Archive pour mai 2008

L’école de Francfort; les principaux théoriciens.

Mardi 27 mai 2008

Encart publié dans le Monde du 25 octobre 1974 : Du concept à la contestation : l’école de Francfort.

 horkheimermax1.jpg Max Horkheimer

MAX HORKHEIMER

1895 : Naissance de Max Horkheimer.
1922 : Thèse de doctorat.
1924 : Fondation de l’Institut de recherches sociales.
1931 : Horkheimer devient directeur de l’Institut.
1933 : Exil aux Etats-Unis.
1947 : « Dialectique de la Raison » (en collaboration avec Adorno).
1949 : Retour en Allemagne.
1973 : Mort de Max Horkheimer

Oeuvres traduites en français

« Dialectique de la Raison », Gallimard (en collaboration avec T. Adorno).
« Eclipse de la raison », suivi de « Raison et Conservation de soi ». Traduit de l’américain et de l’allemand par Jacques Debouzy et Jacques Laizé. Payot 1974. Collection « Critique de la politique », 240 pages.
« Théorie traditionnelle et théorie critique ». Traduit de l’allemand par Claude Maillard et Sybille Muller, Gallimard 1974. Coll. »les Essais ». 322 pages.
« Les débuts de la philosophie bourgeoise de l’histoire ». Payot. Collection « Critique de la politique », 160 pages.

 adornan1.gif Theodor Adorno

THEODOR W. ADORNO

1903 : Naissance de Théodor W. Adorno
1919  : Début des études à l’université de Francfort.
1921 : Rencontre de Max Horkheimer.
1923 : Thèse de doctorat sur Husserl.
1924 : Fondation de l’Institut de recherches sociales.
1933 : Exil à Oxford.
1938 : Exil aux Etats-Unis
1947 : Publication de « La dialectique de la raison » en collaboration avec Max Horkheimer.
1949 : Retour en Allemagne.
1950 : « La Personnalité autoritaire ».
1951 :  » Minima Moralia ».
1966 : « Dialectique négative ».
1968 : Démélés avec la contestation étudiante.
1969 : Mort d’Adorno.
1970 : Sa femme et son assistant Rolf Tiedemann entreprennent la publication de ses derniers écrits.

Oeuvres traduites en français

« Philosophie de la nouvelle musique ». Gallimard 1962
« Essai sur Wagner ». Gallimard 1966
« Musique de cinéma ». L’Arche 1962.
« La dialectique de la raison » en collaboration avec Max Horkheimer
Traduit de l’allemand par Eliane Kaupfholz. Gallimard.
Bibliothèque des Idées. 1974. 228 pages.
Après 1974….
« Théorie esthéthique » Klincsieck.
« Dialectique négative ». Payot.

 

34061.jpg Walter Benjamin

WALTER BENJAMIN

1892 : Naissance de Walter Benjamin.
1912-1913 : Etudes aux universités de Berlin et Fribourg.
1913 : Premier séjour à Paris.
1914-1915 : Etude sur « Hölderlin ».
1915 : Etudes à Munich. Rencontre avec Gérard Scholem.
1917 : Mariage avec Sophie Pollak. Il enseigne à Berne. Thèse
sur « le Concept de critique d’art dans le romantisme allemand ».
1923-1925 : Il prépare une thèse de doctorat sur les « Origines
de la tragédie allemande ».
Sa thèse est refusée par l’université de Francfort.
1926-1927 : Séjour à Moscou.
1930 : Reprise des relations avec Horkheimer et Adorno (qu’il connaît depuis longtemps).
Rencontre avec Brecht.
1935 : L’Institut de recherches l’admet parmi ses membres permanents
et assure sa subsitance à Paris.
1940 : Horkheimer lui fournit un visa pour émigrer aux Etats-Unis.
Menacé d’être livré à la Gestapo par un policier espagnol, il se suicide.

Oeuvres en français

Oeuvres choisies. Julliard 1959.
Walter Benjamin : 1. Mythe et Violence; 2. Poésie et Révolution. Denoël, 1971.
Essai sur Brecht. Maspéro, 1969

 herbertmarcuse.jpg Herbert Marcuse

 HERBERT MARCUSE

1898 : Naissance à Berlin.
1917-1918 : Membre de la social-démocratie allemande.
1919 : Etudes avec Husserl et Heidegger.
1932 : Thèse de doctorat avec Heidegger sur « Hegel et le fondement d’une théorie de l’historicité ».
1933 : Exil en Suisse et en France avec Adorno et Horkheimer.
1934 : Exil aux Etats-Unis.
1936 : Publication avec Adorno des »Etudes sur l’autorité et la famille ».
1941 : « Raison et révolution ».
1950-1952 : Enseignement à l’ université de Columbia.
1952-1954 : Enseignement à l’université Harvard.
1955 : Publication d’ »Eros et civilisation ».
1958 : Publication de « Marxisme soviétique ».
1961 : Publication de « l’Homme unidimensionnel ».
1965 : Enseignement à l’université se San Diego.
1969 : Publication de « Vers la libération ».
1973 : Publication de « Contre-révolution et Révolte ».
1974 : Enseignement à l’université de Paris -VIII- Vincennes.
La presque totalité des oeuvres les plus importantes de Marcuse a été traduite en français.

Ouvrages d’ensemble consacrés à l’Ecole de Francfort

En attendant la traduction prévue aux Editions Payot, de la grande étude de Martin Jay « l’imagination dialectique : l’Ecole de Francfort 1923-1950″, on pourra consulter avvec profit l’excellente introduction de Pierre Zima qui vient de paraître aux Editions Universitaires ( l’Ecole de Francfort, coll. Citoyens, 194 p.;). Consacrant un chapitre à chacun des théoriciens marquants de cette école, l’essai de Pierre Zima, clair et bien documenté, constitue une excellente approche de la « pensée négative ».

jay.gif Martin Jay

 

 


 

Du concept à la contestation: l’école de Francfort

Mardi 13 mai 2008

horkheimerwanderung.jpg  Friedrich Pollok et Max Horkheimer

   3406.jpg Walter Benjamin  herbohlbfinger250pxw1.jpg Herbert Marcuse

 index1.jpg Max Horkheimer            adornotheodor.jpg  Theodor Adorno

Article paru dans Le Monde du 25 Octobre 1974

 

De tous les mouvements intellectuels qui ont marqué l’horizon philosophique et sociologique de la première moitié du vingtième siècle, l’école de Francfort est sans doute l’un des pus importants et des moins connus. Le silence qui l’a enseveli a des racines profondes, historiques tout d’abord. A peine née, elle fut bâillonnée par le nazisme qui contraignit ses théoriciens à l’exil. Au lendemain de la seconde guerre mondiale, avec le retour en Allemagne de Théodor Adorno et de Max Horkheimeir, elle sembla renaître. Mais, vilipendée à la fois par la droite réactionnaire et une partie de l’extrême gauche qui déplorait le manque d’engagement de ses représentants, elle ne parvint pas à se reconstituer. Jürgen Habermas, qui fut grandement influencé parla « théorie critique » est le témoin actuel de sa dislocation tant pratique que théorique.

