Archive pour avril 2008

L’ oeuvre de Bruno Bettelheim : des enfants évadés de la vie

Mercredi 30 avril 2008

        Bruno Bettelheim                 Bruno Bettelheim

Article paru dans Le Monde des livres en 1972

* Evadés de la vie. Le traitement des troubles affectifs chez l’enfant, 

traduit de l’américain par Françoise Chazelas, Fleurus, 638 pages, 58 F

* Dialogues avec les mères, traduit de l’américain par Théo Carlier. Laffont, 307 pages, 27 F

* La folie des autres, par Geneviève Jurgensen. Laffont, 319 pages, 32 F

Inconnue, l’oeuvre de Bettelheim ne l’est certainement plus depuis la publication, en 1969, de la Forteresse vide (1) cette magistrale étude de l’univers des enfants psychotiques. Les Blessures symboliques (2), investigation qui nous conduit aux limites de la psychanalyse et de l’ethnologie, les Enfants du rêve (3), analyse des méthodes d’éducation dans un kibboutz, L’amour ne suffit pas(4), mise en question des méthodes d’éducation occidentales, ont suscité aussi de nombreux commentaires. L’étrangeté de l’oeuvre de Bettelheim est à l’image de son auteur : né en 1903 à Vienne, il étudia l’histoire de l’art et de la philosophie avant de devenir élève de Freud. Il fut déporté en 1938 à Dachau et à Buchenwald.

Deux ouvrages de Bettelheim récemment traduits en français, Evadés de la vie et Dialogues avec les mères, auxquels s’ajoute une étude de Geneviève Jurgensen, la Folie des autres, récit de sa rencontre avec Bettelheim et de l’expérience vécue à son école orthogénique en tant qu’éducatrice, permettent d’approfondir la connaissance d’une oeuvre qui apparaît déjà comme l’une des plus importantes de la psychiatrie contemporaine.

La maison de verre

Bettelheim a rappelé très souvent, notamment dans le Coeur conscient(5), comment il a élaboré le concept de « situation extrême ». Observant ses camarades des camps de concentration, il constate que le psychisme des déportés répondait à l’environnement terrifiant par des réactions psychotiques, à tel point qu’ils finissent par s’identifier à la volonté des SS. De cette expérience, il tire une méthode thérapeutique qu’il ne cessera d’approfondir : un environnement extrêmement favorable peut permettre de renverser le processus psychotique.

Nommé à la fin de l’année 1944, principal de l’école orthogénique Sonia- Sankhman de l’université de Chicago, il y introduit les théories psychanalytiques et les transformations structurelles nécessaires. Rien n’est laissé au hasard, comme le montre la première partie des Evadés de la vie. L’ école n’est pas un asile, tout au plus un refuge destiné à permettre à l’enfant psychotique de réinvestir le monde qu’il a quitté. C’est à la fois un microcosme et une mini société, avec son code moral, ses lois, ses valeurs et ses références qui souvent nous déconcertent. Sur ce point,  le livre de Geneviève Jurgensen est riche d’informations. Cette jeune orthophoniste française, passionnée par la lecture de la Forteresse vide, décide de devenir coûte que coûte éducatrice auprès de Bettelheim. Elle y parvient, après avoir été son étudiante, et décrit l’expérience fascinante que fut pour elle son entrée dans l’école. Dans cet univers clos, peuplé d’enfants, de fantasmes, de cris et de rêves,  chaque silence, chaque geste, chaque parole est lourd de sens. Educateurs et malades vivent dans une étroite communauté. Chaque enfant doit rester au moins trois ou quatre années pour que le traitement soit efficace. Il peut tout exprimer, ses terreurs, ses angoisses, ses désirs d’agression, car la thérapie repose sur la sincérité affective, la confiance, l’apprentissage de la réciprocité.

Quatre cas

La Forteresse vide, avec le récit bouleversant du cas Joey, l’enfant-machine, nous proposait une synthèse des méthodes thérapeutiques de Bettelheim et de ses écrits théoriques.

