pensée intempestive qui s’interroge sur l’essence de l’oeuvre d’art et les poèmes de Hölderlin, qui délaisse la science pour la parole des poètes, s’inscrit dans une critique réelle de la modernité. Par-delà la gangue des commentaires, Heidegger serait-il à redécouvrir ?

JEAN-MICHEL  PALMIER

Vers la fin de la métaphysique –

Dimanche 7 septembre 2008

Article paru dans le journal « Le Monde » du 28 mai 1976

 percon002a.jpg Martin Heidegger  2070707393.jpg Etre et Temps

La mort de Martin Heidegger

« Il naquit, travailla et mourut ».dans un cours Heidegger décrivait ainsi Aristote. Cette phrase laconique n’est pas sans évoquer sa propre vie, toute entière éclipsée par une oeuvre qui compte assurément parmi les plus importantes de la philosophie allemande, la plus originale sans doute depuis Nietzsche.
L’homme lui même demeure un inconnu. Ce n’est que tardivement, dans des textes en prose poétique, comme le Chemin de campagne, l’Expérience de la pensée, qu’il se laisse aller à quelques confidences sur sa jeunesse et le milieu dont il est issu : « Quand, parfois, au coeur de la forêt, un chêne tombait sous la cognée, mon père aussitôt partait, traversant futaies et clairières ensoleillées à la recherche du stère de bois accordé à son atelier. »
Comme il a voulu être l’homme d’une seule pensée, d’une seule question que l’on suit comme une étoile, Heidegger a été aussi l’homme d’une sensibilité : celle de la Souabe, du sud de l’Allemagne, de la Forêt -Noire avec ce catholicisme rustique qui lui fait aimer Hebel et Hölderlin. On a vu dans ses métaphores paysannes un élément réactionnaire alors qu’elles s’inscrivent au plus profond des images du sol natal. Heidegger n’est jamais aussi déconcertant que lorsqu’il associe dans ses courts poèmes les questions métaphysiques à l’ hiver et au printemps qui s’emparent de la forêt, aux nuages et au vent. En intitulant l’une de ses oeuvres principales Holzwege – les Chemins qui ne mènent nulle part - il exprimait à travers ce symbole sa conception radicale de la pensée philosophique : dans un monde avide de réponses et de raccourcis, il est bon que certains hommes rappellent que les questions importent plus que les solutions, qu’il existe encore des chemins non frayés, que l’important, ce n’est pas de traverser la forêt mais de s’y enfoncer.
Sa formation philosophique – jusqu’à son doctorat, en 1913 – a pour horizon les polémiques philosophiques qui opposent en Allemagne le positivisme, la philosophie de la vie (Simmel, Dilthey) et les différentes variétés de néo-kantisme jusqu’à la naissance de la phénoménologie husserlienne. Si ce fut Lask, tué à la guerre de 14, qui l’orienta vers l’étude de la logique, Husserl exercera sur son développement la plus grande influence.
La lecture des premiers écrits de Heidegger, la Doctrine du jugement dans le psychologisme (1914) et surtout Doctrine des catégories et de la signification chez Duns Scot (1915) montre à quel point l’interrogation métaphysique de Heidegger passe par le langage. Mais au lieu de s’orienter vers l’hégélianisme et le marxisme comme beaucoup d’auteurs de sa génération – Bloch, Lukacs – Heidegger, lui, veut revenir vers les fondements mêmes de la métaphysique. Lorsqu’il succède à Husserl à la chaire de philosophie de l’université de Fribourg, beaucoup le considèrent comme le plus brillant représentant du courant phénoménologique. La parution de son oeuvre principale, l’Etre et le Temps (Sein und Zeit, 1927)- et les commentaires qu’en fera Husserl dans la marge de son exemplaire – montrent à quel point il s’en éloignait. Loin de vouloir fonder une science du monde vécu, un nouveau rationalisme, il interprétait la phénoménologie comme un chemin, une méthode conduisant vers l’ontologie fonndamentale. Pour lui, une seule question importe à travers toutes les philosophies et tous les temps : celle de l’être de l’étant à laquelle chaque penseur a tenté de donner une réponse. En distinguant l’être et l’étant, la puissance d’exister de l’existant lui – même, Heidegger soulignait la « déchéance » de toute la métaphysique occidentale qui repose sur l’oubli de cette distinction. L’Etre et le Temps montrait la nécessité de la répétition de la question de l’être qui ne cesse, pour Heidegger, de régir notre destin.
Une telle interrogation ne pouvait être conduite que par une déconstruction du champ conceptuel de la métaphysique, une critique de son langage et l’analytique du Dasein (être-là, réalité humaine) seule étant capable de s’interroger sur l’être. Heidegger esquissait par-delà toutes les anthropologies philosophiques une analytique de la finitude qui, considérant l’homme comme un être-pour-la -mort, voyait dans l’angoisse le sentiment qui, comme révélation du néant, permettrait un tel questionnement.
Heidegger parlera de l’assurance somnambulique dans laquelle son oeuvre fut reçue. En fait, son entreprise qui devait conduire, dans la seconde partie, au renversement Temps et Etre sembla impossible à mener à son terme. Le second volume, rédigé, ne fut pas publié et Heidegger finira par retirer de l’Etre et le Temps la mention « première partie ». Echec ? Prudence et impossibilité reconnue d’échapper au langage de la métaphysique qui le conduiront plus tard à méditer les présocratiques et à interroger les poètes. Les ouvrages publiés à la suite de l’Etre et le Temps : Kant et le problème de la métaphysique (1928), Qu’est-ce que la métaphysique? (1930) souligneront la complexité de sa démarche et son originalité. Les Journées de Davos, en mars 1929, marquées par le dialogue avec Ernst Cassirer, témoignent de l’ascension de Heidegger dans le monde philosophique allemand. Sa rencontre avec la politique allait malheureusement être moins glorieuse.