La naissance de l’ école de Francfort est l’histoire d’une rencontre, celle de Théodor Adorno,Max Horkheimer et Friedrich Pollok., qui poursuivent les travaux de l’Institut de recherches sociales, fondé en 1924 par Carl Grünberg, à Francfort, et collaborent à la revue qui en est l’organe historique. Horkheimer en devient cinq ans plus tard le directeur. Herbert Marcuse et Walter Benjamin se  joindront par la suite à ce groupe. Pressentant l’arrivée au pouvoir d’Hitler, ils fondent une filiale de l’ Institut à Genève, puis, à l’ École normale supérieure de Paris.  Avec les persécutions antisémites, ils quittent l’ Allemagne et émigrent aux Etats-Unis. L’ Institut sera reconstitué à l’Université de Columbia. Seul Benjamin demeure en Europe jusqu’ en 1940, espérant pouvoir encore lutter contre le fascisme. Lorsqu’ il tente de quitter la France occupée, à travers les Pyrénées, un policier espagnol le menace de le livrer à la Gestapo. Plaisanterie sadique ou  chantage ? Benjamin se suicide, et c’est en hommage à celui qui demeure le plus émouvant symbole de cette école que Marcuse termine « l »homme unidimensionnel » sur un de ces étranges aphorismes :  » c’est par ceux qui sont sans espoir que l’espoir nous est donné »

L’ horizon politique de l’ école de Francfort, c’est donc l’effondrement de la révolution allemande, le triomphe de la réaction, l’espoir révolutionnaire qui meurt sur les charniers espagnols et le dégoût qu’ éveille le stalinisme. Brisant les frontières fictives qui séparent les disciplines, les recherches de ces théoriciens concernent aussi bien la théorie marxiste que la philosophie et la sociologie ou l’esthétique. Si leurs premières études sont consacrées à la constitution du caractère autoritaire et à sa fonction, c’est qu’ ils y trouvent un chemin qui conduit au coeur de la société industrielle et à sa critique radicale; aussi, la « Théorie critique » de l’école de Francfort s’inscrit-elle à côté d’entreprises aussi différentes (mais nées sur le même sol du  » marxisme occidental ») que la théorie utopiste d’Ernst Bloch ou  « Histoire et conscience de classe  » de Lukàcs.

Toutefois, alors que Korsch et Lukàcs, s’efforceront de lier sans cesse leurs analyses théoriques à une pratique politique, les théoriciens de l’école de Francfort demeurent sur le plan de la pure critique. Ni Adorno ni Marcuse ne parviendront à traduire politiquement leurs intuitions, qu’il s’agisse de la « dialectique négative » ou du « grand refus ». Aussi ont-ils été violemment attaqués par les marxistes orthodoxes, et Lukàcs lui-même écrit :  » Vous avez pris des chambres au Grand Hôtel de l’abîme. La chère y est raffinée, le service impeccable, les chambres confortables. La masse des clients se contente de cela et ne va jamais regarder l’abîme. Vous le fixez avec effroi et cela donne du goût à la chère et au confort. »

Pourtant on ne peut nier l’intérêt grandissant que suscitent en Allemagne, en Italie et à présent en France, les travaux issus de l’école de Francfort. Les écrits de Marcuse ne sont pour rien dans les évènements de mai 1968, pas plus que les écrits d’Adorno n’expliquent la formation de l’extrême gauche allemande. Mais les étudiants ont trouvé en eux la justification théorique de leur révolte. Nostalgie romantique d’une révolution impossible ou redécouverte, par-delà tous les structuralismes et les compromissions, de la puissance de la pensée dialectique ?

La « Théorie critique » ne prétend pas fournir des réponses, des principes ‘action, mais une arme théorique : la critique dialectique. C’est le plus grand mérite d’Adorno que d’avoir réhabilité la puissance de cette pensée en affirmant que, tant que le règne de la liberté n’est pas réalisé, elle conserve face aux fausses rationalités tous ses droits. Loin de nier la nécessité de l’engagement politique, elle estime qu’il est d’abord nécessaire de montrer les brèches par lesquelles la société peut être attaquée. Par-delà la résignation ou l’optimisme,elle assigne à la philosophie une tâche thérapeutique. Le marxisme n’est pas pour elle un système achevé ou un discours magique qui fait violence aux faits pour qu’ ils entrent dans la théorie, mais une problématique ouverte, une école de lucidité.

JEAN-MICHEL PALMIER.

Qu’est-ce que la folie ?

Dimanche 11 mai 2008

ron.jpgRonald D. Laingdavidcooper.jpgDavid Cooper

Article paru dans le journal Le Monde, le 22 novembre 1971 

* L’EQUILIBRE MENTAL, LA FOLIE ET LA FAMILLE, de R.D Laing et A. Esterson, Maspéro, 220 p.,

traduit de l’anglais par M. Laguilhommie, 18 F 10.

* SOI ET LES AUTRES, de R.D. Laing, Gallimard, 236 p., traduit de l’anglais par G. Lambrichts, 19 F.

* NOEUDS, de R. D. Laing, Stock, 90 p., traduit de l’anglais par C. Elsen. 28 F.

* GUERIR LA VIE, de Rger Gentis, Maspéro, 110 p. 11 F. 80

Peu de mouvements, peu d’écoles, depuis la découverte de la psychanalyse, ont soulevé autant de polémiques, de passions, que l’antipsychiatrie. Considérés par certains comme des « psychiatres gauchistes » qui confondent l’approche scientifique de la maladie et la conviction sentimentale, accusés de provoquer « un naufrage de la psychiatrie », une  » navrante régression », un  » retour au charlatanisme  » (1) Ronald D. Laing et David Cooper incarnent, pour beaucoup, la possibilité d’une psychiatrie plus humaine se refusant à relayer les institutions répressives, mais qui comprenne le malade au lieu de l’ interner et de le rejeter. La publication en France de trois nouveaux ouvrages de Ronald D. Laing, l’ Equilibre mental, la Folie et la Famille, Soi et les autres, Noeuds, qui font suite à la Politique de l’expérience, le Moi divisé(2) et à un essai de David Cooper, Psychiatrie et antipsychiatrie (3) , ne manquera pas de susciter de nouvelles controverses.

En refusant de comprendre la maladie hors du réseau fantasmatique social et politique qui enserre l’individu, les antipsychiatres esquissent une critique radicale de la société moderne et de ses institutions; en refusant d’étiqueter le  » fou » et de le rejeter derrière les murs de l’asile, ils remettent en question les critères de la  » normalité « ;  en dénonçant la violence légale d’une société qui se déclare  juge et norme de tout comportement et de toute réalité, ils donnent un sens nouveau à la question dont Antonin Artaud fut le prophète : si ce n’est pas seulement l’individu, mais la vie elle- même, qu’il s’agit de « guérir » ne faut-il pas reconnaître, derrière le masque de la psychose, le visage angoissant de notre propre aliénation ?

