Article paru dans Le Monde
* La politique de la folie.
Stock. 218 pages, 20 F.
Peinture au vitriol du système asilaire, la Politique de la folie, de Bernard Cuau et Denise Zigante, n’est pas un livre sur l’anti-psychiatrie, bien qu’elle se situe dans le prolongement des travaux de Laing et de Cooper. Les auteurs ne proposent aucune nouvelle « théorie » de la schizophrénie, ou de son rapport au capitalisme, et n’ont aucune conception « philosophique » de la maladie mentale.
Leur objectif est plus simple, plus profond : lever un coin du rideau, du linceul, dont on a enveloppé le malade, qu’il s’agisse de la psychiatrie officielle ou de la philosophie, et montrer la misère sordide qui se cache derrière lui. Pour la première fois peut-être on découvre ce que signifie l’irruption de la maladie mentale dans une famille pauvre, l’entrée à l’asile et la vie quotidienne de celui que l’on interne. Des faits, des statistiques, des textes de lois sont là pour détruire tout bavardage humanitaire et tout romantisme.
» selon que vous serez puissant ou misérable… »
Un beau jour le comportement d’un homme ou d’une femme devient bizarre, le sens de ses paroles n’est plus très clair. Il paraît prostré, se coupe de son entourage et, surtout ne peut plus travailler. Alors on s’interroge et on s’inquiète. Du « qu’est-ce qu’il a? », on passe peu à peu au : « il faudrait qu’il se soigne ». Bientôt, un incident, une peur et on appelle la police. C’est l’entrée dans « la machine psychiatrique ». Si le malade est seul, la voie policière est la plus directe. S’il a une famille, on songe à consulter un spécialiste. L’ennui c’est qu’il ne se déplace pas et que le malade a peur du dispensaire et de l’hôpital. Le recours au psychiatre, au psychanalyste, à la clinique privée, est réservé aux gens aisés. N’est-il pas étonnant de trouver quatre vingt dix huit psychiatres dans le XVIème arrondissement et un seul dans le XXème ?
La lutte de classe traverse aussi le cabinet du psychiatre. Un patient appartenant à la classe privilégiée a plus de chances d’entrer en psychothérapie, et le psychiatre sera plus tenté de prononcer le diagnostic de psychose. Comment le psychiatre pourrait-il interpréter le geste d’un travailleur immigré qui menacé son logeur avec un couteau parce qu’il lui réclamait encore de l’argent autrement que comme une « bouffée délirante » ou un symptôme psychotique ?
Quant à l’ouvrier, il est évident que le recours à la psychanalyse lui est impossible. Aussi, la seule réalité, face à la maladie c’est la peur. Juges et victimes vont se trouver emportés par la logique du système. Ne pouvant avoir recours à la psychothérapie, à la clinique privée, il ne reste que l’asile.
Trois voies sont possibles : l’entrée libre, le placement volontaire et le placement d’office. Bernard Cuau et Denise Zigante montrent qu’il s’agit, en fait, de simples illusions. Dès que l’individu arrive à l’hôpital, il perd toute liberté et toute autonomie, et ne pourra que très difficilement recouvrer sa liberté. On grave sur le dos de l’homme une loi qu’il ne peut voir : le diagnostic.
Des faits ? Ils sont, hélas! nombreux et il est probable qu’ils sont tous vrais. Pinel libérant les enchaînés de Bicêtre est devenu l’image d’Epinal. Mais les conditions d’existence à l’asile sont toujours désastreuses : vieillards ligotés deux par deux, enfants nus et recroquevillés sur le carrelage, femmes enchaînées à des bancs, attaches de cuir sous les draps, qui tiennent les poignets et chevilles, ou camisole chimique demeurent des procédés psychiatriques sinon thérapeutiques. Mais l’horreur vraie n’est pas dans l’accumulation de détails honteux et sordides mais dans la solitude, l’abandon, le désespoir total du malade. Aussi, la Politique de la folies’inscrit-elle à l’encontre de tant de travaux récents sur la schizophrénie, qui font de Marx et de Freud les derniers gadgets à la mode et oublient ce que signifie l’existence du malade mental interné, – et sa lente progression vers la mort.
Cette critique politique de la vie quotidienne du malade, des lois qui régissent son statut, de la répartition des hôpitaux psychiatriques en France, cette description du caractère sordide de l’existence asilaire, du problème économique de la maladie mentale, est exemplaire. Elle prolonge la critique que Reich ébauchait à Vienne, dans la banlieue rouge, lorsqu’il constatait que dans les classes laborieuses la maladie mentale est encore plus effrayante. Car « elle prend l’aspect de la tragédie grotesque qu’elle est réellement ».
JEAN-MICHEL PALMIER
Une remarquable incompréhension Par le Dr Escoffier-Lambiotte (en réponse à l’article ci-desus)
La psychiatrie reste encore une « pathologie de l’invisible » et les progrès en plein essor des travaux, entre tous difficiles, concernant la chimie du cerveau commencent seulement à en éclairer certains aspects.