Le rectorat de 1933

Jusqu’alors, on ne reconnaissait guère à Heidegger d’idées politiques. En avril 1933, le professeur Von Möllendorf, membre du parti social-démocrate, démissionnait de ses fonctions et, en accord avec le sénat de l’université, demandait à Heidegger de poser sa candidature comme recteur. Heidegger hésita à jouer un rôle dans une époque aussi troublée. Il accepta cependant. Son rectorat qui durera moins de onze mois, s’achèvera sur un conflit avec le parti nazi qui exigeait de Heidegger la révocation de doyens anti-nazis qu’il avait nommés, ce qui entraînera sa démission. Conscient de l’erreur qu’il avait commise, Heidegger, qui sera tenu en suspicion par le régime, ne manquera pas, dans ses cours, d’attaquer l’ idéologie du parti. Ne pouvant quitter l’Allemagne sans autorisation, il se verra interdire la publication de plusieurs de ses livres. Vers la fin de la guerre, après une longue campagne contre lui orchestrée par Ernst Krieck, le recteur nazi de Heidelberg, il sera déclaré le professeur le moins important de l’université et envoyé casser des pierres sur les bords du Rhin.
Pourtant, il ne fait aucun doute que le ralliement de Heidegger à Hitler fut sincère. Pendant onze mois, il a cru que le destin de l’Allemagne était lié à sa politique, et en lisant les discours qu’il prononça à l’ époque, on est frappé par leur naïveté. Même son discours de rectorat « L’auto-affirmation de l’Université allemande » est d’une grande ambiguïté. A tel point qu’un de ses élèves, devenu plus tard son critique, Karl Löwitt », affirmait que, après l’avoir écouté, il ne savait pas s’il devait relire les pré-socratiques ou s’inscrire dans les S.A. Si on ne saurait minimiser l’erreur de Heidegger, il importe de souligner que son égarement politique ne peut être compris qu’à la lumière de toute l’ histoire de l’Université allemande à cette époque.
Par-delà les calomnies dont Heidegger a été victime, il convient aussi de rappeler qu’il fut sans doute le seul recteur allemand à s’opposer aux autodafés de livres hostiles au régime, aux affiches antisémites et qu’il manifesta souvent sa réprobation de tout antisémitisme, envoyant des fleurs à la femme de Husserl, lors de l’arrestation de son fils par la Gestapo… Pourtant, cet égarement politique assombrira son oeuvre et sa vie. Après la fin de la guerre, de nombreuses polémiques éclateront à ce sujet, certains voyant même dans la détermination de l’homme comme être-pour-la mort la justification des camps de concentration. L’orgueil, la pudeur, le silence obstiné de Heidegger sur son attitude de 1933 ne firent qu’accroître le malaise, qui, aujourd’hui encore, est loin d’être dissipé.
Si, avant la guerre, l’oeuvre de Heidegger n’était connue que des germanistes et de quelques spécialistes, elle acquerra dans les années 50 une réelle célébrité, surtout après la publication de l’Être et le Néant, de Sartre. L’obstacle politique était loin d’être levé : les premiers numéros des Temps modernes se feront l’écho des disputes entre critiques et défenseurs de Heidegger. La mode était alors aux philosophes de l’existence, vastes synthèses hétéroclites où l’on faisait entrer pêle-mêle Kierkegaard, Jaspers, Nietzsche et Heidegger.
