Article paru dans le journal Le Monde, le 22 novembre 1971
* L’EQUILIBRE MENTAL, LA FOLIE ET LA FAMILLE, de R.D Laing et A. Esterson, Maspéro, 220 p.,
traduit de l’anglais par M. Laguilhommie, 18 F 10.
* SOI ET LES AUTRES, de R.D. Laing, Gallimard, 236 p., traduit de l’anglais par G. Lambrichts, 19 F.
* NOEUDS, de R. D. Laing, Stock, 90 p., traduit de l’anglais par C. Elsen. 28 F.
* GUERIR LA VIE, de Rger Gentis, Maspéro, 110 p. 11 F. 80
Peu de mouvements, peu d’écoles, depuis la découverte de la psychanalyse, ont soulevé autant de polémiques, de passions, que l’antipsychiatrie. Considérés par certains comme des « psychiatres gauchistes » qui confondent l’approche scientifique de la maladie et la conviction sentimentale, accusés de provoquer « un naufrage de la psychiatrie », une » navrante régression », un » retour au charlatanisme » (1) Ronald D. Laing et David Cooper incarnent, pour beaucoup, la possibilité d’une psychiatrie plus humaine se refusant à relayer les institutions répressives, mais qui comprenne le malade au lieu de l’ interner et de le rejeter. La publication en France de trois nouveaux ouvrages de Ronald D. Laing, l’ Equilibre mental, la Folie et la Famille, Soi et les autres, Noeuds, qui font suite à la Politique de l’expérience, le Moi divisé(2) et à un essai de David Cooper, Psychiatrie et antipsychiatrie (3) , ne manquera pas de susciter de nouvelles controverses.
En refusant de comprendre la maladie hors du réseau fantasmatique social et politique qui enserre l’individu, les antipsychiatres esquissent une critique radicale de la société moderne et de ses institutions; en refusant d’étiqueter le » fou » et de le rejeter derrière les murs de l’asile, ils remettent en question les critères de la » normalité « ; en dénonçant la violence légale d’une société qui se déclare juge et norme de tout comportement et de toute réalité, ils donnent un sens nouveau à la question dont Antonin Artaud fut le prophète : si ce n’est pas seulement l’individu, mais la vie elle- même, qu’il s’agit de « guérir » ne faut-il pas reconnaître, derrière le masque de la psychose, le visage angoissant de notre propre aliénation ?
Les multiples visages de l’aliénation
Le mouvement est né à Londres, vers 1960. Plusieurs psychiatres et psychanalystes, unis par un même refus de l’institution psychiatrique, décident de confronter leurs expériences dans le traitement des schizophrènes. Leur références ne sont pas seulement psychiatriques, mai politiques et philosophiques : ils se réclament de Freud, mais aussi de Marx, de Sartre, de Husserl, de Kierkegaard et de Heidegger.
David Cooper, médecin-chef à Londres, le premier qui tente une expérience « révolutionnaire » en milieu asilaire, regroupe de jeunes schizophrènes : le but est que les malades sortent de leur apathie et organisent eux-mêmes leur vie. L’hostilité des infirmiers fait de cette expérience un échec. A partir de 1965, Laing et Esterson fondent la Phidadelphia Association, qui tente d’élaborer une psychiatrie non répressive. Le mouvement se politise rapidement et lorsque, en 1967, les antipsychiatres tiennent leur congrès sur la dialectique de la libération, toutes les institutions sociales et les multiples visages de l’aliénation moderne seront critiqués. Les figures les plus importantes de la nouvelle gauche américaine participent à ce congrès : Carmichael, Marcuse, Paul Goodmann. Au cours des discussions, on parle de Freud, mais aussi du Vietnam, du Living Theâtre, des provos.
La publication du rapport sur Kingsley Hall (Londres) suscitera les premières polémiques. Dans cet « hôpital », aucune contrainte n’est imposée aux malades, on n’ y administre aucun « tranquillisant », on se lève et on mange quand on en a envie on fait l’amour avec qui on veut. Il n’y a plus de malades mais des individus qui ont cherché refuge dans cette communauté, car la vie leur était devenue impossible. De telles innovations soulèvent non seulement l’indignation des psychiatres, mais des habitants du quartier dont les enfants lapident les murs de l’ »hôpital ».
