Archive pour juin 2008

LUCIEN GOLDMANN, SOCIOLOGUE DE LA LITTERATURE.

Dimanche 22 juin 2008

 Article publié dans Le Monde des Livres en 1974

834587765l.jpgLucien Goldmann  lukacs.jpg Georg Lukacs

* LUCIEN GOLDMANN ET LA SOCIOLOGIE DE LA LITTÉRATURE
Volume collectif publié par l’Institut de sociologie de l’Université de Bruxelles.
365 pages, 500 FB.

L es premières démarches de Lucien Goldmann soulevèrent de nombreuses critiques. Elles heurtaient le préjugé selon
lequel le marxisme  n’avait rien à apporter à l’étude des auteurs classiques tels Pascal et Racine. Aujourd’hui, elles
constituent un des acquis théoriques important de la critiques moderne Les écrits de Goldmann, notamment ses ouvrages
 posthumes,  Marxisme et sciences humaines, Structures mentales et créations culturelles, Lukacs et Heidegger, qui laissaient présager des orientations nouvelles, sont devenus de véritables « classiques » du marxisme. Aussi les articles  qui lui sont consacrés se multiplient-ils. Alors que les éditions Anthropos s’apprêtent à publier un recueil d’ études consacrées à sa pensée, l’institut de sociologie  de l’université de Bruxelles, auquel il collabora activement, publie un volume dont il faut souligner le sérieux et la nouveauté.

Ceux qui ont tenu à rendre hommage au penseur marxiste ont été ses élèves, ses amis, ses collaborateurs, ses compagnons
de lutte. Parmi les témoignages les plus émouvants : Jean Piaget, qui nous rappelle son étonnement devant ce jeune étudiant roumain qui voyait dans ses travaux d’épistémologie génétique l’un des plus radicaux développements de la pensée dialectique ; Herbert Marcuse, qui souligne la chaleur du personnage et la valeur de ses interprétations littéraires.

 Plusieurs études précisent la méthodologie de Goldmann ou la prolongent. D’autres s’attachent à l’aspect politique de ses oeuvres : J. Leenhard à propos de Marxisme et sciences humaines; E. Esaer qui s’efforce de décrire l’ évolution des concepts lukacsiens dans les écrits de Goldmann.

Si les écrits esthétiques du jeune Lukacs – l’ Ame et les formes, la Théorie du roman - et son oeuvre plus tard si violemment critiquée, Histoire et conscience de classeont été connus en France grâce aux efforts de Goldmann, il s’en faut de beaucoup que l’on puisse le considérer comme un disciple orthodoxe du philosophe hongrois. Non seulement Goldmann s’est inspiré des écrits de jeunesse que Lukacs a reniés, mais il a  manifesté les plus grandes réserves – à tort ou à raison – à l’ égard des écrits plus tardifs. Aussi ne saurait-on confondre l’esthétique de Goldmann et celle de Lukacs.

Même si l’on peut regretter que Goldmann ne se soi pas plus intéressé aux polémiques qui  opposèrent Lukacs, Brecht, et Ernst Bloch, ou encore Lukacs et Anna Seghers sur le réalisme, même s’il est dommage qu’il n’ ait pas pris position avec plus de précision sur les derniers écrits esthétiques de Georg Lukacs, il faut reconnaître que son interprétation est toujours fascinante. On redécouvre l’oeuvre de Jean Genet et d’Alain Robbe-Grillet après avoir lu les essais qu’il leur a consacrés. Nul n’est parvenu, avec autant de maîtrise, à en dégager la vision du monde et les implications politiques.

Aussi éloigné de l’utopie que du désespoir, Lucien Goldmann fut l’un de ceux qui virent dans l’analyse des oeuvres littéraires un moyen de déceler les symptômes de la barbarie croissante et qui, avec autant de courage que de lucidité, s’efforcèrent, comme le rappelle Herbert Marcuse  » de ne pas perdre le sourire de la connaissance et l’espoir – la foi dans la libération ».

JEAN-MICHEL PALMIER.

 

 

 

Joseph Gabel : Idéologies.

Samedi 21 juin 2008

Article paru dans Le Monde en 1974
* Joseph Gabel : Idéologies.
Éditions Anthropos, 358 pages. 50 F.

 gbl.jpg Joseph Gabel

      Les travaux de Joseph Gabel constituent,un des apports les plus féconds à la critique marxiste de l’ idéologie. La Fausse Conscience (1) et la Sociologie de l’ aliénation(2) jetait un pont entre deux domaines aussi différents que le marxisme et la psychopathologie. Venu de la psychiatrie à la sociologie, Gabel montrait qu’il était possible d’analyser la pensée idéologique comme une sorte de délire, présentant les caractéristiques de la schizophrénie.
      Dans son nouveau livre, Gabel entreprend l’analyse de différents courants idéologiques. Il y découvre le même processus de réification. Il isole ces manifestations idéologiques comme un chirurgien isole une tumeur, et les interprète comme des symptômes. Il montre comment, de la vie politique à la vie quotidienne, on ne cesse de se débattre dans les fils presque invisibles de l’idéologie. Un livre, riche d’aperçus, qui s’efforce de renouveler la pensée dialectique. – J.-M. P.