Les multiples visages de l’aliénation

Le mouvement est né à Londres, vers 1960. Plusieurs psychiatres et psychanalystes, unis par un même refus de l’institution psychiatrique, décident de confronter leurs expériences dans le traitement des schizophrènes. Leur références ne sont pas seulement psychiatriques, mai politiques et philosophiques : ils se réclament de Freud, mais aussi de Marx, de Sartre, de Husserl, de Kierkegaard et de Heidegger.

David Cooper, médecin-chef à Londres, le premier qui tente une expérience « révolutionnaire » en milieu asilaire, regroupe de jeunes schizophrènes : le but est que  les malades sortent de leur apathie et organisent eux-mêmes leur vie. L’hostilité des infirmiers fait de cette expérience un échec. A partir de 1965, Laing et Esterson fondent la Phidadelphia Association, qui tente d’élaborer une psychiatrie non répressive. Le mouvement se politise rapidement et lorsque, en 1967, les antipsychiatres tiennent leur congrès sur la dialectique de la libération,  toutes les institutions  sociales et les multiples visages de l’aliénation moderne seront critiqués. Les figures les plus importantes de la nouvelle gauche américaine participent à ce congrès : Carmichael, Marcuse, Paul Goodmann. Au cours des discussions, on parle de Freud, mais aussi du Vietnam, du Living Theâtre, des provos.

La publication du rapport sur Kingsley Hall (Londres) suscitera les premières polémiques. Dans cet « hôpital », aucune contrainte n’est imposée aux malades, on n’ y administre aucun « tranquillisant », on se lève et on mange quand on en a envie on fait l’amour avec qui on veut. Il n’y a plus de malades mais des individus qui ont cherché refuge dans cette communauté, car la vie leur était devenue impossible. De telles innovations soulèvent non seulement l’indignation des psychiatres, mais des habitants du quartier dont les enfants lapident les murs de l’ »hôpital ».

Si de nombreux psychiatres s’accordaient sur la nécessité d’une réforme des structures asilaires, bien peu acceptaient qu’ elle ouvre sur une critique de la société  et de la « folie » elle-même. Pourtant, on ne peut comprendre l’audience  que rencontra l’antipsychiatrie sans tenir compte du faisceau de recherches dont elle était l’aboutissement : une réflexion philosophique sur le statut du  » fou » dans la culture occidentale; une critique de l’aliénation, issue du marxisme et développée par l’Ecole de Francfort (Marcuse, en particulier) et la nouvelle gauche américaine; un doute sur la valeur et la normalité des institutions, issu des recherches socio-psychanalytiques de Fornari et de Mendel ; la dénonciation de l’ oppression qu’exercent la famille, qui emprisonne, et la raison qui condamne.

En France, dans deux pamphlets, les Murs de l’Asile et Guérir la vie, Roger Gentis reprenait les thèmes de l’antipsychaitrie avec beaucoup de verve et une rare sincérité. Là encore, on retrouvait l’ombre d’Artaud.

La violence de l’institution psychiatrique commence avec le diagnostic qui fige une « expérience » en « maladie » et en « délire ». Prolongeant la violence de l’homme « normal » qui décide de ce qui est « pathologique » et « scandaleux », elle se poursuit avec l’internement qui contraint un individu à accepter le rôle qu’on a préparé pour lui : celui d’un être passif, inutile, obéissant. L’ attitude de la famille, qui opère le premier rejet, se trouve confirmée par l’asile. On fuit un père brutal et une mère possessive pour retrouver un infirmier- »flic » et un psychiatre qui « sait tout », « connaît tout », sauf les conditions réelles dans lesquelles a surgi la maladie. Aboli comme individu, le malade n’est plus qu’un objet. On trouve encore à travers les traitements actuels une volonté de « médicaliser le non – médical » selon le mot de Maud Mannoni, comme si le malade n’était qu’une machine détraquée que l’on puisse remettre en marche à l’aide de quelques substances chimiques. Aussi, les antipsychiatres, en refusant  structure asilaire, s’efforcent-ils de redonner au malade son autonomie et la possibilité d’organiser sa vie dans une communauté thérapeutique.

Les analyses sociologiques et phénoménologiques qui composent les deux volumes de Laing,  » l’Equilibre mental » et « Soi et les autres » prennent pour point de départ la schizophrénie, psychose dont l’origine est inconnue et qui sert à justifier la plupart des internements. Laing ironise sur la diversité et la variété des symptômes dont elle est censée rendre compte. Le schizophrène, remarque-t-il, est souvent un individu  « qui  agit d’une façon anormale du point de vue de ses proches et du nôtre ». On se rappelle le cas étonnant cité par Cooper d’un jeune anglais, interné comme schizophrène à la demande de sa famille et dont le comportement « anormal » et « scandaleux » se limitait à avoir : a) cassé une tasse de thé; b) claqué la porte d’entrée; c) frappé du pied, une seule fois, mais avec énergie, dans l’allée du jardin !

L’ensemble des cas analysés dans l’Equilibre mental, la folie et la famille montre que l’on ne peut comprendre la maladie hors du contexte familial, social et politique qui l’éclaire. La maladie mentale est toujours une réponse à une situation sans issue, et cette absence d’issue caractérise l’aliénation moderne. Etudiant onze familles de schizophrènes, Laing et Esterson montrent que ce sont les réactions excessives de la famille qui ont poussé l’individu vers la maladie et que la famille est aussi malade que l’individu qu’on interne.

Politique et mysticisme

On connaît la violence des attaques lancées par les antipsychiatres. Laing écrit que « nous sommes tous des assassins et des prostituées à quelque culture, à quelque société, à quelque classe ou nation que nous appartenions, si normaux ou évolués que nous nous croyions« . Le malade refuse d’être enterré vivant car il a compris que « toutes nos vies sont mises en boîte du berceau à la tombe ». La maladie reflète, ainsi, et reproduit toutes les contradictions de notre monde social et politique.

Quelle que soit l’acuité de ces analyses, il est difficile d’en accepter toutes les conclusions. D’abord l’approche théorique est parfois décevante. Dans Soi et les autres, Laing se propose moins de donner une explication des troubles du schizophrène que de rendre intelligible à chacun son comportement en faisant appel à des approches poétiques et littéraires, fondées notamment sur la phénoménologie de Sartre. Les fragments de discours du schizophrène alternent avec les poèmes de Blake ou les sentences de Rilke; l’ angoisse du naufrage individuel, l’effroi qui marque  l’effondrement d’un monde intérieur, échappent au regard médical et sont confrontés à l’angoisse de Huis clos et aux Nègres de Jean Genet. Les relations fausses qui enchaînent le malade à son corps et à autrui se révèlent identiques à celles qui unissent les prostituées du Balcon à leur misère et les Séquestrés d’Altona au cauchemar historique. On voit ainsi que les médiations entre les contradictions sociales et l’inconscient individuel sont souvent simplifiées à l’extrême. Que notre société soit aliénée, qu’ elle soit malade d’agressivité, d’angoisse et de sadisme sans que nul ne songe à interner les chefs d’Etat fascistes et paranoïaques, Fornari et Marcuse l’ont bien montré. Mais faut-il,pour autant, réduire les cas de « folie » individuelle à cette aliénation sociale ?