Si de nombreux psychiatres s’accordaient sur la nécessité d’une réforme des structures asilaires, bien peu acceptaient qu’ elle ouvre sur une critique de la société et de la « folie » elle-même. Pourtant, on ne peut comprendre l’audience que rencontra l’antipsychiatrie sans tenir compte du faisceau de recherches dont elle était l’aboutissement : une réflexion philosophique sur le statut du » fou » dans la culture occidentale; une critique de l’aliénation, issue du marxisme et développée par l’Ecole de Francfort (Marcuse, en particulier) et la nouvelle gauche américaine; un doute sur la valeur et la normalité des institutions, issu des recherches socio-psychanalytiques de Fornari et de Mendel ; la dénonciation de l’ oppression qu’exercent la famille, qui emprisonne, et la raison qui condamne.
En France, dans deux pamphlets, les Murs de l’Asile et Guérir la vie, Roger Gentis reprenait les thèmes de l’antipsychaitrie avec beaucoup de verve et une rare sincérité. Là encore, on retrouvait l’ombre d’Artaud.
La violence de l’institution psychiatrique commence avec le diagnostic qui fige une « expérience » en « maladie » et en « délire ». Prolongeant la violence de l’homme « normal » qui décide de ce qui est « pathologique » et « scandaleux », elle se poursuit avec l’internement qui contraint un individu à accepter le rôle qu’on a préparé pour lui : celui d’un être passif, inutile, obéissant. L’ attitude de la famille, qui opère le premier rejet, se trouve confirmée par l’asile. On fuit un père brutal et une mère possessive pour retrouver un infirmier- »flic » et un psychiatre qui « sait tout », « connaît tout », sauf les conditions réelles dans lesquelles a surgi la maladie. Aboli comme individu, le malade n’est plus qu’un objet. On trouve encore à travers les traitements actuels une volonté de « médicaliser le non – médical » selon le mot de Maud Mannoni, comme si le malade n’était qu’une machine détraquée que l’on puisse remettre en marche à l’aide de quelques substances chimiques. Aussi, les antipsychiatres, en refusant structure asilaire, s’efforcent-ils de redonner au malade son autonomie et la possibilité d’organiser sa vie dans une communauté thérapeutique.
Les analyses sociologiques et phénoménologiques qui composent les deux volumes de Laing, » l’Equilibre mental » et « Soi et les autres » prennent pour point de départ la schizophrénie, psychose dont l’origine est inconnue et qui sert à justifier la plupart des internements. Laing ironise sur la diversité et la variété des symptômes dont elle est censée rendre compte. Le schizophrène, remarque-t-il, est souvent un individu « qui agit d’une façon anormale du point de vue de ses proches et du nôtre ». On se rappelle le cas étonnant cité par Cooper d’un jeune anglais, interné comme schizophrène à la demande de sa famille et dont le comportement « anormal » et « scandaleux » se limitait à avoir : a) cassé une tasse de thé; b) claqué la porte d’entrée; c) frappé du pied, une seule fois, mais avec énergie, dans l’allée du jardin !
L’ensemble des cas analysés dans l’Equilibre mental, la folie et la famille montre que l’on ne peut comprendre la maladie hors du contexte familial, social et politique qui l’éclaire. La maladie mentale est toujours une réponse à une situation sans issue, et cette absence d’issue caractérise l’aliénation moderne. Etudiant onze familles de schizophrènes, Laing et Esterson montrent que ce sont les réactions excessives de la famille qui ont poussé l’individu vers la maladie et que la famille est aussi malade que l’individu qu’on interne.
Politique et mysticisme
On connaît la violence des attaques lancées par les antipsychiatres. Laing écrit que « nous sommes tous des assassins et des prostituées à quelque culture, à quelque société, à quelque classe ou nation que nous appartenions, si normaux ou évolués que nous nous croyions« . Le malade refuse d’être enterré vivant car il a compris que « toutes nos vies sont mises en boîte du berceau à la tombe ». La maladie reflète, ainsi, et reproduit toutes les contradictions de notre monde social et politique.
