Horkheimer et les infortunes de la raison

 Article paru dans Le Monde du 25 octobre 1974

 horkheimermax.jpg   Max Horkheimer 

S’il est un thème constant dans l’oeuvre de Horkheimer, c’est bien cette étude minutieuse, impitoyable et sans cesse approfondie de la rationalité occidentale, de sa naissance et de son déclin. Les quatre livres récemment traduits en français : la Dialectique de la raison (1944), Éclipse de la raison (1947), Les Débuts de la philosophie bourgeoise de l’histoire (1970), Théorie traditionnelle et Théorie critique (1970) semblent ne former qu’un seul et même ouvrage dont l’objet serait à la fois l’archéologie de la rationalité, l’inventaire de ses formes et de ses perversions.
Pour comprendre le sens profond de cette interrogation, il convient de la replacer dans le contexte historique où elle prit naissance : la flambée d’irrationalisme qui,  en Allemagne, prépara et accompagna la montée du nazisme, avec la philosophie de la vie (Dilthey, Simmel, Spengler), le néo-romantisme de Klages, l’aristocratisme mystique de Stefan George. En un mot, la haine de l’ hégélianisme, de la pensée dialectique et du matérialisme, conçus comme autant d’obstacles au développement de la vision nationale-socialiste. C’est cette conscience du danger historique que faisait courir l’irrationalisme à l’Europe tout entière qui explique la genèse commune d’oeuvres telles que cette Dialectique de la Raison, écrite en collaboration avec Adorno, Raison et Révolution de Herbert Marcuse et la Destruction de la Raison de Georg Lukacs.

L’héritage des Lumières

La Révolution française et l’ Aufklärung ont entraîné en Allemagne comme en France la découverte de la rationalité. Non pas de cette raison instrumentale cartésienne qui propose la domination de la nature, mais celle qui s’efforce d’organiser le monde selon les principes du progrès et de la liberté. La dialectique qui oppose le bohème au philosophe dans le Neveu de Rameau de Diderot n’est rien d’autre que la découverte de la puissance de l’esprit du négatif dévoilant le néant de toute réalité qui se prétend éternelle. L’histoire occidentale n’est pour Horkheimer qu’une gigantesque lutte entre la Raison et le Mythe qui d’Homère à Spengler, ne cessent de s’affronter. Que cette rationalité historique trouve son origine dans la philosophie bourgeoise, Horkheimer ne le nie aucunement. Mais il ne cesse d’affirmer qu’elle est inséparable de la liberté. Dès que l’on tente de bannir la raison de l’histoire, celle-ci se met à charrier des cadavres.
Toute abolition de la rationalité conduit au totalitarisme. C’est la thèse centrale que ne cesse d’illustrer Horkheimer. Combattre la raison au nom de la nature et du mythe est un leurre : la glorification de la nature chez Sade ne conduit qu’au déchaînement du petit-bourgeois criminel. Tous les exemples cités concourent vers un même but : montrer que l’autodestruction de la rationalité est le prélude à la barbarie.
Mais il ne saurait être question d’opposer à l’irrationalisme n’importe qu’elle sorte de « rationalité ». Si celle-ci est inséparable de la liberté, il existe toutes sortes de perversions de la raison aussi dangereuses que l’irrationalisme : la raison d’Etat, la raison scientifique, la raison technologique sont également nuisibles. Bien plus, elles recourrent aux mêmes mythes. Trop souvent on a sacrifié la liberté individuelle et fait de l’utopie une puissance aliénante.

Le « pouvoir des gangsters »

Aussi Horkheimer insiste-t-il sur ce qui sépare la raison bourgeoise de la raison dialectique, la théorie traditionnelle et le théorie critique. Si la rationalité dégénère, il faut la combattre à son tour. Dès qu’elle perd sa dimension dialectique, ce n’est qu’un masque hypocrite qui dissimule à peine les force d’oppression et de domination qui s’en sont emparées.Hostile à tout dogmatisme, Horkheimer ne peut que constater que l’irrationalisme a conduit au fascisme, que la raison bourgeoise sert de support au capitalisme, que la raison dialectique a dégénéré dans le stalinisme. C’est ce qui explique le pessimisme qui marque souvent ses derniers écrits. Comme Marcuse, il reconnaît la facilité avec laquelle le négatif se change en positif, c’est à dire en aliénation.
Les premières analyses qu’il proposait s’appuyaient sur la croyance en l’imminence d’une révolution dans les pays capitalistes et sur la foi dans le marxisme. Les dernières semblent marquer la faillite de toutes les entreprises critiques y compris de la contestation dans laquelle-contrairement à Marcuse et Adorno – il ne semble placer que bien peu d’espoir. Horkheimer constate que la technologie est devenue une puissance aliénante, que la démocratie n’existe nulle part, que le progrès est l’idéologie de la bourgeoisie réactionnaire.
Y-a-t-il même une différence essentielle entre nos démocraties et le fascisme? Il n’en est pas certain :  » Ce ne sont pas des gangsters, qui, pénétrant par effraction eurent l’audace de s’approprier le pouvoir sur la société en Allemagne, mais c’est le pouvoir social qui est sorti de son propre principe économique pour passer du côté du pouvoir des gangsters ». On aura beau montrer à tous les images de la barbarie hitlériene, cela n’empéchera pas le développement du fascisme quotidien: « Jamais les dupes n’ont accepté avec autant de foi qu’aujourd’hui, comme des arrêts sur-humains, les forces de la répression, car chacun parle de la rénovation de la société ». Ce n’est pas seulement la raison dialectique qui est en miettes, c’est l’individu et, comme l’affirme Adorno, « l’ idée qu’il est en train d’être liquidé est encore trop optimiste ». En lisant aujoud’hui ces ouvrages, pendant si longtemps occultés, on découvre ce que peut signifier la force de la pensée dialectique, même dans ses accents les plus désespérés. Réhabilités dans leurs universités, couverts de gloire, les théoriciens de l’ Ecole de Francfort n’ont jamais oublié qu’ils avaient été des gibiers de camps de concentration. Dans un monde où s’épanouissent les pseudo-théories philosophiques et politiques, leur lecture est une entreprise salutaire.

Jean-Michel Palmier.

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