L’ethnocide à travers les Amériques

200110.jpg     Jean Malaurie   

robertjaulin.jpg  Robert Jaulin

Article paru dans Le Monde du 24 novembre 1972 

* Le livre blanc de l’ethnocide en Amérique, Fayard, 431 p., 45 F.

* De l’ethnocide  Coll. »10-18″, 447 pages, 10 F

Après la Paix blanche (1), ce livre fascinant qui montrait à travers l’étude des indiens Motilones de la frontière du Vénézuela et de la Colombie qu’il existait des formes de massacre plus subtiles que le génocide, telle la pratique de l’ethnocide,  ce néologisme désignant les ravages commis dans les cultures indigènes par la prétention de notre civilisation à être universelle – Robert Jaulin – nous propose deux volumes de documents et d’analyses à verser au procès qu’avec d’autres ethnologues il invente à l’Occident.

La lecture de ces neuf cents pages laisse une impression accablante. Partout la rencontre avec la culture blanche s’est traduite par un bain  de sang, la misère, les maladies, l’acculturation et la mort. Par delà le rappel de l’extermination pure et simple menée contre les peuplades indiennes, il y a la description d’une pratique d’autant plus sournoise qu’elle se veut innocente, qui consiste à nier l’altérité, la spécificité des autres cultures, à les anéantir en voulant les intégrer et les « civiliser ». Cette mort si généreusement répandue nous prive de quelque chose d’indéfinissable, qui transparaît à chaque page de ces volumes lorsqu’ils évoquent les cultures indiennes : un certain sentiment de la vie, du rapport avec les autres, avec le monde que nous avons bafoué et que nous ne retrouverons jamais plus.

De l’Alaska à la Terre de feu

Historiens, juristes, géographes, ethnologues sont unanimes à reconnaître que la rencontre des Blancs avec les indiens des Amériques fut une longue suite d’assassinats, de vols et de déportations. Lorsqu’elles n’étaient pas physiquement anéanties, les populations indiennes se voyaient contraintes d’adopter les valeurs, les coutumes des Blancs, ce qui signifiait à plus ou moins brève échéance, leur mort ou leur auto-destruction. La moindre perturbation de leur équilibre écologique était mortelle. Shirley Keith retrace les grandes étapes de la colonisation américaine – la charrue et le fusil – et montre comment, avec l’appui du gouvernement américain, s’est perpétré l’assassinat de l’Indien. Jean Malaurie trace le même tableau sinistre pour les peuples autochtones du Grand Nord. Disloqués, brisés, des Esquimaux se trouvent réduits à la misère (ils avaient atteint parfois un haut niveau de rendement grâce à la pêche et à la chasse) par suite d’une série de mesures stupides qui, sous prétexte de les « civiliser », détruit leur habitat et leurs coutumes. La colonisation de l’Amérique du Sud fut aussi sanglante que celle de l’Amérique du Nord. Même cruauté, même cupidité, même incompréhension dans l’approche de ces cultures indigènes. Parfois, comme au Mexique, le problème indien s’identifia au problème agraire : on a massacré avec les Indiens tous les paysans qui refusaient de donner leurs terres et Octavio Paz résume admirablement ce mouvement de la colonisation lorsqu’il écrit que « l’on sacrifiait la réalité aux mots et l’on abandonnait les hommes de chair et de sang à la voracité des plus forts ». Le Pérou et la Bolivie connurent la même histoire sanglante qui se perpétue de nos jours encore avec le massacre presque légal des Indiens d’Amazonie : tout se passe comme si ces peuples qui avaient édifié des cultures étonnantes étaient frappés de mort dès qu’ils entraient en contact avec la civilisation blanche, comme une momie que l’on exposerait au soleil.

Personne n’est innocent

La richesse de ces deux volumes, c’est qu’ils nous montrent non seulement comment s’est effectué ce massacre des Indiens d’Amérique et de leurs cultures, mais aussi comment s’est constitué  corrélativement la bonne conscience occidentale. Il ya aurait une histoire de la différence anthropologique et culturelle à écrire comme celle de l’ Histoire de la folie, de Michel Foucault, pour comprendre comment la culture occidentale, certaine de sa supériorité, n’ a cessé de nier la différence. Personne n’est innocent. Ecrivains, philosophes, missionnaires, tous ont pris part à ce  massacre. Les mythes du bon et du mauvais sauvage, de Robinson et de Vendredi sont autant de préméditations de l’ethnocide, tout comme l’action des missionnaires, incapables de thématiser leurs observations, de compredre la structure sociale des peuples qu’ils voulaient « évangéliser ».

Il est certes impossible de réparer ce désastre. Peut-être est-il temps encore de l’arrêter en ne se joignant pas à tous ceux qui considèrent la mort des cultures indiennes comme un phénomène irréversible.

Vers une redécouvertes des Amériques ?

« On n’a jamais découvert l’Amérique, on l’a niée » affirme Roger Renaud. Il est temps de reconsidérer à travers le rapport de l’histoire à l’ethnocide ce que nous avons nous même perdu en détruisant ces cultures. Le mythe de l’Indien qui resurgit dans la littérature américaine, la glorification des lambeaux de culture indienne par la jeunesse du power flower en sont autant de symboles. On éprouve un étrange sentiment en lisant, par exemple, la Proclamation dite d’Alcatraz, adressée au gouvernement américain par des représentants des différentes tribus indiennes, qui occupèrent en 1969 l’ilôt rocheux et improductif d’Alcatraz, réclamant le droit de s’y établir afin d’y créer un musée indo-américain, une école indienne, un centre d’écologie et un centre spirituel qui montreraient aux Américains la beauté de tout ce qu’ils avaient tué. Chez ces peuples, qui s’éteignent dans la maladie, le chant et les danses, il y a la réponse à certanes de nos questions. Non seulement l’Indien paisible et persécuté, demeure aujourd’hui l’un des plus grands symboles de la liberté, mais la rencontre des Blancs et des Indiens des Amériques aurait pu être une source d’enrichissement profond. En niant l’Indien, on a nié un certain sentiment du monde et de la vie, étrange et fascinant, qui, depuis l’enfance et  dans nos rêves les plus profonds, ne cesse de nous hanter.

JEAN-MICHEL PALMIER

Laisser un commentaire