Friedrich Pollok et Max Horkheimer
Walter Benjamin Herbert Marcuse
Article paru dans Le Monde du 25 Octobre 1974
De tous les mouvements intellectuels qui ont marqué l’horizon philosophique et sociologique de la première moitié du vingtième siècle, l’école de Francfort est sans doute l’un des pus importants et des moins connus. Le silence qui l’a enseveli a des racines profondes, historiques tout d’abord. A peine née, elle fut bâillonnée par le nazisme qui contraignit ses théoriciens à l’exil. Au lendemain de la seconde guerre mondiale, avec le retour en Allemagne de Théodor Adorno et de Max Horkheimeir, elle sembla renaître. Mais, vilipendée à la fois par la droite réactionnaire et une partie de l’extrême gauche qui déplorait le manque d’engagement de ses représentants, elle ne parvint pas à se reconstituer. Jürgen Habermas, qui fut grandement influencé parla « théorie critique » est le témoin actuel de sa dislocation tant pratique que théorique.
La naissance de l’ école de Francfort est l’histoire d’une rencontre, celle de Théodor Adorno,Max Horkheimer et Friedrich Pollok., qui poursuivent les travaux de l’Institut de recherches sociales, fondé en 1924 par Carl Grünberg, à Francfort, et collaborent à la revue qui en est l’organe historique. Horkheimer en devient cinq ans plus tard le directeur. Herbert Marcuse et Walter Benjamin se joindront par la suite à ce groupe. Pressentant l’arrivée au pouvoir d’Hitler, ils fondent une filiale de l’ Institut à Genève, puis, à l’ École normale supérieure de Paris. Avec les persécutions antisémites, ils quittent l’ Allemagne et émigrent aux Etats-Unis. L’ Institut sera reconstitué à l’Université de Columbia. Seul Benjamin demeure en Europe jusqu’ en 1940, espérant pouvoir encore lutter contre le fascisme. Lorsqu’ il tente de quitter la France occupée, à travers les Pyrénées, un policier espagnol le menace de le livrer à la Gestapo. Plaisanterie sadique ou chantage ? Benjamin se suicide, et c’est en hommage à celui qui demeure le plus émouvant symbole de cette école que Marcuse termine « l »homme unidimensionnel » sur un de ces étranges aphorismes : » c’est par ceux qui sont sans espoir que l’espoir nous est donné »
L’ horizon politique de l’ école de Francfort, c’est donc l’effondrement de la révolution allemande, le triomphe de la réaction, l’espoir révolutionnaire qui meurt sur les charniers espagnols et le dégoût qu’ éveille le stalinisme. Brisant les frontières fictives qui séparent les disciplines, les recherches de ces théoriciens concernent aussi bien la théorie marxiste que la philosophie et la sociologie ou l’esthétique. Si leurs premières études sont consacrées à la constitution du caractère autoritaire et à sa fonction, c’est qu’ ils y trouvent un chemin qui conduit au coeur de la société industrielle et à sa critique radicale; aussi, la « Théorie critique » de l’école de Francfort s’inscrit-elle à côté d’entreprises aussi différentes (mais nées sur le même sol du » marxisme occidental ») que la théorie utopiste d’Ernst Bloch ou « Histoire et conscience de classe » de Lukàcs.
Toutefois, alors que Korsch et Lukàcs, s’efforceront de lier sans cesse leurs analyses théoriques à une pratique politique, les théoriciens de l’école de Francfort demeurent sur le plan de la pure critique. Ni Adorno ni Marcuse ne parviendront à traduire politiquement leurs intuitions, qu’il s’agisse de la « dialectique négative » ou du « grand refus ». Aussi ont-ils été violemment attaqués par les marxistes orthodoxes, et Lukàcs lui-même écrit : » Vous avez pris des chambres au Grand Hôtel de l’abîme. La chère y est raffinée, le service impeccable, les chambres confortables. La masse des clients se contente de cela et ne va jamais regarder l’abîme. Vous le fixez avec effroi et cela donne du goût à la chère et au confort. »
Pourtant on ne peut nier l’intérêt grandissant que suscitent en Allemagne, en Italie et à présent en France, les travaux issus de l’école de Francfort. Les écrits de Marcuse ne sont pour rien dans les évènements de mai 1968, pas plus que les écrits d’Adorno n’expliquent la formation de l’extrême gauche allemande. Mais les étudiants ont trouvé en eux la justification théorique de leur révolte. Nostalgie romantique d’une révolution impossible ou redécouverte, par-delà tous les structuralismes et les compromissions, de la puissance de la pensée dialectique ?
La « Théorie critique » ne prétend pas fournir des réponses, des principes ‘action, mais une arme théorique : la critique dialectique. C’est le plus grand mérite d’Adorno que d’avoir réhabilité la puissance de cette pensée en affirmant que, tant que le règne de la liberté n’est pas réalisé, elle conserve face aux fausses rationalités tous ses droits. Loin de nier la nécessité de l’engagement politique, elle estime qu’il est d’abord nécessaire de montrer les brèches par lesquelles la société peut être attaquée. Par-delà la résignation ou l’optimisme,elle assigne à la philosophie une tâche thérapeutique. Le marxisme n’est pas pour elle un système achevé ou un discours magique qui fait violence aux faits pour qu’ ils entrent dans la théorie, mais une problématique ouverte, une école de lucidité.
JEAN-MICHEL PALMIER.
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