La publication des Evadés de la vie comble des lacunes essentielles. Ces quatre thérapies d’enfants psychotiques se veulent au monde de la psychose ce que sont les Cinq psychanalysesde Freud à celui de la névrose. John, Mary, Paul et Harry, les quatre enfants analysés, sont très différents.  Harry est un délinquant, John souffre de troubles psychosomatiques, Paul est un psychotique atteint d’ »hospitalisme » et Mary est une jeune schizophrène.

Pourtant, de nombreuses analogies se retrouvent dans leurs histoires. Ils sont issus de familles perturbées et ont été abandonnés très jeunes aux soins des institutions. Leur comportement est souvent violent et agressif. lorsque Bettelheim les reçoit, ces sont effectivement des « évadés de la vie ». Paul n’a connu que l’orphelinat. Sa mère, angoissée et culpabilisée, le terrorise de ses fantasmes. Même lorsqu’il est soigné, elle craint qu’on utilise son enfant pour une vivisection. Mary vole dans les magasins et blesse gravement les autres enfants. John, enfant chétif, reflète l’angoisse de ses parents et exprime par des vomissements son refus du monde extérieur. Quant à Harry, il multiplie les fugues et les effractions, mendiant dans les rues ou essayant d’enflammer les cheveux de sa petite soeur.

Le premier travail de la psychothérapie consiste à sécuriser les enfants et à comprendre leurs angoisses et leurs frustrations. Il s’agit d’établir un contact avec l’autre, avec le réel qui permettra à la personnalité de se restructurer. Un jouet, des aliments, un chien, un ballon, y suffisent parfois. C’est par la relation affective qui lie l’enfant à son éducatrice qu’une évolution sera possible. De ces enfants condamnés à l’asile, Bettelheim a fait progressivement  des êtres responsables, capables de dépasser les frustrations qu’ils ont subies pour conquérir cette vie qu’on leur avait volée, ou à laquelle ils avaient renoncé. Car elle n’était qu’un décor de terreur et d’angoisses.

Les questions de Socrate

Pourtant Bettelheim nous renseigne peu sur les mécanismes de la psychose de l’enfant et sur son origine possible. Une confrontation avec les travaux de Mélanie Klein s’impose souvent. Si les cas analysés sont des guérisons par restructuration de la personnalité, on ignore presque tout des mécanismes de cette restructuration. Bettelheim ne propose pas une théorie complète des phénomènes qu’il  analyse. Les frustrations infantiles, la relation à la mère, sont seulement mentionnées comme essentielles à la compréhension des psychoses infantiles. Dans ses cours comme dans ses livres, Bettelheim semble avoir fait sienne la maïeutique de Socrate. Il ne répond pas aux questions dont il ignore les réponses, mais il en pose de nouvelles, en espérant que celles-ci permettront aux autres de poser les vraies questions. On comprend l’ étonnement de ses étudiants de Chicago lorsque, s’attendant à écouter un cours magistral sur la  psychologie du nouveau-né, Bettelheim leur demande seulement ce que, à leur avis, ressent la mère lorsqu’un bébé pleure et lorsqu’il ne pleure plus. Lui même avoue tout ignorer de cette question qu’il juge capitale. Telle est aussi la démarche qui guide les Dialogues avec les mères. On connaît la boutade de Freud à des parents lui demandant des conseils pour éduquer  leurs enfants :  » Comme vous voudrez, de toute façon ce sera mal. » Bettelheim reprend en quelque sorte cette maxime. On chercherait en vain dans ces dialogues des conseils et des prescriptions. C’est une admirable leçon de modestie que donne Bettelheim à ceux qui l’interrogent. Loin de vouloir encourager les mères à lire les classiques     de la psychologie de l’enfant et de l’éducation, il leur conseille une attention constante à tous les menus faits qui, à chaque instant, sans même que l’on s’en doute, marquent la vie d’un enfant et décident de son destin: « chaque incident isolé peut très bien ne pas avoir de répercussion particulièrement importante, mais il est étonnant de constater à quel point l’ensemble de ces petites expériences finit par rendre une vie heureuse ou malheureuse. Et tout cela se passe sans que rien de vraiment très grave, en bien ou en mal, se soit jamais produit. »

JEAN-MCHEL PALMIER.