L’expression particulière du « fait psychiatrique », l’anxiété présente à des degrés divers au fond de chaque individu, font que tous les Français se considèrent comme « experts » en psychologie ou en psychopathologie, au même titre que les commères ou les diafoirus du passé pour l’ensemble des maladies.
Les conquêtes scientifiques de ce demi-siècle ont peu à peu arraché au champ de l’ésotérisme et de la subjectivité la quasi-totalité de la pathologie…
Le charlatanisme, l’incompétence et l’incompréhension se trouvent ainsi et peu à peu confinés aux derniers secteurs d’ombre qu’elle peut encore offrir. Tel est le cas de la neuro-psychiatrie, où l’imbrication évidente du « terrain » et de l’ »environnement » complique encore des données placées en outre et sur le plan historique dans un contexte politico-social singulier.
Le pamphlet que Bernard Cuau et Denise Zigante conscrent à « la folie » est un modèle de cette »remarquable incompréhension du public« , que stigmatisaient, il y a quelques jours, les participants d’un débat organisé sur le thème général de la responsabilité psychiatrique.
La confusion l’y dispute à l’ignorance, à l’art du maniement des données, de l’interprétation tendancieuse ou de l’extrapolation injustifiée.
Les hôpitaux psychiatriques, dont beaucoup ont fort heureusement été ouverts et modernisés, y apparaissent toujours comme des culs-de-basse-fosse, où « les malades sont enchaînés à même le sol « …, enfermés de force par une répression proprement policière. D’ailleurs, ces malades n’en sont pas …puisque ce ne sont pas eux qui ont des problèmes, mais le groupe dans lequel ils vivent : le « malade » est en effet, « celui qui a perdu la clé politique de ses contradictions « . Puisque la « psychiatrie est politique », la première thérapie pour ceux qui sont à l’asile, « c’est de ne pas les rendre prisonniers d’un savoir, de ne pas les enfermer dans le discours de la science (…) ». Et il faut, bien sûr, « tout tenter pour retirer le privilège de l’intervention aux psychiatres bourgeois « .
Ce sont donc » des ouvriers et des paysans qui n’ont reçu aucune formation psychiatrique » qui « écouteront » les « fous » et les soigneront. Leur « position de classe » leur permet, c’est bien clair, « de comprendre certains mécanismes psychogènes » qui échappent absolument au psychiatre.
Que l’enfermement silencieux qui scellait les malades au dix-neuvième siècle dans leur vie d’aliéné n’ait été qu’un trop long scandale, c’est vrai. Mais le drame de la psychiatrie moderne n’est plus dans ce rappel historique : il réside aujourd’hui dans le choix des attitudes et des prescriptions, nées précisément de pouvoirs et de possibilités thérapeutiques nouveaux encore insuffisants, mais, dans nombre de cas, remarquablement efficaces. C’est un sel simple, le lithium, et non un discours politique qui a mis fin à l’interminable martyr des psychoses périodiques. Combien suivaient, depuis dix ou quinze ans, des traitements psychanalytiques inopérants…
Le vrai scandale, ce n’est pas le « psychiatrocentrisme » naïvement dénoncé par « La Politique de la folie « , mais, à l’opposé, l’insuffisance radicale et inquiétante des moyens dont dispose la France, tant pour la recherche que pour la thérapeutique dans un secteur qui représente à l’heure actuelle, et à lui seul, le quart de toutes les mises en invalidité.
Le plus mauvais service que l’on puisse rendre à la cause psychiatrique est de l’éloigner encore du support objectif qui devient peu à peu le sien pour en faire un discours – mieux, un argument – politico-philosophico-social, – où les vrais problèmes ne sont nulle autre part compris ou abordés, faute d’information.
Bernard Cuau et Denise Zigante sont, hélàs ! tombés dans ce piège, et s’il est souvent vrai que » les fous, dont les paroles restent toujours sans écho et les questions sans réponses, ne savent en général rien de leur maladie, pas même son nom … », ce n’est certes pas leur pamphlet qui leur apprendra quoi que ce soit.
Dr Escoffier-Lambotte
Correspondance
« La Politique de la folie «
A la suite des articles de Jean-Michel Palmier et du docteur Escoffier-Lambiotte sur le livre de Bernard Cuau et Denise Zigante : » La politique de la folie » (« Le Monde des livres » du 15 mars 1974), nous avons reçu de M. Charles Fry (paris), une lettre dont nous extrayons les passages suivants :
C’est en tant que « soigné », ou ex-soigné, comme on voudra, que, pour une fois, je veux que l’on m’accorde la parole. (…)
Je peux dire (mais me croira-t-on ?) que le livre en question fait partie des deux ou trois livres rencontrés après mon séjour en asile et dont je me suis dit qu’ils m’auraient justement évité ce séjour, si j’avais eu cette chance de les lires avant. Parce que ces deux ou trois livres aussi m’ont expliqué, une bonne fois pour toutes, pourquoi j’y suis allé.