Il faut bien reconnaître que l’interprétation que donnait Sartre de l’ontologie de Heidegger était plus que contestable et il faudra attendre       la publication de la Lettre sur l’humanisme, adressée à Jean Beaufret, pour que le malentendu commence à se dissiper et que l’on renonce à interroger Heidegger comme philosophe de l’existence ou comme « existentialiste ». Si  les thèmes de l’angoisse, de la finitude, de la liberté, du  choix avaient  retenu l’attention des critiques – Mounier, par exemple, – l’originalité de la démarche était loin d’ être saisie. Les traductions, encore peu nombreuses, rendaient avec beaucoup de difficulté la complexité de son vocabulaire philosophique. Lukacs, puis Adorno s’en prenaient violemment à une pensée qu’il jugeait réactionnaire.
Pourtant, l’enseignement que Heidegger donnait à Fribourg avait des répercusions de plus en plus profondes sur le développement de la philosophie européenne. En même temps on constatait que que le style d’interrogations, les questions, s’étaient considérablement modifiés. Heidegger semblait abandonner la forme rigoureuse et démonstrative de l’Etre et le Temps, et de Kant et le problème de la métaphysiquepour aborder des thèmes nouveaux : Nietzsche comme dernier penseur de la métaphysique, les pré-socratiques, l’élucidation de l’essence de la technique moderne et le dialogue avec les poètes.

De Hölderlin à Van Gogh

Dans la réponse à l’un de ses exégètes, W.J. Richarson, qui l’interrogeait sur le passage d’un « Heidegger I » àu  « Heidegger II », de l’exposé systématique à la prose poétique. Heidegger répondait qu’il y avait approfondissement et non rupture : ces commentaires des poètes étaient le prolongement des questions de l’Etre et le Temps, et cette oeuvre les justifiait tout en les préparant. Dans ses écrits se précisait ce thème de la « Kehre », du « retournement ».
Il consacrera des études de plus en plus nombreuses aux présocratiques, cherchant dans cette aurore de la pensée  occidentale une réflexion plus originale que la métaphysique, mais surtout, dans la poésie, la possibilité d’un dialogue avec la pensée, qu’il n’a cessé lui même de mener avec Hölderlin, qu’il considère comme le poète de l’essence même dans la poésie. Après ses admirables Approches d’Hölderlin, ses commentaires de Rilke, de Mörike, de Trakl, provoqueront les réactions souvent passionnées des philologues et des germanistes.
Les positions de Heidegger à l’égard de la technique, de la science, voire des sciences humaines, éveillaient les mêmes méfiances. Loin de voir dans la technique moderne l’aboutissement de l’industrie, Heidegger la comprenait comme l’ accomplissement de toute la métaphysique occidentale. Vision passéiste, pessimiste, protesteront certains, qui ne cesseront de lui reprocher son enracinement dans une sensibilité rustique, qu’ils jugent suspecte. Pourtant les commentaires qu’il donne d’Anaximandre, de Nietzsche ou simplement de la toile de Van Gogh les souliers de paysans forcent l’admiration. Qu’on accepte ou non sa problématique, il s’en dégage une force, une beauté, une profondeur, qui ne peuvent laisser indifférents.