Toute l’ambiguité de l’antipsychiatrie tient à ce qu’elle semble hésiter entre une négation radicale de la maladie (il n’y a pas de schizophrènes, dit Cooper) et une conception mystique de celle-ci ( le schizophrène est est un « poète étranger » à notre époque; sa maladie est une « expérience trancendentale », affirme Laing).

On ne peut vaincre une méfiance légitime à l’égard des développements mystiques et pseudo-philosophiques qu’on trouve un peu partout dans le ouvrages de Laing. Hölderlin, Van Gogh, Strindberg : l’accès vers un au-delà mythique.

La psychanalyse a eu elle aussi avec Jung ses tentations mystiques. Espérons que les excès de Laing ne sont que les symptômes d’adolescence d’un mouvement d’une importance capitale.

JEAN-MICHEL PALMIER

(1) Voir le Monde des 12 et 16 février 1971 et du 19 mai 1971.

(2) Stock, 1969.

(3) Le Seuil, 1970.

 » Noeuds »

Haïssant dans son délire ce qu’il aime en secret, le paranoïaque va nier grammaticalement tous les termes de la proposition « je l’aime ». Refusant le verbe, il s’écriera :  » je l’aime, non je ne l’aime pas, je le hais, parce qu’il me hait« ; refusant le sujet, il projettera son désir sur autrui : » je l’aime, non je ne l’aime pas, ce n’est pas moi qui l’aime, c’est elle qui l’aime »; refusant l’objet, il en inventera un nouveau:  » je l’aime,, non je ne l’aime pas, ce n’est pas lui que j’aime, c’est elle que j’aime ».

Laing s’est sans doute souvenu de ces renversements étonnants analysés par Freud (1) en composant cesNoeuds de relation d’amour, de haine, de fantasme et de rêve qui constituent l’expérience d’autrui et qu’il nous laisse à méditer, dans le vertige et l’angoisse qu’ils suscitent. Rencontrer autrui, c’est frôler la solitude d’un inconscient. Quelle que soit la relation, celle des amants, celle de la mère à l’enfant, du psychiatre au malade, nul n’échappe à cette solitude. A travers une série de renversements, de fuites, de court-circuits, le « je » fait l’expérience de l’autre dans une aliénation réciproque. Mon désir me fait entrer dans le cercle du désir de l’autre, et je ne sais plus si désirer, c’est vouloir être désiré, me sentir désiré, ou désirer que l’autre se sente désiré.

Qui gagne ? qui perd ? Personne, car finalement ce jeu triste, souvent cruel, s’est joué sans nous. Je reste seul, tout comme l’autre qui ne m’a pas connu, et qui ne peut pourtant exister sans moi. En le quittant, je perds mon image et la sienne m’obsède à l’infini. Si je me retourne vers lui, il me pétrifie, si je reste auprès de lui, il me tue. On songe au Saint Genet, de Sartre, à Mon coeur mis à nu de Baudelaire devant les sourires tristes qui ponctuent chacun de ces noeuds. J.-M. P.

Cercle vicieux

Cela Blesse Jack

de penser

que Jill pense qu’il la blesse

en étant blessé

de penser

quelle pense qu’il la blesse

en la faisant se sentir coupable

de le blesser

en pensant (elle)

qu’il la blesse

en étant blessé (lui)

de penser

qu’elle pense qu’il la blesse

par ce fait que

da capo sine fine.

« La politique de la folie »; classes sociales et sytème asilaire

Dimanche 4 mai 2008

pinel.jpg  Dr Philippe Pinel

 Article paru dans Le Monde

* La politique de la folie.

Stock. 218 pages, 20 F.

Peinture au vitriol du système asilaire, la Politique de la folie, de Bernard Cuau et Denise Zigante, n’est pas un livre sur l’anti-psychiatrie, bien qu’elle se situe dans le prolongement des travaux de Laing et de Cooper. Les auteurs ne proposent aucune nouvelle « théorie » de la schizophrénie, ou de son rapport au capitalisme, et n’ont aucune conception « philosophique » de la maladie mentale.

Leur objectif est plus simple, plus profond : lever un coin du rideau, du linceul, dont on a enveloppé le malade, qu’il s’agisse de la psychiatrie officielle ou de la philosophie, et montrer la misère sordide qui se cache derrière lui. Pour la première fois peut-être on découvre ce que signifie l’irruption de la maladie mentale dans une famille pauvre, l’entrée à l’asile et la vie quotidienne de celui que l’on interne. Des faits, des statistiques, des textes de lois sont là pour détruire tout bavardage humanitaire et tout romantisme.

 » selon que vous serez puissant ou misérable… » 

Un beau jour le comportement d’un homme ou d’une femme devient bizarre, le sens de ses paroles n’est plus très clair. Il paraît prostré, se coupe de son entourage et, surtout ne peut plus travailler. Alors on s’interroge et on s’inquiète. Du « qu’est-ce qu’il a? », on passe peu à peu au : « il faudrait qu’il se soigne ». Bientôt, un incident, une peur et on appelle la police. C’est l’entrée dans « la machine psychiatrique ». Si le malade est seul, la voie policière est la plus directe. S’il a une famille, on songe à consulter un spécialiste. L’ennui c’est qu’il ne se déplace pas et que le malade a peur du dispensaire et de l’hôpital. Le recours au psychiatre, au psychanalyste, à la clinique privée, est réservé aux gens aisés. N’est-il pas étonnant de trouver quatre vingt dix huit  psychiatres dans le XVIème arrondissement et un seul dans le XXème ?

La lutte de classe traverse aussi le cabinet du psychiatre. Un patient appartenant à la classe privilégiée a plus de chances d’entrer en psychothérapie, et le psychiatre sera plus tenté de prononcer le diagnostic de psychose. Comment le psychiatre pourrait-il interpréter le geste d’un travailleur immigré qui  menacé son logeur avec un couteau parce qu’il lui réclamait encore de l’argent autrement que comme une « bouffée délirante » ou un symptôme psychotique ?

Quant à l’ouvrier, il est évident que le recours à la psychanalyse lui est impossible. Aussi, la seule réalité, face à la maladie c’est la peur. Juges et victimes vont se trouver emportés par la logique du système. Ne pouvant avoir recours à la psychothérapie, à la clinique privée, il ne reste que l’asile.

Trois voies sont possibles : l’entrée libre, le placement volontaire et le placement d’office. Bernard Cuau et Denise Zigante montrent qu’il s’agit, en fait, de simples illusions. Dès que l’individu arrive à l’hôpital, il perd toute liberté et toute autonomie, et ne pourra que très difficilement recouvrer sa liberté. On grave sur le dos de l’homme une loi qu’il ne peut voir : le diagnostic.