(1) Éditions de Minuit, 1962.
(2) P.U.F.; 1970.

HABERMAS : un continuateur de l’Ecole de Francfort ?

Samedi 21 juin 2008

Article paru dans Le Monde en 1974

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Jürgen HABERMAS

* PROFILS PHILOSOPHIQUES ET POLITIQUES, de Jürgen Habermas.
Traduit de l’allemand par F. Dastur, J-R Ladmiral et M-B de Launay.
Gallimard, 292 p.; 41 F.

UNE thèse aujourd’hui assez répandue présente en Jürgen Habermas l’ héritier et le continuateur de l’ École de Francfort. Une telle affirmation repose sur le fait qu’il a été l’ élève, puis le collègue de Théodor Adorno, non sur une étude précise de son oeuvre. Sur le plan théorique, cette affirmation est déjà loin d’être évidente. Sur le plan politique, elle est erronée. Dès 1968, en effet, des divergences profondes, apparues entre Habermas, Adorno et Horkheimer, ne permettaient plus de le considérer comme  le continuateur d’un mouvement vis à vis duquel il prenait officiellement se distances. Ses démêlés avec la contestation étudiante pour laquelle il créa cette expression tristement célèbre de « fascisme de gauche » montre qu’il ne saurait en aucun cas être identifié à des penseurs qui ont formé les armes théoriques de cette contestation.

     La Technique et la science comme idéologie, récemment parue en français, était loin de prouver l’originalité de Habermas. Profils philosophiques et politiqueséveille encore plus de méfiance. Le recueil d’articles de circonstances, parus dans les journaux allemands, est aussi pauvre que la conception qu’il propose du rapport de la philosophie à la politique. Les études qu’il consacre à Heidegger sont superficielles et n’atteignent pas la méchanceté incisive du Jargon de l’authenticitéd’Adorno. L’introduction au volume d’anti-hommages offert à Marcuse pour son soixante  dixième anniversaire n’est guère meilleure et les essais consacrés à Ernst Bloch et Théodor Adorno ne mettent guère en relief la prodigieuse richesse de leurs oeuvres.

     On peut donc s’interroger sur l’ intérêt de la traduction (d’ailleurs excellente) d’un tel volume.

JEAN-MICHEL PALMIER.

Horkheimer et les infortunes de la raison

Dimanche 8 juin 2008

 Article paru dans Le Monde du 25 octobre 1974

 horkheimermax.jpg   Max Horkheimer 

S’il est un thème constant dans l’oeuvre de Horkheimer, c’est bien cette étude minutieuse, impitoyable et sans cesse approfondie de la rationalité occidentale, de sa naissance et de son déclin. Les quatre livres récemment traduits en français : la Dialectique de la raison (1944), Éclipse de la raison (1947), Les Débuts de la philosophie bourgeoise de l’histoire (1970), Théorie traditionnelle et Théorie critique (1970) semblent ne former qu’un seul et même ouvrage dont l’objet serait à la fois l’archéologie de la rationalité, l’inventaire de ses formes et de ses perversions.
Pour comprendre le sens profond de cette interrogation, il convient de la replacer dans le contexte historique où elle prit naissance : la flambée d’irrationalisme qui,  en Allemagne, prépara et accompagna la montée du nazisme, avec la philosophie de la vie (Dilthey, Simmel, Spengler), le néo-romantisme de Klages, l’aristocratisme mystique de Stefan George. En un mot, la haine de l’ hégélianisme, de la pensée dialectique et du matérialisme, conçus comme autant d’obstacles au développement de la vision nationale-socialiste. C’est cette conscience du danger historique que faisait courir l’irrationalisme à l’Europe tout entière qui explique la genèse commune d’oeuvres telles que cette Dialectique de la Raison, écrite en collaboration avec Adorno, Raison et Révolution de Herbert Marcuse et la Destruction de la Raison de Georg Lukacs.

