Article paru le lundi 26 novembre 1973 dans le Nouvel Observateur.
Dans nos villes étouffantes, tous les dieux sont morts et nous avons perdu le sens du délire, de la création et de la fête. Dans deux livres d’une insolite beauté, Jean Duvignaud s’efforce de faire revivre ce monde irrémédiablement perdu.
FETES ET CIVILISATIONS par Jean Duvignaud Weber., 190 p., 55 F
LE LANGAGE PERDU par Jean Duvignaud, PUF., 228 p., 40 F.
Comment parler de fête sans la tuer. » Fêtes et Civilisations » n’est ni une simple étude sociologique de la fête ni une monographie ethnologique. C’est un gigantesque kaléïdoscope qui confronte notre existence occidentale à celle des autres peuples, qui olige chacun à s’arrêter quelques instants pour regarder l’Indienne échévelée des faubourgs de La Paz danser dans la rue, seule, tandis qu’une noce qui pourrait être celle des »Petits Bourgeois » de Brecht s’engouffre, sans un regard pour elle, dans une maison basse. Que signiife la fête, pour nous, aujourd’hui ? A-t-elle encore un sens ? Où la découvrr dans la tristesse de nos bals de banlieues et nos spectacles pétrifiés ?
Il y a quelque chose de mort, de glacé, de pourri dans le coeur de l’Européen. Il a non seulement perdu un certain sens de la communauté, du rêve , du délire, de la création et de la destruction, mais il ne peut même plus regarder ces « sociétés primitives » que comme « touriste » ou « ethnologue ». Son espace devient clos , il étouffe dans ses villes sans connaître l’espace magique de l’ Indien, qui unit dans une même structure de déséquilibre l’organisation du village et les peintures faciales. Cet espace magique, il le piétine sans même le voir. dans ces rites fascinants, de la mort et de la vie, il n’a vu que superstitions absurdes et barbarie.
Ausi, Jean Duvignaud s’efforce-t-il de faire renaître, de la juxtaposition de photographies, admirablemet choisies, et de commentaires, ce monde que nous avons irrémédiablement perdu. Il nous conduit dans les favelas du Brésil, dans les rues de La Paz, confrontant une foule bariolée qui envahit les rues aux kermesses du moyen-Age immortalisées par les tableux de Bruegel. Partout, même dans la misère la plus sordide, il redécouvre cette puissance de la fête, du jeu, de la transgression, de la libératon du corps que tant de jeunes d’aujourd’hui, dans le décor des H.L.M. et des gratte-ciel, s’efforcent désespérément de retrouver, de Woodstock à Gimmie Shelter.
A travers toutes ces images, c’est un dialogue entre la mort, la vie et le rêve qu’il fait renaître. Il existe des fêtes effrayantes et même sanglantes, mais toutes, mêmes les plus cruelles, sont encore des hymnes à la vie. Beaucoup ont disparu et ne sont plus que des légendes redécouvertes par les fêtes chrétiennes, et il faut en chercher la trace dans les montagnes « car les bergers conservent plus longtemps que les autres des sons ailleurs perdus ».
Un paganisme de pacotille
Rechercher ce sens de la fête, c’est explorer ses symboles, ses multiples dimensions, qu’il s’agisse du masque, celui de la tragédie grecque, celui de l’Africain, ou de la danse, et montrer pourquoi, si l’ Occident est le pays où tous les dieux sont morts, ils ont entraîné aussi les fêtes dans leur sillage. Elles ne connaîtront plus comme résurrection mythique, qu’un paganisme de pacotille comme celui de la Saint-Jean nazie de Munich. Car, dans cette longue procession de symboles et d’images, la politique n’est pas absente : elle s’inscrit au coeur de la Révolution française, de la Commune comme de Mai 68.
C’est pourquoi Jean Duvignaud propose une nouvelle définition de l’essence de la fête: elle n’est pas « une constante de la civilisation« , elle est imprévisible et ne connaît aucune loi. Triste ou joyeuse, privée ou publique, elle est présente dans l’érotisme du couple comme la célébration du culte du maïs par les Indiens pueblos. Elle n’illustre pas la culture mais la menace et la conteste. Refoulée, elle surgit encore plus violente pour affirmer envers et contre tout le pouvoir absolu de la subversion. Car la fête ne postule même pas la survie du groupe et de la société. Si les lendemains de carnaval ont un goût de cendre et de sang, c’est que la fête est un tête-à-tête avec la mort.
C’est dans un tout autre univers que nous conduit » le Langage perdu ». Le livre s’ouvre sur un récit d’une étonnante tristesse. Jean Duvignaud analyse les impressions qui l’ont assailli lors de son retour à Chébika, petit village du Maghreb où il commença, il y a dix ans, l’enquête qui devait donner naissance au film de Bertucelli, « Remparts d’argile » (tourné enAlgérie). Rien n’a changé en apparence, les maisons sont toujours adossées à la falaise, les homes en djellaba blanc et bleu poursuivent leur travaux. La pauvreté est toujours aussi sordide, face au désert, et dans les ruelles on rencotre les mêmes hommes, plus émaciés et plus usés par le temps. Quant aux vieux, ils reposent dans le sable et les pierres du cimetière, ramenés à cette pourriture, dont Marx dit qu’elle est le fait premier de la culture et de la nature.