Des faits ? Ils sont, hélas! nombreux et il est probable qu’ils sont tous vrais. Pinel libérant les enchaînés de Bicêtre est devenu l’image d’Epinal. Mais les conditions d’existence à l’asile sont toujours désastreuses : vieillards ligotés deux par deux, enfants nus et recroquevillés sur le carrelage, femmes enchaînées à des bancs, attaches de cuir sous les draps, qui tiennent les poignets et chevilles, ou camisole chimique demeurent des procédés psychiatriques sinon thérapeutiques. Mais l’horreur vraie n’est pas dans l’accumulation de détails honteux et sordides mais dans la solitude, l’abandon, le désespoir total du malade. Aussi, la Politique de la folies’inscrit-elle à l’encontre de tant de travaux récents sur la schizophrénie, qui font de Marx et de Freud les derniers gadgets à la mode et oublient ce que signifie l’existence du malade mental interné, – et sa lente progression vers la mort.

Cette critique politique de la vie quotidienne du malade, des lois qui régissent son statut, de la répartition des hôpitaux psychiatriques en France, cette description du caractère sordide de l’existence asilaire, du problème économique de la maladie mentale, est exemplaire. Elle prolonge la critique que Reich ébauchait à Vienne, dans la banlieue rouge, lorsqu’il constatait que dans les classes laborieuses la maladie mentale est encore plus effrayante. Car « elle prend l’aspect de la tragédie grotesque qu’elle est réellement ».

JEAN-MICHEL PALMIER

Une remarquable incompréhension Par le Dr Escoffier-Lambiotte (en réponse à l’article ci-desus)

          La psychiatrie reste encore une « pathologie de l’invisible » et les progrès en plein essor des travaux, entre tous difficiles, concernant la chimie du cerveau commencent seulement à en éclairer certains aspects.
          L’expression particulière du « fait psychiatrique », l’anxiété présente à des degrés divers au fond de chaque individu, font que tous les Français se considèrent comme « experts » en psychologie ou en psychopathologie, au même titre  que les commères ou les diafoirus du passé pour l’ensemble des maladies.
         Les conquêtes scientifiques de ce demi-siècle ont peu à peu arraché au champ de l’ésotérisme et de la subjectivité la quasi-totalité de la pathologie…
          Le charlatanisme, l’incompétence et l’incompréhension se trouvent ainsi et peu à peu confinés aux derniers secteurs d’ombre qu’elle peut encore offrir. Tel est le cas de la neuro-psychiatrie, où l’imbrication évidente du « terrain » et de l’ »environnement » complique encore des données placées en outre et sur le plan historique dans un contexte politico-social singulier.
          Le pamphlet que Bernard Cuau et Denise Zigante conscrent à « la folie » est un modèle de cette »remarquable incompréhension du public« , que stigmatisaient, il y a quelques jours, les participants d’un débat organisé sur le thème général de la responsabilité psychiatrique.
          La confusion l’y dispute à l’ignorance, à l’art du maniement des données, de l’interprétation tendancieuse ou de l’extrapolation injustifiée.
          Les hôpitaux psychiatriques, dont beaucoup ont fort heureusement été ouverts et modernisés, y apparaissent toujours comme des culs-de-basse-fosse, où « les malades sont enchaînés à même le sol « …, enfermés de force par une répression proprement policière. D’ailleurs, ces malades n’en sont pas …puisque ce ne sont pas eux qui ont des problèmes, mais le groupe dans lequel ils vivent : le « malade  » est en effet, « celui qui a perdu la clé politique de ses contradictions « . Puisque la « psychiatrie est politique », la première thérapie pour ceux qui sont à l’asile, « c’est de ne pas les rendre prisonniers d’un savoir, de ne pas les enfermer dans le discours de la science (…)  ». Et il faut, bien sûr, « tout tenter pour retirer le privilège de l’intervention aux psychiatres bourgeois « .
          Ce sont donc  » des ouvriers et des paysans qui n’ont reçu aucune formation psychiatrique  » qui « écouteront  » les « fous  » et les soigneront. Leur « position de classe  » leur permet, c’est bien clair, « de comprendre certains mécanismes psychogènes  » qui échappent absolument au psychiatre.
          Que l’enfermement silencieux qui scellait les malades au dix-neuvième siècle dans leur vie d’aliéné n’ait été qu’un trop long scandale, c’est vrai. Mais le drame de la psychiatrie moderne n’est plus dans ce rappel historique : il réside aujourd’hui dans le choix des attitudes et des prescriptions, nées précisément de pouvoirs et de possibilités thérapeutiques nouveaux encore insuffisants, mais, dans nombre de cas, remarquablement efficaces. C’est un sel simple, le lithium, et non un discours politique qui a mis fin à l’interminable martyr des psychoses périodiques. Combien suivaient, depuis dix ou quinze ans, des traitements psychanalytiques inopérants…
          Le vrai scandale, ce n’est pas le « psychiatrocentrisme  » naïvement dénoncé par « La Politique de la folie « , mais, à l’opposé, l’insuffisance radicale et inquiétante des moyens dont dispose la France, tant pour la recherche que pour la thérapeutique dans un secteur qui représente à l’heure actuelle, et à lui seul, le quart de toutes les mises en invalidité.
          Le plus mauvais service que l’on puisse rendre à la cause psychiatrique est de l’éloigner encore du support objectif qui devient peu à peu le sien
pour en faire un discours – mieux, un argument – politico-philosophico-social, – où les vrais problèmes ne sont nulle autre part compris ou abordés, faute d’information.
          Bernard Cuau et Denise Zigante sont, hélàs ! tombés dans ce piège, et s’il est souvent vrai que  » les fous, dont les paroles restent toujours sans écho et les questions sans réponses, ne savent en général rien de leur maladie, pas même son nom … », ce n’est certes pas leur pamphlet qui leur apprendra quoi que ce soit.

Dr Escoffier-Lambotte

Correspondance

«  La Politique de la folie « 

A la suite des articles de Jean-Michel Palmier et du docteur Escoffier-Lambiotte sur le livre de Bernard Cuau et Denise Zigante :  » La politique de la folie » (« Le Monde des livres » du 15 mars 1974), nous avons reçu de M. Charles Fry (paris), une lettre dont nous extrayons les passages suivants :
C’est en tant que « soigné », ou ex-soigné, comme on voudra, que, pour une fois, je veux que l’on m’accorde la parole. (…)
Je peux dire (mais me croira-t-on ?) que le livre en question fait partie des deux ou trois livres rencontrés après mon séjour en asile et dont je me suis dit qu’ils m’auraient justement évité ce séjour, si j’avais eu cette chance de les lires avant. Parce que ces deux ou trois livres aussi m’ont expliqué, une bonne fois pour toutes, pourquoi j’y suis allé.
Comme me l’explique Bernard Cuau, je suis devenu fou un jour parce que j’avais perdu la clé politique de mes contradictions. J’étais jeune à l’époque, j’étais mystifié encore par l’idéologie bourgeoise, excusable.
A l’asile, j’ai vu des infirmiers « corriger » physiquement des malades. Les malades, je les ai vus avant, devant la peur de l’électrochoc ou bien complètement abrutis, sans réflexes parce que bourrés de médicaments.
Après ce genre d’expérience en tout cas, qui demeure la mienne, qu’on appelle tout cela psychose ou schizophrénie me paraît depuis cette période-là (de mon internement) sans grand intérêt. Ce qui m’intéresse, par contre, c’est que d’autres, au moment où j’écris, continuent, sans aucun recours, à subir ce genre de traitement. De quoi sont-ils victimes en fin de compte? De quoi le fus-je moi-même, sinon du capitalisme? (…)
Les anti-psychiatres m’expliquent (familialisme) que je suis allé à l’asile par erreur, parce que toute ma famille bourgeoise était atteinte, qu’en l’occurrence, j’ai servi de bouc-émissaire, qu’on va donc s’occuper de nous tous en même temps, hors de l’asile, à la maison. Alors, moi je veux bien. Mais pourquoi ma famille seulement ? Pourquoi pas mon patron aussi ? qui finit par me rendre dingue en me parlant toute la journée de ses nouvelles voitures alors que je n’ai jamais eu les moyens de me payer un vélomoteur ? Pourquoi pas la société capitaliste, répressive, médico-policière en son entier, dans laquelle la famille, qui porte certes sa part de responsabilité, n’est qu’un simple relais parmi d’autres : la télé, l’école bourgeoise, la publicité, les études de marché, la pornographie, forme subtile et bourgeoise de la répression sexuelle, etc? La société schizophrène. (…)