(1) Gallimard, 1969

(2) Gallimard, 1971

(3) Laffont

(4) Fleurus, 1971

(5) Laffont,

Ernst BLOCH et « le manteau magique de Faust »

Dimanche 27 avril 2008

Ernst Bloch Ernst Bloch

Coupure d’article publié dans Le Monde en 1972

* »La Philosophie de la Renaissance »,  traduit de l’allemand par Pierre Kamnitzer; Petite Bibliothèque Payot, 183 pages, 10,15 F

On ne regrettera jamais assez que les oeuvres principales d’Ernst Bolch - l’Esprit de l’Utopie  (1), Principe espérance, l’Héritage de ce temps - n’aient pas encore été traduites en français. Son livre sur Thomas Münzer, théologien de la révolution (2), portrait fascinant du réformateur ennemi de Luther, et Traces (3), fragment de prose poètique entre le rêve  et la réalité, ne donnent qu’une image incomplète de l’oeuvre monumentale de ce penseur qui, à l’âge de quatre-vingt-dix ans continue d’exercer une influence profonde sur la jeunesse allemande. Aussi faut-il souligner l’intérêt de cette traduction des cours que donne Bloc sur la Philosophie de le Renaissance. On y retrouve la constellation des grands thèmes qui jalonnent son oeuvre.

Profondément lié au courant expressionniste, Bloch n’a cessé d’affirmer la puissance révolutionnaire du rêve, de la révolte romantique, de l’utopie. L’oeuvre de ce marxiste hétérodoxe, de cet athée mystique, est une variation presque musicale sur les mêmes thèmes. Cette Philosophie de la Renaissancen’est pas un chapitre d’histoire de la philosophie. Si Bloch étudie les grands courants théoriques qui ont marqué la Renaissance, c’est pour y trouver, comme Nietzsche chez les Pré-socratiques, de « grandes individualités », des « possibilités  de vie ».

S’ il accorde une grande importance aux bouleversements économiques et  techniques – développement du capitalisme, ascension de la bourgeoisie, progrès  de la science, glorification  du travail – il voit surtout, dans la Renaissance, une ardeur , un sentiment d’immensité et d’infini, inconnus auparavant.

Les philosophes sont pour lui des conquistadores qui brisent les vieilles idoles, créent des valeurs nouvelles. Giordano Bruno porte sur ses épaules « le manteau magique de Faust », Campanella est le poète de la finitude et du néant. Lorsque Bloch veut montrer ce qui sépare la Renaissance allemande de la Renaissance italienne, il ne peut s’empêcher d’ opposer des paysages : le ciel de la Méditerranée et les forêts humides et pluvieuses couvertes de nuages.

JEAN-MICHEL PALMIER. 

(1) à paraître chez Gallimard.

(2) Julliard, 1964.

(3) Gallimard, 1968.

Une éthique pour un temps de détresse-les interrogations de Kostas Axelos

Dimanche 27 avril 2008

Kostas Axelos Kostas Axelos

Coupure du Monde du 12 avril 72 à propos de la sortie de l’ouvrage de Kostas Axelos aux Editions de Minuit collection « Arguments », 117 pages, 15 fr : *POUR UNE ETHIQUE PROBLEMATIQUE

La pensée de Kostas Axelos n’est pas seulement la recherche des articulations multiples qui s’ imposent aujourd’hui, au sein de la modernité, entre les grandes oeuvres philosophiques passées – Héraclite, Hegel, Nietzsche et Heiddeger, – le marxisme et la psychanalyse, mais la tentative de les unir en une interrogation tourbillonnante. Héraclite et la philosophie, Marx penseur de la technique, Vers la pensée planétaire, Arguments d’une recherche, le jeu du Monde (1) constituent les étapes de ce questionnement qui s’enrichit aujourd’hui de cet essai: Pour une éthique problématique, réflexion d’une rare lucidité sur le problème de l’éthique dans son rapport avec la détresse moderne.