Un héritage problématique

En dépit de son caractère volontiers intempestif, l’oeuvre de Heidegger apparaissait comme l’une des tentatives les plus radicales pour penser l’essence de la modernité, le fondement même du monde moderne, et Marcuse lui-même dira volontiers que ce qu’il y a de rigoureux dans sa pensée, il le doit à Heidegger, dont il fut l’étudiant. Alors que pour certains, la pensée de Heidegger s’effondrait dans dans un espace de théologie négative, de pathos poétique, force est bien de constater qu’il ébranle pratiquement toutes les questions fondamentales de la métaphysique. Et si, en Allemagne, il a influencé aussi bien le psychiatre Binswanger que le théologien Rudolph Bultman, on imagine mal, en France, le dernier Merleau-Ponty, Sartre lui-même, Deleuze ou Derrida sans l’apport heidegerrien qui caractérise leur oeuvre.
Pourtant les critiques à l’égard de Heidegger seront sévères. Sa fidélité à une seule question, sa limitation de la philosophie à la seule question de l’être, l’affirmation selon laquelle la tâche de la pensée future sera de dire que l’ être est, apparaissait à beaucoup comme une longue suite d’errements gratuits.
Peu d’oeuvres, en effet, ont soulevé des réactions aussi passionnelles que celle de Heidegger. Réactions qui vont de l’ hagiographie au refus le plus brutal. Parmi les obstacles qui ont sans doute empêché l’accès du public français à son oeuvre, il ne faut pas seulement énumérer l’ombre de 1933, le retard des traductions, la difficulté d’une langue philosophique qui fonde souvent l’interprétation sur l’étymologie, recourt au grec ou au moyen haut-allemand. Son dialogue avec les poètes s’intègre mal dans une conception rationaliste qui relègue habituellement la poésie dans la littérature. L’ indifférence, voire l’ hostilité qu’éveillent chez Heidegger les sciences humaines, son indifférence à l’égard du marxisme et de la psychanalyse, qu’il a néanmoins influencés (Axelos, Lacan) ont autant heurté que certaines de ses affirmations selon lesquelles seul l’appel silencieux du chemin de campagne pouvait nous préserver du danger atomique, ou que l’interprétation de tel ou tel poème de Hölderlin était l’une des tâches les plus urgentes que nous devions assumer.
De toute la tradition philosophique allemande, Heidegger est sans doute celui qui a connu l’audience la plus large – il est plus célèbre aux Etats-Unis et au Japon qu’en Allemagne même – mais aussi le seul qui n’ait laissé aucun « disciple », aucune « école ». Car il est impossible, en fait de continuer l’entreprise de Heidegger sans courir deux risques : le pastiche et la paraphrase. Nombre de  » heideggeriens » n’ y ont pas échappé. Lui-même aimait à dire qu’il n’apportait aucune doctrine mais qu’il voulait seulement « brûler de la paille sèche ». Par-là, son entreprise constitue peut-être l’une des critiques les plus radicales de toute la pensée moderne. Après lui, il est certain qu’il est impossible d’envisager les questions métaphysiques avec la même naïveté. Aussi son oeuvre agit-elle, par-delà sa beauté et sa profondeur poétique, comme une sorte d’ébranlement total du sol de nos idées : de l’esthétique à la théorie, du marxisme à la philosophie grecque. Et cela avec le même entêtement, la même fidélité à sa problématique qui lui faisait comparer le travail du penseur à celui du paysan qui,  tout l’hiver, sculpte une bûche, attentif aux formes dormant dans l’épaisseur du bois.
« Pourquoi des poètes en temps de détresse? » demandait Hölderlin. Heidegger, lui aussi, a du concevoir un tel doute en tant que philosophe.  Dans un monde où la passion de l’interrogation disparaît, il est celui qui a tenté de poser les questions les plus inactuelles. Aussi affirmait-il volontiers qu’on ne le comprendrait que dans un siècle. Lui, l’interprète de Rilke, de Trakl, de Hölderlin a trop écrit sur la mort pour que l’on songe à la sienne en d’autres termes que philosophiques. Par-delà l’émotion qu’elle suscite, elle ne clôt pas une oeuvre dont une grande partie – cours, séminaires – est en instance d’être publiée. Avec sa voix sourde, un peu rauque, son intransigeance, sa conception si élevée de la philosophie, il appartient à ceux qui se refusant à la positivité d’une doctrine, s’efforcent de nous faire acquérir un nouveau regard sur le monde.
Avec Heidegger ne disparaît pas seulement le plus grand philosophe allemand : il était, peut-être, sans que nous y ayons pris garde, le dernier.