D’autre part, le Dr Romain Liberman, neuro-psychiatre (Dijon), nous a adressé la lettre suivante :

Les commentaires dédiés à l’ouvrage de Bernard Cuau et Denise Zigante en disent long sur l’étendue du fossé qui sépare les psychiatres de tous les horizons des non-psychiatres, médecins y compris, dans leur analyse respective du fait psychiatrique.
Jean-Michel Palmier utilise le discours philosophique pour traiter d’un sujet dont la dimension médicale lui échappe totalement. Je n’en veux comme preuve que cette affirmation selon laquelle le psychiatre ne pourrait interpréter « le geste d’un travailleur immigré qui a menacé son logeur avec un couteau parce qu’il lui réclamait encore de l’argent autrement que comme « une bouffée délirante » ou un symptôme psychotique. »
Le diagnostic psychiatrique c’est quand même autre chose
, n’en déplaise à J-M Palmier, qui projette dans ses interrogations les fantasmes communs à tous les non-psychiatres concernés peu ou prou par la folie.
De son côté, Claudine Escoffier-Lambiotte n’hésite pas à utiliser le discours scientifique pour occulter complètement et définitivement la dimension philosophico-historique de la maladie mentale et du fait psychiatrique. Je n’ en veux pour preuve que son affirmation très contestable selon laquelle « c’est un simple sel, le lithium, et non un discours politique, qui a mis fin à l’interminable martyr des psychoses périodiques. Combien suivaient depuis dix ou quinze ans des traitements psychanalytiques, inopérants... ». Les trois points de suspension donnant la mesure des griefs de mon excellent confrère à l’égard de la psychanalyse en particulier et des théories psychogénétiques en général.
Les écrits antérieurs souvent contradictoires de l’un et de l’autre ne font que confirmer leur fâcheuse tendance, commune cette fois-ci, à prendre la partie pour le tout au mépris de la vérité scientifique.
Il faut rendre à César ce qui est à César et laisser aux psychiatres le soin d’analyser le fait psychiatrique de l’intérieur, car leur formation spécifique, même imparfaite, voire paradoxale, les porte tout naturellement à mieux entreprendre cette démarche. Si des non-psychiatres s’autorisent à commenter des ouvrages psychiatriques sur le plan littéraire, socio-politique ou autre, c’est leur affaire, mais qu’ils évitent alors d’y introduire des déductions partiales et fallacieuses qui, de toute façon, se situent hors de leur champ, à moins de commencer par le commencement et de se former à la psychiatrie ! Le champ de la psychiatrie dépasse le champ de la médecine, mais ne saurait lui être étranger.

 [NDLR – Nous tenons à faire remarquer que notre collaborateur J-M Palmier ne faisait que reprendre dans son comte-rendu un exemple cité dans « la Politique de la folie », ouvrage que notre correspondant prend moins en considération pour les faits qu’ il dénonce que pour le débat qu’il a suscité.]

L’ethnocide à travers les Amériques

Dimanche 4 mai 2008

200110.jpg     Jean Malaurie   

robertjaulin.jpg  Robert Jaulin

Article paru dans Le Monde du 24 novembre 1972 

* Le livre blanc de l’ethnocide en Amérique, Fayard, 431 p., 45 F.

* De l’ethnocide  Coll. »10-18″, 447 pages, 10 F

Après la Paix blanche (1), ce livre fascinant qui montrait à travers l’étude des indiens Motilones de la frontière du Vénézuela et de la Colombie qu’il existait des formes de massacre plus subtiles que le génocide, telle la pratique de l’ethnocide,  ce néologisme désignant les ravages commis dans les cultures indigènes par la prétention de notre civilisation à être universelle – Robert Jaulin – nous propose deux volumes de documents et d’analyses à verser au procès qu’avec d’autres ethnologues il invente à l’Occident.

La lecture de ces neuf cents pages laisse une impression accablante. Partout la rencontre avec la culture blanche s’est traduite par un bain  de sang, la misère, les maladies, l’acculturation et la mort. Par delà le rappel de l’extermination pure et simple menée contre les peuplades indiennes, il y a la description d’une pratique d’autant plus sournoise qu’elle se veut innocente, qui consiste à nier l’altérité, la spécificité des autres cultures, à les anéantir en voulant les intégrer et les « civiliser ». Cette mort si généreusement répandue nous prive de quelque chose d’indéfinissable, qui transparaît à chaque page de ces volumes lorsqu’ils évoquent les cultures indiennes : un certain sentiment de la vie, du rapport avec les autres, avec le monde que nous avons bafoué et que nous ne retrouverons jamais plus.

De l’Alaska à la Terre de feu

Historiens, juristes, géographes, ethnologues sont unanimes à reconnaître que la rencontre des Blancs avec les indiens des Amériques fut une longue suite d’assassinats, de vols et de déportations. Lorsqu’elles n’étaient pas physiquement anéanties, les populations indiennes se voyaient contraintes d’adopter les valeurs, les coutumes des Blancs, ce qui signifiait à plus ou moins brève échéance, leur mort ou leur auto-destruction. La moindre perturbation de leur équilibre écologique était mortelle. Shirley Keith retrace les grandes étapes de la colonisation américaine – la charrue et le fusil – et montre comment, avec l’appui du gouvernement américain, s’est perpétré l’assassinat de l’Indien. Jean Malaurie trace le même tableau sinistre pour les peuples autochtones du Grand Nord. Disloqués, brisés, des Esquimaux se trouvent réduits à la misère (ils avaient atteint parfois un haut niveau de rendement grâce à la pêche et à la chasse) par suite d’une série de mesures stupides qui, sous prétexte de les « civiliser », détruit leur habitat et leurs coutumes. La colonisation de l’Amérique du Sud fut aussi sanglante que celle de l’Amérique du Nord. Même cruauté, même cupidité, même incompréhension dans l’approche de ces cultures indigènes. Parfois, comme au Mexique, le problème indien s’identifia au problème agraire : on a massacré avec les Indiens tous les paysans qui refusaient de donner leurs terres et Octavio Paz résume admirablement ce mouvement de la colonisation lorsqu’il écrit que « l’on sacrifiait la réalité aux mots et l’on abandonnait les hommes de chair et de sang à la voracité des plus forts ». Le Pérou et la Bolivie connurent la même histoire sanglante qui se perpétue de nos jours encore avec le massacre presque légal des Indiens d’Amazonie : tout se passe comme si ces peuples qui avaient édifié des cultures étonnantes étaient frappés de mort dès qu’ils entraient en contact avec la civilisation blanche, comme une momie que l’on exposerait au soleil.

