Article paru dans Le Monde du 25 octobre 1974
Du concept à la contestation : l’école de Francfort
Adorno et l’esthétique
Bien que laissée inachevée, la Théorie esthétique(1), dernier livre d’Adorno, paru peu de temps après sa mort, peut être considérée comme l’aboutissement de sa pensée philosophique, sociologique et esthétique. Pourtant l’ouvrage à de nombreux égards, demeure fragmentaire. Loin d’être un manque, cette incomplétude exprime plus essentiellement la haine que nourrissait Adorno à l’égard de tous les systèmes.
Pour lui, la théorie esthétique, doit s’efforcer de comprendre ce que signifie l’art aujourd’ hui dans un monde dominé par l’administration et l’industrie culturelle. Elle doit mettre en question l’art lui-même et accepter la possibilité de sa disparition. Devenu marchandise et support de l’idéologie dominante (malgré les tentatives les plus audacieuses des avant-gardes), l’art s’est progressivement intégré à la société. Art, art brut, anti-art, finissent toujours au musée. L’approche critique doit se méfier de tous les concepts reçus dans le domaine de l’esthétique. Kant et Hegel ont consumé la rupture entre l’art et la réalité. Mais on ne s’est libéré de l’esthétique normative, de l’idéal de la beauté absolue que pour tomber dans les pièges d’une esthétique marxiste, souvent aussi stérile, qui confond « art révolutionnaire » et « art de propagande », qui oppose aux vieilles notions bourgeoises celles de « forme », de « contenu », de »réalisme »et de « formalisme ». Même Lukacs a succombé à ses pièges et une grande partie de la Théorie esthétique est une critique directe des travaux du philosophe hongrois. Adorno est d’ailleurs tout aussi sévère l’égard de l’approche psychanalytique, à laquelle il reproche de nous renseigner sur le créateur et finalement très peu sur l’oeuvre.
Art et administration
Mais l’oeuvre d’art fait malgré tout éclater le système qui prétend l’intégrer. Il n’y a pas de mort de l’art, il n’y a pas non plus de décadence. Hegel, Nietzsche et Wagner se rejoignent dans les mêmes erreurs. L’oeuvre d’art est un produit social. Elle est faite par des hommes et tournée vers eux. Si l’art échappe toujours à à l’intégration totale, c’est que toute création est une négation. La fonction culturelle a disparu aujourd’hui, de même que son « aura », comme le soulignait encore Benjamin dans son remarquable essai sur « l’Oeuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique ». Loin de le déplorer Adorno montre que l’ opposition entre l’aura et la technique de l’oeuvre est un faux dilemme. Il ne faut pas regarder vers le passé, mais créer un art à la hauteur du futur.
Menacé par la mode et le modernisme, l’art contemporain remplit donc toujours une fonction essentielle. Conscience malheureuse d’un monde aliéné, il est le témoignage de la souffrance, de la révolte et du désir.
Notre propre visage
Tant que l’homme n’est pas libéré, l’art s’inscrit dans les superstructures idéologiques et ne semble exister que comme symbole de la négativité ou comme production marchande quand il est officialisé. Mais, même lorsqu’il s’exprime avec les détritus du capitalisme, le langage qu’il parle est celui de l’imaginaire et de la libération. » Depuis l’éveil de la conscience à la liberté, il n’y a pas d’oeuvre véritable qui ne révèle pas le contenu archétypal de la négation de l’aliénation« , écrit Marcuse, et Adorno voit dans l’oeuvre d’art une promesse de bonheur qui se brise sans cesse.
Aussi la théorie esthétique d’Adorno marque-t-elle la fin (non pas l’achèvement, au sens hégélien, mais bien l’effondrement) de tous les systèmes esthétiques. La dialectique qui s’ouvre avec l’art ne trouve son terme que dans le renversement de la société d’exploitation. Loin de vouloir proposer une nouvelle grille d’interprétation, Adorno veut nous ouvrir les yeux sur le tissu contradictoire de l’oeuvre d’art et du monde dans lequel nous vivons. L’art nous renvoie notre propre visage, celui de la tristesse et de la destruction. Mais il faut lire à travers ses formes muettes la révolte qu’il chante. Loin de nous livrer une vérité absolue, un message, l’oeuvre d’art est l’expression de notre histoire, de notre travail et de nos illusions.
« Peut-on encore écrire des poèmes après Auschwitz ? »demande Adorno dans la Dialectique négative. Nelly Sachs lui répond par ces vers de Dans les demeures de la mort :
O doigts
Vous qui avez vidé le sable
des chaussures des morts,
Dès demain votre poussière sera
Dans les souliers des hommes à venir.
Jean-Michel Palmier
(1) La traduction française, due à Marc Jimenez, est actuellement sous presse. Elle devrait paraître fin novembre, aux éditons Klincsieck
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