Bruno Bettelheim
Article paru dans Le Monde des livres en 1972
* Evadés de la vie. Le traitement des troubles affectifs chez l’enfant,
traduit de l’américain par Françoise Chazelas, Fleurus, 638 pages, 58 F
* Dialogues avec les mères, traduit de l’américain par Théo Carlier. Laffont, 307 pages, 27 F
* La folie des autres, par Geneviève Jurgensen. Laffont, 319 pages, 32 F
Inconnue, l’oeuvre de Bettelheim ne l’est certainement plus depuis la publication, en 1969, de la Forteresse vide (1) cette magistrale étude de l’univers des enfants psychotiques. Les Blessures symboliques (2), investigation qui nous conduit aux limites de la psychanalyse et de l’ethnologie, les Enfants du rêve (3), analyse des méthodes d’éducation dans un kibboutz, L’amour ne suffit pas(4), mise en question des méthodes d’éducation occidentales, ont suscité aussi de nombreux commentaires. L’étrangeté de l’oeuvre de Bettelheim est à l’image de son auteur : né en 1903 à Vienne, il étudia l’histoire de l’art et de la philosophie avant de devenir élève de Freud. Il fut déporté en 1938 à Dachau et à Buchenwald.
Deux ouvrages de Bettelheim récemment traduits en français, Evadés de la vie et Dialogues avec les mères, auxquels s’ajoute une étude de Geneviève Jurgensen, la Folie des autres, récit de sa rencontre avec Bettelheim et de l’expérience vécue à son école orthogénique en tant qu’éducatrice, permettent d’approfondir la connaissance d’une oeuvre qui apparaît déjà comme l’une des plus importantes de la psychiatrie contemporaine.
La maison de verre
Bettelheim a rappelé très souvent, notamment dans le Coeur conscient(5), comment il a élaboré le concept de « situation extrême ». Observant ses camarades des camps de concentration, il constate que le psychisme des déportés répondait à l’environnement terrifiant par des réactions psychotiques, à tel point qu’ils finissent par s’identifier à la volonté des SS. De cette expérience, il tire une méthode thérapeutique qu’il ne cessera d’approfondir : un environnement extrêmement favorable peut permettre de renverser le processus psychotique.
Nommé à la fin de l’année 1944, principal de l’école orthogénique Sonia- Sankhman de l’université de Chicago, il y introduit les théories psychanalytiques et les transformations structurelles nécessaires. Rien n’est laissé au hasard, comme le montre la première partie des Evadés de la vie. L’ école n’est pas un asile, tout au plus un refuge destiné à permettre à l’enfant psychotique de réinvestir le monde qu’il a quitté. C’est à la fois un microcosme et une mini société, avec son code moral, ses lois, ses valeurs et ses références qui souvent nous déconcertent. Sur ce point, le livre de Geneviève Jurgensen est riche d’informations. Cette jeune orthophoniste française, passionnée par la lecture de la Forteresse vide, décide de devenir coûte que coûte éducatrice auprès de Bettelheim. Elle y parvient, après avoir été son étudiante, et décrit l’expérience fascinante que fut pour elle son entrée dans l’école. Dans cet univers clos, peuplé d’enfants, de fantasmes, de cris et de rêves, chaque silence, chaque geste, chaque parole est lourd de sens. Educateurs et malades vivent dans une étroite communauté. Chaque enfant doit rester au moins trois ou quatre années pour que le traitement soit efficace. Il peut tout exprimer, ses terreurs, ses angoisses, ses désirs d’agression, car la thérapie repose sur la sincérité affective, la confiance, l’apprentissage de la réciprocité.
Quatre cas
La Forteresse vide, avec le récit bouleversant du cas Joey, l’enfant-machine, nous proposait une synthèse des méthodes thérapeutiques de Bettelheim et de ses écrits théoriques.
La publication des Evadés de la vie comble des lacunes essentielles. Ces quatre thérapies d’enfants psychotiques se veulent au monde de la psychose ce que sont les Cinq psychanalysesde Freud à celui de la névrose. John, Mary, Paul et Harry, les quatre enfants analysés, sont très différents. Harry est un délinquant, John souffre de troubles psychosomatiques, Paul est un psychotique atteint d’ »hospitalisme » et Mary est une jeune schizophrène.