Personne n’est innocent

La richesse de ces deux volumes, c’est qu’ils nous montrent non seulement comment s’est effectué ce massacre des Indiens d’Amérique et de leurs cultures, mais aussi comment s’est constitué  corrélativement la bonne conscience occidentale. Il ya aurait une histoire de la différence anthropologique et culturelle à écrire comme celle de l’ Histoire de la folie, de Michel Foucault, pour comprendre comment la culture occidentale, certaine de sa supériorité, n’ a cessé de nier la différence. Personne n’est innocent. Ecrivains, philosophes, missionnaires, tous ont pris part à ce  massacre. Les mythes du bon et du mauvais sauvage, de Robinson et de Vendredi sont autant de préméditations de l’ethnocide, tout comme l’action des missionnaires, incapables de thématiser leurs observations, de compredre la structure sociale des peuples qu’ils voulaient « évangéliser ».

Il est certes impossible de réparer ce désastre. Peut-être est-il temps encore de l’arrêter en ne se joignant pas à tous ceux qui considèrent la mort des cultures indiennes comme un phénomène irréversible.

Vers une redécouvertes des Amériques ?

« On n’a jamais découvert l’Amérique, on l’a niée » affirme Roger Renaud. Il est temps de reconsidérer à travers le rapport de l’histoire à l’ethnocide ce que nous avons nous même perdu en détruisant ces cultures. Le mythe de l’Indien qui resurgit dans la littérature américaine, la glorification des lambeaux de culture indienne par la jeunesse du power flower en sont autant de symboles. On éprouve un étrange sentiment en lisant, par exemple, la Proclamation dite d’Alcatraz, adressée au gouvernement américain par des représentants des différentes tribus indiennes, qui occupèrent en 1969 l’ilôt rocheux et improductif d’Alcatraz, réclamant le droit de s’y établir afin d’y créer un musée indo-américain, une école indienne, un centre d’écologie et un centre spirituel qui montreraient aux Américains la beauté de tout ce qu’ils avaient tué. Chez ces peuples, qui s’éteignent dans la maladie, le chant et les danses, il y a la réponse à certanes de nos questions. Non seulement l’Indien paisible et persécuté, demeure aujourd’hui l’un des plus grands symboles de la liberté, mais la rencontre des Blancs et des Indiens des Amériques aurait pu être une source d’enrichissement profond. En niant l’Indien, on a nié un certain sentiment du monde et de la vie, étrange et fascinant, qui, depuis l’enfance et  dans nos rêves les plus profonds, ne cesse de nous hanter.

JEAN-MICHEL PALMIER

Le coeur glacé de l’Europe

Samedi 3 mai 2008

jeanduvignaud.jpg Jean Duvignaud

Article paru le lundi 26 novembre 1973 dans le Nouvel Observateur.

Dans nos villes étouffantes, tous les dieux sont morts et nous avons perdu le sens du délire, de la création et de la fête. Dans deux livres d’une insolite beauté, Jean Duvignaud s’efforce de faire revivre ce monde irrémédiablement perdu.

FETES ET CIVILISATIONS par Jean Duvignaud Weber., 190 p., 55 F

LE LANGAGE PERDU par Jean Duvignaud, PUF., 228 p., 40 F.

Comment parler de fête sans la tuer.  » Fêtes et Civilisations » n’est ni une simple étude sociologique de la fête ni une monographie ethnologique. C’est un gigantesque kaléïdoscope qui confronte notre existence occidentale à celle des autres peuples, qui olige chacun à s’arrêter quelques instants pour regarder l’Indienne échévelée des faubourgs de La Paz danser dans la rue, seule, tandis qu’une noce qui pourrait être celle des  »Petits Bourgeois » de Brecht  s’engouffre, sans un regard pour elle, dans une maison basse. Que signiife la fête, pour nous, aujourd’hui ? A-t-elle encore un sens ? Où la découvrr dans la tristesse de nos bals de banlieues et nos spectacles pétrifiés ?

Il y a quelque chose de mort, de glacé, de pourri dans le coeur de l’Européen. Il a non seulement perdu un certain sens de la communauté, du rêve , du délire, de la création et de la destruction, mais il ne peut même plus regarder ces « sociétés primitives » que comme « touriste » ou « ethnologue ». Son espace devient clos , il étouffe dans ses villes sans connaître l’espace magique de l’ Indien, qui unit dans une même structure de déséquilibre l’organisation du village et les peintures faciales. Cet espace magique, il le piétine sans même le voir. dans ces rites fascinants, de la mort et de la vie, il n’a vu que superstitions absurdes et barbarie.

Ausi, Jean Duvignaud s’efforce-t-il de faire renaître, de la juxtaposition de photographies, admirablemet choisies, et de commentaires, ce monde que nous avons irrémédiablement perdu. Il nous conduit dans les favelas du Brésil, dans les rues de La Paz, confrontant une foule bariolée qui envahit les rues aux kermesses du moyen-Age immortalisées par les tableux de Bruegel. Partout, même dans la misère la plus sordide, il redécouvre cette puissance de la fête, du jeu, de la transgression, de la libératon du corps que tant de jeunes d’aujourd’hui, dans le décor des H.L.M. et des gratte-ciel, s’efforcent désespérément de retrouver, de Woodstock à Gimmie Shelter.

A travers toutes ces images, c’est un dialogue entre la mort, la vie et le rêve qu’il fait renaître. Il existe des fêtes effrayantes et même sanglantes, mais toutes, mêmes les plus cruelles, sont encore des hymnes à la vie. Beaucoup ont disparu et ne sont plus que des légendes redécouvertes par les fêtes chrétiennes, et il faut en chercher la trace dans les montagnes « car les bergers conservent plus longtemps que les autres des sons ailleurs perdus ».

Un paganisme de pacotille

Rechercher ce sens de la fête, c’est explorer ses symboles, ses multiples dimensions, qu’il s’agisse du masque, celui de la tragédie grecque, celui de l’Africain, ou de la danse, et montrer pourquoi, si l’ Occident est le pays où tous les dieux sont morts, ils ont entraîné aussi les fêtes dans leur sillage. Elles ne connaîtront plus comme résurrection mythique, qu’un paganisme de pacotille comme celui de la Saint-Jean nazie de Munich. Car, dans cette longue procession de symboles et d’images, la politique n’est pas absente : elle s’inscrit au coeur de la Révolution française, de la Commune comme de Mai 68.