L’héritage des Lumières

La Révolution française et l’ Aufklärung ont entraîné en Allemagne comme en France la découverte de la rationalité. Non pas de cette raison instrumentale cartésienne qui propose la domination de la nature, mais celle qui s’efforce d’organiser le monde selon les principes du progrès et de la liberté. La dialectique qui oppose le bohème au philosophe dans le Neveu de Rameau de Diderot n’est rien d’autre que la découverte de la puissance de l’esprit du négatif dévoilant le néant de toute réalité qui se prétend éternelle. L’histoire occidentale n’est pour Horkheimer qu’une gigantesque lutte entre la Raison et le Mythe qui d’Homère à Spengler, ne cessent de s’affronter. Que cette rationalité historique trouve son origine dans la philosophie bourgeoise, Horkheimer ne le nie aucunement. Mais il ne cesse d’affirmer qu’elle est inséparable de la liberté. Dès que l’on tente de bannir la raison de l’histoire, celle-ci se met à charrier des cadavres.
Toute abolition de la rationalité conduit au totalitarisme. C’est la thèse centrale que ne cesse d’illustrer Horkheimer. Combattre la raison au nom de la nature et du mythe est un leurre : la glorification de la nature chez Sade ne conduit qu’au déchaînement du petit-bourgeois criminel. Tous les exemples cités concourent vers un même but : montrer que l’autodestruction de la rationalité est le prélude à la barbarie.
Mais il ne saurait être question d’opposer à l’irrationalisme n’importe qu’elle sorte de « rationalité ». Si celle-ci est inséparable de la liberté, il existe toutes sortes de perversions de la raison aussi dangereuses que l’irrationalisme : la raison d’Etat, la raison scientifique, la raison technologique sont également nuisibles. Bien plus, elles recourrent aux mêmes mythes. Trop souvent on a sacrifié la liberté individuelle et fait de l’utopie une puissance aliénante.

Le « pouvoir des gangsters »

Aussi Horkheimer insiste-t-il sur ce qui sépare la raison bourgeoise de la raison dialectique, la théorie traditionnelle et le théorie critique. Si la rationalité dégénère, il faut la combattre à son tour. Dès qu’elle perd sa dimension dialectique, ce n’est qu’un masque hypocrite qui dissimule à peine les force d’oppression et de domination qui s’en sont emparées.Hostile à tout dogmatisme, Horkheimer ne peut que constater que l’irrationalisme a conduit au fascisme, que la raison bourgeoise sert de support au capitalisme, que la raison dialectique a dégénéré dans le stalinisme. C’est ce qui explique le pessimisme qui marque souvent ses derniers écrits. Comme Marcuse, il reconnaît la facilité avec laquelle le négatif se change en positif, c’est à dire en aliénation.
Les premières analyses qu’il proposait s’appuyaient sur la croyance en l’imminence d’une révolution dans les pays capitalistes et sur la foi dans le marxisme. Les dernières semblent marquer la faillite de toutes les entreprises critiques y compris de la contestation dans laquelle-contrairement à Marcuse et Adorno – il ne semble placer que bien peu d’espoir. Horkheimer constate que la technologie est devenue une puissance aliénante, que la démocratie n’existe nulle part, que le progrès est l’idéologie de la bourgeoisie réactionnaire.
Y-a-t-il même une différence essentielle entre nos démocraties et le fascisme? Il n’en est pas certain :  » Ce ne sont pas des gangsters, qui, pénétrant par effraction eurent l’audace de s’approprier le pouvoir sur la société en Allemagne, mais c’est le pouvoir social qui est sorti de son propre principe économique pour passer du côté du pouvoir des gangsters ». On aura beau montrer à tous les images de la barbarie hitlériene, cela n’empéchera pas le développement du fascisme quotidien: « Jamais les dupes n’ont accepté avec autant de foi qu’aujourd’hui, comme des arrêts sur-humains, les forces de la répression, car chacun parle de la rénovation de la société ». Ce n’est pas seulement la raison dialectique qui est en miettes, c’est l’individu et, comme l’affirme Adorno, « l’ idée qu’il est en train d’être liquidé est encore trop optimiste ». En lisant aujoud’hui ces ouvrages, pendant si longtemps occultés, on découvre ce que peut signifier la force de la pensée dialectique, même dans ses accents les plus désespérés. Réhabilités dans leurs universités, couverts de gloire, les théoriciens de l’ Ecole de Francfort n’ont jamais oublié qu’ils avaient été des gibiers de camps de concentration. Dans un monde où s’épanouissent les pseudo-théories philosophiques et politiques, leur lecture est une entreprise salutaire.

Jean-Michel Palmier.

