Coupure du Monde du 12 avril 72 à propos de la sortie de l’ouvrage de Kostas Axelos aux Editions de Minuit collection « Arguments », 117 pages, 15 fr : *POUR UNE ETHIQUE PROBLEMATIQUE
La pensée de Kostas Axelos n’est pas seulement la recherche des articulations multiples qui s’ imposent aujourd’hui, au sein de la modernité, entre les grandes oeuvres philosophiques passées – Héraclite, Hegel, Nietzsche et Heiddeger, – le marxisme et la psychanalyse, mais la tentative de les unir en une interrogation tourbillonnante. Héraclite et la philosophie, Marx penseur de la technique, Vers la pensée planétaire, Arguments d’une recherche, le jeu du Monde (1) constituent les étapes de ce questionnement qui s’enrichit aujourd’hui de cet essai: Pour une éthique problématique, réflexion d’une rare lucidité sur le problème de l’éthique dans son rapport avec la détresse moderne.
D’ emblée, Axelos brise toutes les images, héritées de la tradition latine, chrétienne et kantienne qui ne voient dans l’éthique qu’ un système de règles morales rapportées à l’action. Loin de se confondre avec la morale, l’ éthique désigne le lieu où s’accomplissent et meurent toutes les grandes décisions de l’existence. Héraclite en donnait la dimension, lorsque, dans son dénuement extrême, à des étrangers qui le comtemplaient se chauffant près d’un four à pain, il s’écriait : » là aussi se tiennent les dieux! ». L’éthique s’enracine dans toutes les grandes puissances originelles de la vie et du monde, le jeu de la terre, la magie, la poésie, la philosophie et la science. Elle s’affirme aujourd’hui comme la constatation désespérée que la vraie vie est absente et que rien ne semble annoncer l’aube d’un nouveau monde.
L’ homme sans étoile
La réflexion d’Axelos, pessimiste et radicale laisse peu de choses intactes. Si la perspective d’un salut n’a cessé d’obséder la pensée traditionnelle, du christianisme au marxisme : Savoir absolu hégélien, surhomme de Nietzsche, communisme intégral ou dévoilement de l’Etre pour Heidegger, peut-être est-il temps, aujourd’hui, de reconnaître qu’aucune réponse définitive, religieuse, métaphysique ou politique – n’ a été donnée et qu’elle est même impossible. Les idéaux se sont révélés être des masques vides n’ouvrant que sur l’ennui, la pourriture et la mort. Du Christ à l’Antéchrist, de Marx à Heidegger, des rêves utopistes au gauchisme spontané, on n’entrevoit aucune remise en question fondamentale capable d’assumer cette détresse moderne. Aussi la question d’Axelos se claque-t-elle sur celle d’ Hölderlin : » A quoi bon une éthique en temps de détresse? » Que peut-on en exiger ?
L’ avenir rique fort d’être celui du « dernier homme », de « l’homme unidimensionnel », de l’ennui et de l’ abêtissement généralisé. La médiocrité et l’ insignifiance menacent de s’imposer comme lois. Non seulement l’homme n’enfantera plus d’étoile, mais on voit mal à quoi pourrait servir un nouvel idéal, dans cet univers de béton, de bonheur illusoire et d’auto-satisfaction.
Axelos ne voit aucun salut dans la révolte. Qui se révolte et au nom de quoi?Il n’en voit pas non plus dans la philosophie, qui a sombré depuis longtemps dans la sécheresse universitaire. peut-être au sein de cette détresse est-il seulement temps d’apprendre à jouer – non seulement le jeu de chaque vie, mais du monde tout entier, de retrouver l’innocence de l’enfant Héraclite.
Ce pessimisme sans esthétisme et sans complaisance rappelle souvent celui de Walter Benjamin, mais d’un Benjamin qui aurait remplacé par le jeu l’image de la violence apocalyptique. Rendre problématique l’éthique, ce n’est ni la nier ni la remplacer par une nouvelle, tout aussi illusoire, c’est l’ouvrir aux possibilités qui demeurent encore cachées: celles du jeu, du jeu de la vie et de la mort, de la joie et de détresse, de la destruction et de la création, de la tristesse et des rêves qui s’inscrivent dans la chair du monde. « Tout prête à rire, mais personne nerit. Peut-être parce que tout le monde est ridicule. »
Excès de pessimisme ou lucidité ? C’est au lecteur de conclure. Mais ce livre violent, chaleureux, agressif ne saurait laisser indifférent : il est profond et il est neuf. Il ne s’achève ni dans la résignation, ni dans le pathos mais dans une sorte de sérénité – aussi grecque qu’Axelos: « Parler, penser, travailler, lutter, aimer, mourir – adonnez-vous à tout cela, sans fanatisme aveugle, sans tiède cécité – en jouant. »
Jean-Michel Palmier
(1) Tous ces ouvrages ont été publiés dans la collection « Arguments » aux éditions de Minuit.
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