Comme me l’explique Bernard Cuau, je suis devenu fou un jour parce que j’avais perdu la clé politique de mes contradictions. J’étais jeune à l’époque, j’étais mystifié encore par l’idéologie bourgeoise, excusable.
A l’asile, j’ai vu des infirmiers « corriger » physiquement des malades. Les malades, je les ai vus avant, devant la peur de l’électrochoc ou bien complètement abrutis, sans réflexes parce que bourrés de médicaments.
Après ce genre d’expérience en tout cas, qui demeure la mienne, qu’on appelle tout cela psychose ou schizophrénie me paraît depuis cette période-là (de mon internement) sans grand intérêt. Ce qui m’intéresse, par contre, c’est que d’autres, au moment où j’écris, continuent, sans aucun recours, à subir ce genre de traitement. De quoi sont-ils victimes en fin de compte? De quoi le fus-je moi-même, sinon du capitalisme? (…)
Les anti-psychiatres m’expliquent (familialisme) que je suis allé à l’asile par erreur, parce que toute ma famille bourgeoise était atteinte, qu’en l’occurrence, j’ai servi de bouc-émissaire, qu’on va donc s’occuper de nous tous en même temps, hors de l’asile, à la maison. Alors, moi je veux bien. Mais pourquoi ma famille seulement ? Pourquoi pas mon patron aussi ? qui finit par me rendre dingue en me parlant toute la journée de ses nouvelles voitures alors que je n’ai jamais eu les moyens de me payer un vélomoteur ? Pourquoi pas la société capitaliste, répressive, médico-policière en son entier, dans laquelle la famille, qui porte certes sa part de responsabilité, n’est qu’un simple relais parmi d’autres : la télé, l’école bourgeoise, la publicité, les études de marché, la pornographie, forme subtile et bourgeoise de la répression sexuelle, etc? La société schizophrène. (…)
D’autre part, le Dr Romain Liberman, neuro-psychiatre (Dijon), nous a adressé la lettre suivante :
Les commentaires dédiés à l’ouvrage de Bernard Cuau et Denise Zigante en disent long sur l’étendue du fossé qui sépare les psychiatres de tous les horizons des non-psychiatres, médecins y compris, dans leur analyse respective du fait psychiatrique.
Jean-Michel Palmier utilise le discours philosophique pour traiter d’un sujet dont la dimension médicale lui échappe totalement. Je n’en veux comme preuve que cette affirmation selon laquelle le psychiatre ne pourrait interpréter « le geste d’un travailleur immigré qui a menacé son logeur avec un couteau parce qu’il lui réclamait encore de l’argent autrement que comme « une bouffée délirante » ou un symptôme psychotique.«
Le diagnostic psychiatrique c’est quand même autre chose, n’en déplaise à J-M Palmier, qui projette dans ses interrogations les fantasmes communs à tous les non-psychiatres concernés peu ou prou par la folie.
De son côté, Claudine Escoffier-Lambiotte n’hésite pas à utiliser le discours scientifique pour occulter complètement et définitivement la dimension philosophico-historique de la maladie mentale et du fait psychiatrique. Je n’ en veux pour preuve que son affirmation très contestable selon laquelle « c’est un simple sel, le lithium, et non un discours politique, qui a mis fin à l’interminable martyr des psychoses périodiques. Combien suivaient depuis dix ou quinze ans des traitements psychanalytiques, inopérants... ». Les trois points de suspension donnant la mesure des griefs de mon excellent confrère à l’égard de la psychanalyse en particulier et des théories psychogénétiques en général.
Les écrits antérieurs souvent contradictoires de l’un et de l’autre ne font que confirmer leur fâcheuse tendance, commune cette fois-ci, à prendre la partie pour le tout au mépris de la vérité scientifique.
Il faut rendre à César ce qui est à César et laisser aux psychiatres le soin d’analyser le fait psychiatrique de l’intérieur, car leur formation spécifique, même imparfaite, voire paradoxale, les porte tout naturellement à mieux entreprendre cette démarche. Si des non-psychiatres s’autorisent à commenter des ouvrages psychiatriques sur le plan littéraire, socio-politique ou autre, c’est leur affaire, mais qu’ils évitent alors d’y introduire des déductions partiales et fallacieuses qui, de toute façon, se situent hors de leur champ, à moins de commencer par le commencement et de se former à la psychiatrie ! Le champ de la psychiatrie dépasse le champ de la médecine, mais ne saurait lui être étranger.
[NDLR – Nous tenons à faire remarquer que notre collaborateur J-M Palmier ne faisait que reprendre dans son comte-rendu un exemple cité dans « la Politique de la folie », ouvrage que notre correspondant prend moins en considération pour les faits qu’ il dénonce que pour le débat qu’il a suscité.]
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