Jean-Michel Palmier
 

REPÈRES

Né le 26 septembre 1889 à Messkirch, en Forêt-Noire, dans le Bade-Wurtemberg, Martin Heidegger a passé presque toute sa vie dans son pays natal.
Après des études secondaires au collège de  jésuites de Constance et au collège de Fribourg-en-Brigsau, il entre en 1909, à l’ université de Fribourg, où il poursuit des études de théologie dans l’intention de devenir prêtre. Abandonnant ce projet, il se consacre  quelque temps aux mathématiques et aux sciences naturelles, et, finalement, à la philosophie, influencé par les travaux de Franz Brentano sur l’ontologie aristotélicienne.
Réformé pour des raisons de santé, il poursuit ses études à Fribourg pendant la première guerre mondiale et publie en 1916, sa thèse sur la doctrine des catégories et la signification chez Duns Scot, qui lui vaut un poste de « Privatdozent ».
Cette même année, Edmund Husserl est nommé à la chaire de philosophie de cette université, et Heidegger va devenir, de 1920 à 1923, son assistant. En 1917, il a épousé Mlle Elfride Petri, dont il aura deux enfants.
Nommé, en 1923, professeur à l’université de Marburg, il commence une série de conférences qui aboutiront à la rédaction de l’Etre et le Temps, publié en 1927.
En 1928, il succède à Husserl à l’université de Fribourg, que désormais il ne quittera plus. Il publie alors, outre de nombreux articles, Qu’est-ce que la métaphysique? (1928), ainsi que Kant et le problème de la métaphysique (1930).
En avril 1933, peu après l’arrivée de Hitler au pouvoir, Heidegger est élu recteur de l’université de Fribourg.
Pendant une courte période, il manifeste publiquement son soutien au régime national-socialiste par des discours et des articles qui lui seront longtemps reprochés. En 1934, il démissionne de son poste de recteur et se retire de la vie publique et politique. Il publie en 1936, Hölderlin et l’essence de la poésie.
En 1945, un tribunal spécial juge qu’il fut « sympathisant » nazi, mais non activiste. Il reprend ses cours, et écrit, en 1947, à l’intention de Jean Beaufret, la lettre sur l’humanisme. Nommé professeur émérite en 1952, il vit retiré à Todtnauberg, tout en faisant régulièrement des conférences à Fribourg. Il publie successivement Chemins qui ne mènent nulle part (1950), Introduction à la métaphysique (1953), Qu’appelle-t-on penser (1954), Qu’est-ce que la philosophie? (1956), Identité et différence (1957).
Sa retraite en 1957, ne l’empêche nullement de poursuivre ses leçons et conférences, et il anime encore en 1966 – 1967 un séminaire sur Héraclite avec Eugen Fink.
Parmi les nombreux volumes de cette dernière période, il faut signaler particulièrement En chemin avec le langage (1959), Nietzsche ( 2 volumes, 1961) La question de la chose (1962), le cours sur Schelling, etc.
La publication des oeuvres complètes de Martin Heidegger, qui comprendront plus de quatre-vingts volumes, a commencé cette année chez l’éditeur allemand Klostermann.