Adorno et l’esthétique

Samedi 7 juin 2008

Article paru dans Le Monde du 25 octobre 1974

thodorwadorno.jpg  Theodor. W. Adorno

 nellysachs3.gif Nelly Sachs

Du concept à la contestation : l’école de Francfort

Adorno et l’esthétique

Bien que laissée inachevée, la Théorie esthétique(1), dernier livre d’Adorno, paru peu de temps après sa mort, peut être considérée comme l’aboutissement de sa pensée philosophique, sociologique et esthétique. Pourtant l’ouvrage à de nombreux égards, demeure fragmentaire. Loin d’être un manque, cette incomplétude exprime plus essentiellement la haine que nourrissait Adorno à l’égard de tous les systèmes.

Pour lui, la théorie esthétique, doit s’efforcer de comprendre ce que signifie l’art aujourd’ hui dans un monde dominé par l’administration et l’industrie culturelle. Elle doit mettre en question l’art lui-même et accepter la  possibilité de sa disparition. Devenu marchandise et support de l’idéologie dominante (malgré les tentatives les plus audacieuses des avant-gardes), l’art s’est progressivement intégré à la société. Art, art brut, anti-art, finissent toujours au musée. L’approche critique doit se méfier de tous les concepts reçus dans le domaine de l’esthétique. Kant et Hegel ont consumé la rupture entre l’art et la réalité. Mais on ne s’est libéré de l’esthétique normative, de l’idéal de la beauté absolue que pour tomber dans les pièges d’une esthétique marxiste, souvent aussi stérile, qui confond « art révolutionnaire » et « art de propagande », qui oppose aux vieilles notions bourgeoises celles de « forme », de « contenu », de »réalisme »et de « formalisme ». Même Lukacs a succombé à ses pièges et une grande partie de la Théorie esthétique est une critique directe des travaux du philosophe hongrois. Adorno est d’ailleurs tout aussi sévère  l’égard de l’approche psychanalytique, à laquelle il reproche de nous renseigner sur le créateur et finalement très peu sur l’oeuvre.

Art et administration

Mais l’oeuvre d’art fait malgré tout éclater le système qui prétend l’intégrer. Il n’y a pas de mort de l’art, il n’y a pas non plus de décadence. Hegel, Nietzsche et Wagner se rejoignent dans les mêmes erreurs. L’oeuvre d’art est un produit social. Elle est faite par des hommes et tournée vers eux. Si l’art échappe toujours à  à l’intégration totale, c’est que toute création est une négation. La fonction culturelle a disparu aujourd’hui, de même que son « aura », comme le soulignait encore Benjamin dans son remarquable essai sur « l’Oeuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique ». Loin de le déplorer Adorno montre que l’ opposition entre l’aura et la technique de l’oeuvre est un faux dilemme. Il ne faut pas regarder vers le passé, mais créer un art à la hauteur du futur.

Menacé par la mode et le modernisme, l’art contemporain remplit donc toujours une fonction essentielle. Conscience malheureuse d’un monde aliéné, il est le témoignage de la souffrance, de la révolte et du désir.

Notre propre visage

Tant que l’homme n’est pas libéré, l’art s’inscrit dans les superstructures idéologiques et ne semble exister que comme symbole de la négativité ou comme production marchande quand il est officialisé. Mais, même lorsqu’il s’exprime avec les détritus du capitalisme, le langage qu’il parle est celui de l’imaginaire et de la libération.  » Depuis l’éveil de la conscience à la liberté, il n’y a pas d’oeuvre véritable qui ne révèle pas le contenu archétypal de la négation de l’aliénation« , écrit Marcuse, et Adorno voit dans l’oeuvre d’art une promesse de bonheur qui se brise sans cesse.

Aussi la théorie esthétique d’Adorno marque-t-elle la fin (non pas l’achèvement, au sens hégélien, mais bien l’effondrement) de tous les systèmes esthétiques. La dialectique qui s’ouvre avec l’art ne trouve son terme que dans le renversement de la société d’exploitation. Loin de vouloir proposer une nouvelle grille d’interprétation, Adorno veut nous ouvrir les yeux sur le tissu contradictoire de l’oeuvre d’art et du monde dans lequel nous vivons. L’art nous renvoie notre propre visage, celui de la tristesse et de la destruction. Mais il faut lire à travers ses formes muettes la révolte qu’il chante. Loin de nous livrer une vérité absolue, un message, l’oeuvre d’art est l’expression de notre histoire, de notre travail et de nos illusions.

« Peut-on encore écrire des poèmes après Auschwitz ? »demande Adorno dans la Dialectique négative. Nelly Sachs lui répond par ces vers de Dans les demeures de la mort :

O doigts

Vous qui avez vidé le sable

des chaussures des morts,

Dès demain votre poussière sera

Dans les souliers des hommes à venir.

Jean-Michel Palmier

(1) La traduction française, due à Marc Jimenez, est actuellement sous presse. Elle devrait paraître fin novembre, aux éditons Klincsieck