D’ emblée,  Axelos brise toutes les images, héritées de la tradition latine, chrétienne et kantienne qui ne voient dans l’éthique qu’ un système de règles morales rapportées à l’action. Loin de se confondre avec la morale, l’ éthique désigne le lieu où s’accomplissent et meurent toutes les grandes décisions de l’existence. Héraclite en donnait la dimension, lorsque, dans son dénuement extrême, à des étrangers qui le comtemplaient se chauffant près d’un four à pain, il s’écriait :  » là aussi se tiennent les dieux! ». L’éthique s’enracine dans toutes les grandes puissances originelles de la vie et du monde, le jeu de la terre, la magie, la poésie, la philosophie et la science. Elle s’affirme aujourd’hui comme la constatation désespérée que la vraie vie est absente et que rien ne semble annoncer l’aube d’un nouveau monde.

L’ homme sans étoile

La réflexion d’Axelos, pessimiste et radicale laisse peu de choses intactes. Si la perspective d’un salut n’a cessé d’obséder la pensée traditionnelle,  du christianisme au marxisme : Savoir absolu hégélien, surhomme de Nietzsche, communisme intégral ou dévoilement de l’Etre pour Heidegger, peut-être est-il temps, aujourd’hui, de reconnaître qu’aucune réponse définitive, religieuse, métaphysique ou politique – n’ a été donnée et qu’elle est même impossible. Les idéaux se sont révélés être des masques vides n’ouvrant que sur l’ennui, la pourriture et la mort. Du Christ à l’Antéchrist, de Marx à Heidegger, des rêves utopistes au gauchisme spontané, on n’entrevoit aucune remise en question fondamentale capable d’assumer cette détresse moderne. Aussi la question d’Axelos se claque-t-elle sur celle d’ Hölderlin :  » A quoi bon une éthique en temps de détresse? » Que peut-on en exiger ?

L’ avenir rique fort d’être celui du « dernier homme », de « l’homme unidimensionnel », de l’ennui et de l’ abêtissement généralisé. La médiocrité et l’ insignifiance menacent de s’imposer comme lois. Non seulement l’homme n’enfantera plus d’étoile, mais on voit mal à quoi pourrait servir un nouvel idéal, dans cet univers de béton, de bonheur illusoire et d’auto-satisfaction.

Axelos ne voit aucun salut dans la révolte. Qui se révolte et au nom de quoi?Il n’en voit pas non plus dans la philosophie, qui a sombré depuis longtemps dans la sécheresse universitaire. peut-être au sein de cette détresse est-il seulement temps d’apprendre à jouer – non seulement le jeu de chaque vie, mais du monde tout entier, de retrouver l’innocence de l’enfant Héraclite.

Ce pessimisme sans esthétisme et sans complaisance rappelle souvent celui de Walter Benjamin, mais d’un Benjamin qui aurait remplacé par le jeu l’image de la violence apocalyptique. Rendre problématique l’éthique, ce n’est ni la nier ni la remplacer par une nouvelle, tout aussi illusoire, c’est l’ouvrir aux possibilités qui demeurent encore cachées: celles du jeu, du jeu de la vie et de la mort, de la joie et de détresse, de la destruction et de la création, de la tristesse et des rêves qui s’inscrivent dans la chair du monde. « Tout prête à rire, mais personne nerit. Peut-être parce que tout le monde est ridicule. »

Excès de pessimisme ou lucidité ? C’est au lecteur de conclure. Mais ce livre violent, chaleureux, agressif ne saurait laisser indifférent : il est profond et il est neuf. Il ne s’achève ni dans la résignation, ni dans le pathos mais dans une sorte de sérénité – aussi grecque qu’Axelos: « Parler, penser, travailler, lutter, aimer, mourir – adonnez-vous à tout cela, sans fanatisme aveugle, sans tiède cécité – en jouant. »

Jean-Michel Palmier

(1) Tous ces ouvrages ont été publiés dans la collection « Arguments » aux éditions de Minuit.