 

Gramsci sort du purgatoire

Dimanche 7 septembre 2008

gramsci.jpg Antonio Gramsci        58fc2.jpg   Pour Gramsci        lettresdeprisonl20.jpgLettres de prison

Article publié dans le journal  » Le Monde «  du 22 mars 1974.

Le purgatoire est terminé. Tous ceux qui regrettaient le demi-silence entretenu en France sur l’oeuvre du dirigeant communiste italien Antonio Gramsci, auquel on doit une contribution considérable au marxisme contemporain, marqueront 1974 d’une pierre blanche. Celle -ci sera une véritable « année Gramsci » : Les oeuvres complètes vont en effet commencer de paraître au moment où s’amorcent de véritables études gramsciennes dans notre pays.

Outre Lire Gramsci, de Dominique Grisoni et Robert Maggiori, aux éditions universitaires, dont nous avons rendu compte dans Le Monde su 29 novembre 1973, et le Pour Gramsci de Maria - Antonietta Macchiocchi, dont J-M. Palmier rend compte ici, sont annoncés pour avril les Notes sur Gramsci, d’ALfonso Léonetti  (E.D.I.), vieux compagnon du leader communiste italien du  temps de l’Ordine Nuovo et des conseils d’usine de Turin, et un Gramsci et la question religieuse d’ Hugues Portelli (Editions Anthropos).

Enfin, la revue Dialectiques lui consacre un numéro spécial (N° 4-5, mars 1974) autour de trois thèmes principaux : l ‘Etat et l’hégémonie, l’ art et la culture, la révolution et la démocratie.

Le livre militant de M. A. Macciocchi

Depuis ses  » Lettres de l’intérieur du parti » (1) et surtout « De la Chine » (2)  Maria – Antonietta Macchiocchi n’a cessé de provoquer, par ses prises de position, les réactions les plus vives. Son livre sur la Chine fut refusé à la vente officielle de la fête de l »Humanité », son cours sur Gramsci à l’ Université de Paris VIII (Vincennes) faillit être interdit par la Ministre de l’intérieur, et l’on peut prévoir que de nombreuses phrases de son « Pour Gramsci », comme celle-ci : « il y a un cadavre dans le placard et ce cadavre c’est la théorie marxiste elle-même comme pratique révolutionnaire », feront grincer des dents. Cette militante italienne a choisi de devenir la mauvaise conscience du marxisme établi, qu’il s’agisse des partis communistes  ou des professeurs gauchistes qui enseignent à l’ université. On retrouvera dans son étude sur Gramsci (3), la foi, l’enthousiasme et la richesse d’analyse qui caractérisaient ses précédents ouvrages.

Parler de Gramsci pour Maria – Antonietta Macchiocchi, c’est d’abord éclaircir un mystère et briser une conspiration du silence. Aujourd’hui encore, de tous les théoriciens marxistes, il est le moins connu. Sa vie elle même s’est dissoute dans la légende. Pendant longtemps, on a tout ignoré de cet homme, véritable plaie vivante, dont la lente agonie a commencé dans les prisons de Mussolini; cet homme solitaire, abandonné des siens, depuis qu’il avait manifesté officiellemnt en 1935 son désaccord avec Staline. Même en Italie,  Gramsci est resté longtemps un inconnu. La figure du martyr avait recouvert celle du militant. Il a fallu briser le « tandem de fer Togliatti-Gramsci » pour que s’éclairent les relations avec le parti communiste italien, et que son oeuvre devienne, entre 1957 et 1967, objet d’étude théorique. En France, en dehors d’un volume d’écrits paru aux Editions sociales et des « Lettres de prison », peu de textes de Gramsci sont accessibles (4).