C’est pourquoi Jean Duvignaud propose une nouvelle définition de l’essence de la fête: elle n’est pas « une constante de la civilisation« , elle est imprévisible et ne connaît aucune loi. Triste ou joyeuse, privée ou publique, elle est présente dans l’érotisme du couple comme la célébration du culte du maïs par les Indiens pueblos. Elle n’illustre pas la culture mais la menace et la conteste. Refoulée, elle surgit encore plus violente pour affirmer envers et contre tout le pouvoir absolu de la subversion. Car la fête ne postule même pas la survie du groupe et de la société. Si les lendemains de carnaval ont un goût de cendre et de sang, c’est que la fête est un tête-à-tête avec la mort.

C’est dans un tout autre univers que nous conduit  » le Langage perdu ». Le livre s’ouvre sur un récit d’une étonnante tristesse.  Jean Duvignaud analyse les impressions qui l’ont assailli lors de son retour à Chébika, petit village du Maghreb où il commença, il y a dix ans, l’enquête qui devait donner naissance au film de Bertucelli, « Remparts d’argile  » (tourné enAlgérie). Rien n’a changé en apparence, les maisons sont toujours adossées à la falaise, les homes en djellaba blanc et bleu poursuivent leur travaux. La pauvreté est toujours aussi sordide, face au désert, et dans les ruelles on rencotre les mêmes hommes, plus émaciés et plus usés par le temps. Quant aux vieux, ils reposent dans le sable et les pierres du cimetière, ramenés à cette pourriture, dont Marx dit qu’elle est le fait premier de la culture et de la nature.

Non, le village n’a pas changé et c’est ce qui donne cette impression de dérisoire : la modernisation que l’on a voulu implanter, sans ménager une tansition avec les anciennes structures, s’est soldée par un échec. Et c’est à partir de cette confrontation entre les souvenirs et le présent de Chébika que Duvignaud ébauche une longue réflexion sur l’ anthropologie :  » Ce que nous a appris l’expérience de Chébika, c’est que l’enquêteur occidental loyal avec lui même n’est qu’un reflet de la réalité qu’il interroge. »

Une logique trop sécurisante

Cette réflexion, Duvignaud va la poursuivre en évoquant tous ceux qui ont fondé cette anthropologie et qui nous ont appris, chacun à sa manière, à reconnaître les différences : Morgan, Lévy-Bruhl, Frobenius, Malinowski et Lévi-Strauss. Morgan écrit au moment où un certain capitaine Cody, plus connu sous le nom de Buffalo Bill, entreprend le masssacre des bisons pour nourrir les ouvriers qui construisent la ligne de chemin de fer Atlantique-Pacifique, et où se cristallise dans toute l’Europe, grâce à son cirque, la légende du Far West.

C’est l’agonie de la civilisation indienne qui s’accomplit au moment où Morgan tente de comprendre ce monde qui vient de s’effondrer et étudie les relations de parenté des Iroquois. Lévy-Bruhl, qui renia à la fin de sa vie certaines de ses conceptions les plus célèbres, est peut -être le premier philosophe à découvrir la différence et le relativisme en prenant conscience de la multiplicité des types et des genres sociaux.

Assurément le laboratoire de ses premiers travaux ne fut pas le terrain mais le cabinet de réflexion, la bibliothèque de la Sorbonne. C’est par l’introspection et la confrontation des documents que Lévy-Bruhl, comme Freud, met en question la sécurité et la routine de la pensée. S’il ne reconnaît pas les droits de la pensée sauvage, il prend conscience de son statut original en tant que « pensée primitive » et par là il détruit une trop sécurisante logique.

Redevenir enfant

Frobenius est à la fois un anthropologue et un préhistorien. Il découvre dans la terre une réalité immobilisée par la mort et part à la recherche de ses vestiges vivants. Son livre  » Destin des civilisations » est l’acte de foi d’un homme qui effectue, sur la civilisation, le même travail que Freud sur le rêve : découvrir, dans ce qui git caché, le secret du devenir d’un ensemble collectif. Débordant la philosophie et l’histoire, il confronte ses théories aux vestiges du passé comme aux peuples méconnus, développe le musée et l’enquête sur le terrain pour élaborer une véritable morphologie des cultures.

Malinowski est le contemporain de Joseph Conrad, l’écrivain -navigateur. On n’a retenu de ses travux que les polémiques ambigües avec Freud et la théorie de l’universalité du complexe d’Oedipe.Mais ilest avant tout le premier ethnologue à pénétrer vraiment dans la trame de la vie collective qu’il étudie. Comme l’écrit Duvignaud, Malinowski cache derrière les théories abstraites de la fin de sa vie  » son immense amertume d’avoir su qu’il existe quelque part un monde où l’homme peut vivre sur un autre système économique, sexuel ou esthétique, sans cesser d’être un homme. »

Est-il besoin de présenter Lévi-Strauss? Son oeuvre s’est si bien insérée dans la culture que l’on ne perçoit plus son inquiétante étrangeté. L’extrême cohérence des derniers livres fait oublier l’expérience de « Tristes Tropiques », celle d’un intellectuel parisien, gibier de camps de concentration, qui s’en allait vers les Indiens, fasciné par ces mondes qui, lentement, succombaient à la civilisation industrielle, désespéré de n’en pouvoir saisir que des bribes, trop heureux qu’elles existent encore. Le paradoxe, c’est que parti d’Europe pour trouver un monde différent, il y retrouve, comme le remarque Duvignaud,  » les principes d’une logique universelle qui supprime la différence. »

Il est impossible de résumer en quelques lignes la richesse des analyses que propose Duvignaud dans cette tentative pour ressaisir ce « Langage perdu », celui des groupes humains réduits au silence. A chaque page il nous rappelle que si la métaphysique consiste à répondre aux questions des enfants (Groethuysen), l’anthroplogue, s’il veut aborder des cultures et des sociétés différentes, doit lui-même accepter de redevenir un enfant, de mourir à sa propre culture pour renaître de nouveau.

JEAN-MICHEL PALMIER

Gérard Mendel, Christian Vogt : Le Manifeste éducatif. Contestation et socialisme

Vendredi 2 mai 2008

290930.jpg Le Manifeste Educatif

 Article publié dans le Monde du 25 janvier 1974

Payot; 307 pages, 12,20 F

Le Manifeste éducatif de Gérard Mendel et Christian Vogt donne l’exemple de ce que peut être une « psychanalyse militante » lorsqu’elle s’attaque aux problèmes sociaux et politiques. L’éducation est ici un terrain propice à l’application des  principes et des méthodes de la socio-psychanalyse élaborés par Gérard Mendel.  Celui-ci dégage les multiples implications de l’idéologie autoritaire, fondant ses analyses aussi bien sur Marx que sur Reich et Freud. Christian Vogt présente de son côté  une excellente étude critique de l’éducation en France : il confronte les principes théoriques de la socio-psychanalyse avec les projets les plus récents de réforme de l’éducation.   J-M P