Pourtant, de nombreuses analogies se retrouvent dans leurs histoires. Ils sont issus de familles perturbées et ont été abandonnés très jeunes aux soins des institutions. Leur comportement est souvent violent et agressif. lorsque Bettelheim les reçoit, ces sont effectivement des « évadés de la vie ». Paul n’a connu que l’orphelinat. Sa mère, angoissée et culpabilisée, le terrorise de ses fantasmes. Même lorsqu’il est soigné, elle craint qu’on utilise son enfant pour une vivisection. Mary vole dans les magasins et blesse gravement les autres enfants. John, enfant chétif, reflète l’angoisse de ses parents et exprime par des vomissements son refus du monde extérieur. Quant à Harry, il multiplie les fugues et les effractions, mendiant dans les rues ou essayant d’enflammer les cheveux de sa petite soeur.
Le premier travail de la psychothérapie consiste à sécuriser les enfants et à comprendre leurs angoisses et leurs frustrations. Il s’agit d’établir un contact avec l’autre, avec le réel qui permettra à la personnalité de se restructurer. Un jouet, des aliments, un chien, un ballon, y suffisent parfois. C’est par la relation affective qui lie l’enfant à son éducatrice qu’une évolution sera possible. De ces enfants condamnés à l’asile, Bettelheim a fait progressivement des êtres responsables, capables de dépasser les frustrations qu’ils ont subies pour conquérir cette vie qu’on leur avait volée, ou à laquelle ils avaient renoncé. Car elle n’était qu’un décor de terreur et d’angoisses.
Les questions de Socrate
Pourtant Bettelheim nous renseigne peu sur les mécanismes de la psychose de l’enfant et sur son origine possible. Une confrontation avec les travaux de Mélanie Klein s’impose souvent. Si les cas analysés sont des guérisons par restructuration de la personnalité, on ignore presque tout des mécanismes de cette restructuration. Bettelheim ne propose pas une théorie complète des phénomènes qu’il analyse. Les frustrations infantiles, la relation à la mère, sont seulement mentionnées comme essentielles à la compréhension des psychoses infantiles. Dans ses cours comme dans ses livres, Bettelheim semble avoir fait sienne la maïeutique de Socrate. Il ne répond pas aux questions dont il ignore les réponses, mais il en pose de nouvelles, en espérant que celles-ci permettront aux autres de poser les vraies questions. On comprend l’ étonnement de ses étudiants de Chicago lorsque, s’attendant à écouter un cours magistral sur la psychologie du nouveau-né, Bettelheim leur demande seulement ce que, à leur avis, ressent la mère lorsqu’un bébé pleure et lorsqu’il ne pleure plus. Lui même avoue tout ignorer de cette question qu’il juge capitale. Telle est aussi la démarche qui guide les Dialogues avec les mères. On connaît la boutade de Freud à des parents lui demandant des conseils pour éduquer leurs enfants : » Comme vous voudrez, de toute façon ce sera mal. » Bettelheim reprend en quelque sorte cette maxime. On chercherait en vain dans ces dialogues des conseils et des prescriptions. C’est une admirable leçon de modestie que donne Bettelheim à ceux qui l’interrogent. Loin de vouloir encourager les mères à lire les classiques de la psychologie de l’enfant et de l’éducation, il leur conseille une attention constante à tous les menus faits qui, à chaque instant, sans même que l’on s’en doute, marquent la vie d’un enfant et décident de son destin: « chaque incident isolé peut très bien ne pas avoir de répercussion particulièrement importante, mais il est étonnant de constater à quel point l’ensemble de ces petites expériences finit par rendre une vie heureuse ou malheureuse. Et tout cela se passe sans que rien de vraiment très grave, en bien ou en mal, se soit jamais produit. »
JEAN-MCHEL PALMIER.
(1) Gallimard, 1969
(2) Gallimard, 1971
(3) Laffont
(4) Fleurus, 1971
(5) Laffont,
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