Souvent, les historiens se sont emparés de quelques – uns de ses concepts sans souci d’en montrer le lien avec l’ensemble de son oeuvre, et les disciples d’Althusser, qui ont pourtant retenu ses analyses dans leur conception des « appareils idéologiques d’Etat », l’ont finalement relégué dans le marécage « idéaliste », « historiciste », « humaniste », aux côtés de Lukacs, Korsch et Marcuse. Pourtant son étonnante figure ne cesse de fasciner.

Maria – Antonietta Macchiocchi n’hésite pas à attaquer les interprètes de Gramsci – ceux qui l’ont relégué au musée de l’histoire comme ceux qui en ont fait un de leurs précurseurs – pour montrer qu’il est l’héritier directe de Lénine, le seul qui nous permette peut-être aujourd’hui d’élaborer une théorie révolutionnaire à la mesure des pays capitalistes et de comprendre des phénomènes aussi importants que le schisme sino-soviétique, la révolution culturelle chinoise et la pensée de Mao Tse-Toung. Ce livre est la plus importante étude sur Gramsci publiée jusqu’ à ce jour. C’est non seulement le théoricien qui ressucite, c’est un « Gramsci vivant », c’est le révolutionnaire, l’homme.

Ni Staline, ni Trotski

Si Gramsci n’a cessé d’être suspecté d’hérésie, c’est avant tout parce qu’il a été un « critique de gauche du stalinisme », le premier peut-être à mettre en question les rapports entre le parti et les masses, la démocratie et la hiérarchie politique.

Dès ses premiers articles,  sur la révolution d’Octobre, Gramsci s’oppose à toute conception mécaniste de la révolution. Même « le Capital » n’est pas un dogme et doit être sans cesse confronté au développement de l’ économie capitaliste. Historicisme ? Certitude au contraire que Marx « n’est pas un pasteur armé de sa houlette » et que marxiste « est un adjectif usé comme une monnaie passée par trop de mains ». Depuis l’expérience des conseils d’usine de Turin, Gramsci n’ a cessé de critiquer le réformisme syndical pour aboutir, en 1921, à la création du P.C.I. La période qu’inaugure « Ordine Nuovo » est celle du contact direct avec les masses et de sa collaboration la plus étroite avec Togliatti. Dès cette époque, rejoignant Lénine, il pose la nécessité d’une « révolution par le bas ». Le déferlement du fascisme italien lui permet d’approfondir le rôle politique joué par la petite bourgeoisie et d’élaborer une stratégie révolutionnaire à l’échelle des pays industrialisés, la France jouant dans sa pensée le rôle que l’Angleterre joua dans celle de Marx et Engels. S’il maintient vivant l’héritage de Lénine, il s’oppose aussi bien à Staline qu’à Trotski, dont il critique sévèrement l »utopisme » et le « formalisme littéraire ».

De nombreux testes de Gramsci sont consacrés à l’approfondissement de l’alliance entre la classe ouvrière et la paysannerie. Partant de la « Question méridionale », en Italie, Gramsci montre l’origine du silence politique du Sud et ses analyses sur le rapport ville-campagne sont toujours d’une extrême pertinence. Des concepts comme ceux d’hégémonie du prolétariat, de bloc historique, ne concernent pas que la question italienne. Ils élaborent une stratégie révolutionnaire qui tente d’ éviter les écueils du parlementarisme et de la démagogie. Maria - Antonietta Macchiocchi éclaire non seulement le contexte économique de tant de discussions théoriques chez Gramsci mais ébauche des parallèles avec la Chine et l’URSS, qui sont du plus grand intérêt.