Non, le village n’a pas changé et c’est ce qui donne cette impression de dérisoire : la modernisation que l’on a voulu implanter, sans ménager une tansition avec les anciennes structures, s’est soldée par un échec. Et c’est à partir de cette confrontation entre les souvenirs et le présent de Chébika que Duvignaud ébauche une longue réflexion sur l’ anthropologie : » Ce que nous a appris l’expérience de Chébika, c’est que l’enquêteur occidental loyal avec lui même n’est qu’un reflet de la réalité qu’il interroge. »
Une logique trop sécurisante
Cette réflexion, Duvignaud va la poursuivre en évoquant tous ceux qui ont fondé cette anthropologie et qui nous ont appris, chacun à sa manière, à reconnaître les différences : Morgan, Lévy-Bruhl, Frobenius, Malinowski et Lévi-Strauss. Morgan écrit au moment où un certain capitaine Cody, plus connu sous le nom de Buffalo Bill, entreprend le masssacre des bisons pour nourrir les ouvriers qui construisent la ligne de chemin de fer Atlantique-Pacifique, et où se cristallise dans toute l’Europe, grâce à son cirque, la légende du Far West.
C’est l’agonie de la civilisation indienne qui s’accomplit au moment où Morgan tente de comprendre ce monde qui vient de s’effondrer et étudie les relations de parenté des Iroquois. Lévy-Bruhl, qui renia à la fin de sa vie certaines de ses conceptions les plus célèbres, est peut -être le premier philosophe à découvrir la différence et le relativisme en prenant conscience de la multiplicité des types et des genres sociaux.
Assurément le laboratoire de ses premiers travaux ne fut pas le terrain mais le cabinet de réflexion, la bibliothèque de la Sorbonne. C’est par l’introspection et la confrontation des documents que Lévy-Bruhl, comme Freud, met en question la sécurité et la routine de la pensée. S’il ne reconnaît pas les droits de la pensée sauvage, il prend conscience de son statut original en tant que « pensée primitive » et par là il détruit une trop sécurisante logique.
Redevenir enfant
Frobenius est à la fois un anthropologue et un préhistorien. Il découvre dans la terre une réalité immobilisée par la mort et part à la recherche de ses vestiges vivants. Son livre » Destin des civilisations » est l’acte de foi d’un homme qui effectue, sur la civilisation, le même travail que Freud sur le rêve : découvrir, dans ce qui git caché, le secret du devenir d’un ensemble collectif. Débordant la philosophie et l’histoire, il confronte ses théories aux vestiges du passé comme aux peuples méconnus, développe le musée et l’enquête sur le terrain pour élaborer une véritable morphologie des cultures.
Malinowski est le contemporain de Joseph Conrad, l’écrivain -navigateur. On n’a retenu de ses travux que les polémiques ambigües avec Freud et la théorie de l’universalité du complexe d’Oedipe.Mais ilest avant tout le premier ethnologue à pénétrer vraiment dans la trame de la vie collective qu’il étudie. Comme l’écrit Duvignaud, Malinowski cache derrière les théories abstraites de la fin de sa vie » son immense amertume d’avoir su qu’il existe quelque part un monde où l’homme peut vivre sur un autre système économique, sexuel ou esthétique, sans cesser d’être un homme. »
Est-il besoin de présenter Lévi-Strauss? Son oeuvre s’est si bien insérée dans la culture que l’on ne perçoit plus son inquiétante étrangeté. L’extrême cohérence des derniers livres fait oublier l’expérience de « Tristes Tropiques », celle d’un intellectuel parisien, gibier de camps de concentration, qui s’en allait vers les Indiens, fasciné par ces mondes qui, lentement, succombaient à la civilisation industrielle, désespéré de n’en pouvoir saisir que des bribes, trop heureux qu’elles existent encore. Le paradoxe, c’est que parti d’Europe pour trouver un monde différent, il y retrouve, comme le remarque Duvignaud, » les principes d’une logique universelle qui supprime la différence. »
Il est impossible de résumer en quelques lignes la richesse des analyses que propose Duvignaud dans cette tentative pour ressaisir ce « Langage perdu », celui des groupes humains réduits au silence. A chaque page il nous rappelle que si la métaphysique consiste à répondre aux questions des enfants (Groethuysen), l’anthroplogue, s’il veut aborder des cultures et des sociétés différentes, doit lui-même accepter de redevenir un enfant, de mourir à sa propre culture pour renaître de nouveau.
JEAN-MICHEL PALMIER
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