Quelle que soit l’acuité de ces analyses, il est difficile d’en accepter toutes les conclusions. D’abord l’approche théorique est parfois décevante. Dans Soi et les autres, Laing se propose moins de donner une explication des troubles du schizophrène que de rendre intelligible à chacun son comportement en faisant appel à des approches poétiques et littéraires, fondées notamment sur la phénoménologie de Sartre. Les fragments de discours du schizophrène alternent avec les poèmes de Blake ou les sentences de Rilke; l’ angoisse du naufrage individuel, l’effroi qui marque l’effondrement d’un monde intérieur, échappent au regard médical et sont confrontés à l’angoisse de Huis clos et aux Nègres de Jean Genet. Les relations fausses qui enchaînent le malade à son corps et à autrui se révèlent identiques à celles qui unissent les prostituées du Balcon à leur misère et les Séquestrés d’Altona au cauchemar historique. On voit ainsi que les médiations entre les contradictions sociales et l’inconscient individuel sont souvent simplifiées à l’extrême. Que notre société soit aliénée, qu’ elle soit malade d’agressivité, d’angoisse et de sadisme sans que nul ne songe à interner les chefs d’Etat fascistes et paranoïaques, Fornari et Marcuse l’ont bien montré. Mais faut-il,pour autant, réduire les cas de « folie » individuelle à cette aliénation sociale ?
Toute l’ambiguité de l’antipsychiatrie tient à ce qu’elle semble hésiter entre une négation radicale de la maladie (il n’y a pas de schizophrènes, dit Cooper) et une conception mystique de celle-ci ( le schizophrène est est un « poète étranger » à notre époque; sa maladie est une « expérience trancendentale », affirme Laing).
On ne peut vaincre une méfiance légitime à l’égard des développements mystiques et pseudo-philosophiques qu’on trouve un peu partout dans le ouvrages de Laing. Hölderlin, Van Gogh, Strindberg : l’accès vers un au-delà mythique.
La psychanalyse a eu elle aussi avec Jung ses tentations mystiques. Espérons que les excès de Laing ne sont que les symptômes d’adolescence d’un mouvement d’une importance capitale.
JEAN-MICHEL PALMIER
(1) Voir le Monde des 12 et 16 février 1971 et du 19 mai 1971.
(2) Stock, 1969.
(3) Le Seuil, 1970.
» Noeuds »
Haïssant dans son délire ce qu’il aime en secret, le paranoïaque va nier grammaticalement tous les termes de la proposition « je l’aime ». Refusant le verbe, il s’écriera : » je l’aime, non je ne l’aime pas, je le hais, parce qu’il me hait« ; refusant le sujet, il projettera son désir sur autrui : » je l’aime, non je ne l’aime pas, ce n’est pas moi qui l’aime, c’est elle qui l’aime »; refusant l’objet, il en inventera un nouveau: » je l’aime,, non je ne l’aime pas, ce n’est pas lui que j’aime, c’est elle que j’aime ».
Laing s’est sans doute souvenu de ces renversements étonnants analysés par Freud (1) en composant cesNoeuds de relation d’amour, de haine, de fantasme et de rêve qui constituent l’expérience d’autrui et qu’il nous laisse à méditer, dans le vertige et l’angoisse qu’ils suscitent. Rencontrer autrui, c’est frôler la solitude d’un inconscient. Quelle que soit la relation, celle des amants, celle de la mère à l’enfant, du psychiatre au malade, nul n’échappe à cette solitude. A travers une série de renversements, de fuites, de court-circuits, le « je » fait l’expérience de l’autre dans une aliénation réciproque. Mon désir me fait entrer dans le cercle du désir de l’autre, et je ne sais plus si désirer, c’est vouloir être désiré, me sentir désiré, ou désirer que l’autre se sente désiré.
Qui gagne ? qui perd ? Personne, car finalement ce jeu triste, souvent cruel, s’est joué sans nous. Je reste seul, tout comme l’autre qui ne m’a pas connu, et qui ne peut pourtant exister sans moi. En le quittant, je perds mon image et la sienne m’obsède à l’infini. Si je me retourne vers lui, il me pétrifie, si je reste auprès de lui, il me tue. On songe au Saint Genet, de Sartre, à Mon coeur mis à nu de Baudelaire devant les sourires tristes qui ponctuent chacun de ces noeuds. J.-M. P.
Cercle vicieux
Cela Blesse Jack
de penser
que Jill pense qu’il la blesse
en étant blessé
de penser
quelle pense qu’il la blesse
en la faisant se sentir coupable
de le blesser
en pensant (elle)
qu’il la blesse
en étant blessé (lui)
de penser
qu’elle pense qu’il la blesse
par ce fait que
da capo sine fine.
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