L’ analyse approfondie qu’elle consacre au rôle des intellectuels selon Gramsci, question qu’il fut le seul à étudier avec tant d’ampleur, est sans doute l’un des chapîtres les plus riches de son ouvrage. Pour Gramsci, l’intellectuel ne saurait être autonome par rapport au groupe dominant. Opposant à « l ‘intellectuel traditionnel », « l’ intellectuel organique » dont le rapport à la classe ouvrière est « source d’une pensée commune », Gramsci a été amené à prendre position sur les questions les plus actuelles  et les plus importantes que pose la relation de l’intellectuel au parti et à la classe ouvrière, ou celles que soulève la création artistique.

Entre l’étude proprement dite et le recueil de textes de Gramsci qui constituent les deux volets de cet essai prend place un post-scriptum « Paris – Cambridge – Paris » ou M-A Macchiocchi restitue les étapes de sa recherche. On la voit écrire dans son studio du boulevard Saint-Germain, on la suit à Cambridge lorsqu’ elle rencontre ce célèbre professeur, dernier ami vivant de Gramsci, et qui, terrorisé par ses questions, a oublié jusqu’à la date de naissance de celui dont elle recherche toutes les traces.  » Les amis meurent, ils ne naissent pas » s’excuse-t-il. Enfin, elle évoque ce que fut son expérience d’enseignante de sociologie à Vincennes.

Regards sur la Chine

De nombreux historiens du marxisme etde Gramsci seront prêts à reconnaître l’importance et l’intérêt des questions soulevées par Maria - Antonietta Macchiocchi, mais les rapprochements qu’elle effectue entre la pensée de Gramsci et celle de Mao Tse-Toung éveilleront, sans nul doute, bien des réserves. C’est dans ces rapprochements, souvent inattendus, que réside le caractère le plus provoquant et le plus passionné de son livre. Mais les analogies qu’elle établit entre la conception de l »intellectuel organique » et la révolution culturelle donnent à réfléchir, même si elles ne sont pas toujours absolument convaincantes. Agressif, violent, chaleureux, ce livre, presqu’inclassable, qui prétend témoigner de ce que peut être un marxisme vivant, aussi éloigné du sectarisme que du gauchisme infantile, ne peut que séduire et irriter. Il réalise parfaitement son propos : c’est un livre militant.

Jean-Michel Palmier 

 (1) Maspéro, 1970 – (2) Le Seuil, 1971 – (3) Pour Gramsci. Le Seuil. 429 p., 39 F. (4) Gallimard annonce une édition complète de ses écrits.

VERS LES  »OEUVRES COMPLETES »

La mise au point de l’édition française des « Oeuvres complètes » a été confiée par Gallimard à Robert Paris, diplômé d’études supérieures de philosophie et docteur en histoire contemporaine. Elle comprendra d’abord trois volumes d’ »écrits politiques », dont le premier paraîtra au mois de juin, ou au mois de septembre, au plus tard. Suivront trois à quatre volumes consacrés aux « Cahiers de prison » c’est à dire aux notes philosophiques et politiques accumulées par Antonio Gramsci tout au long de ses onze années d’incarcération dans les prisons mussoliniennes jusqu’à sa mort en 1937.La traduction des  » Cahiers » ne suivra pas la première édition italienne, qui avait regroupé par grandes séries thématiques les notes prises au jour le jour au hasard des lectures qui les alimentaient. Elle reproduira au contraire, comme la deuxième édition italienne en cours, l’ordre originel. Elle respecte ainsi ce que Jacques Texier, auteur d’un livre pionnier et toujours indispensable sur le philosophe italien, appelait  » l’aspect pascalien » de la réflexion de Gramsci.Le texte français est établi directement à partir des manuscrits. Il faut, d’autre part, noter la véritable floraison d’ouvrages consacrés à Antonio Gramsci, à sa pensée, à son rôle.